Dans un rapport sur le onzième recensement des États-Unis (1890) — Extra Census Bulletin, no 2, 20 avril 1891 —, le directeur du Census Bureau Robert P. Porter annonce la disparition de la frontière de peuplement. Deux ans plus tard, dans un exposé présenté devant la Société américaine d’histoire (Chicago, 12 juillet 1893), l’historien Frederick J. Turner commence par citer le rapport, avant de s’interroger sur la place de la frontière dans l’histoire américaine. Le texte forme le premier chapitre d’un livre publié en 1920 — The Frontier in American History. « L’idée directrice qui inspire tout l’ouvrage, écrit René Rémond dans une préface à l’édition française (1963), tient en quelques propositions. L’Ouest explique toute l’histoire américaine. La notion de la frontière — cette limite mouvante qui sépare les régions peuplées de celles qui attendent de l’être, qui marque l’extrême avance de la société civilisée — est la clé de l’évolution des États-Unis. Le peuplement des terres vides de l’Ouest a formé la nation et modelé le caractère américain : toutes les caractéristiques de la société en procèdent : l’individualisme, l’énergie, le dynamisme, la démocratie, l’idéalisme, le radicalisme. La frontière a affranchi les États-Unis de la dépendance à l’égard de l’Europe. » Dans son discours d’acceptation prononcé au Memorial Coliseum de Los Angeles le 15 juillet 1960, John F. Kennedy fait de la frontière le mot d’ordre de sa présidence : « Car je me tiens se soir face à l’ouest sur ce qui fut autrefois la dernière frontière. […] et nous nous trouvons aujourd’hui devant une nouvelle frontière — la frontière des années 1960… »
Dans un bulletin récent, le directeur des recensements tirait, pour l’année 1890, les importantes conclusions suivantes : « Jusqu’en 1880, notre pays avait une frontière de peuplement. Mais actuellement, la région non peuplée a éclaté en de si nombreux petits îlots de population que l’on ne distingue pratiquement pas de frontière. La frontière, en ce qui concerne son étendue, son recul vers l’Ouest et autres éléments de cette nature, ne peut donc plus faire l’objet d’un recensement. » Cette brève déclaration officielle marque la fin d’un grand mouvement historique. De ses origines jusqu’à nos jours, l’histoire des États-Unis fut surtout l’histoire de la colonisation du « Great West ». L’existence d’une zone de terres vacantes, son recul continu et la progression des pionniers vers l’Ouest expliquent l’expansion américaine.
Au-delà des institutions et des formes constitutionnelles se trouvent les forces vitales qui les engendrent et les façonnent pour leur permettre de s’adapter à un contexte mouvant. Ce qui fait l’originalité des institutions américaines, c’est précisément ce besoin d’adaptation aux changements qui se produisent chez un peuple en pleine expansion — qu’il s’agisse des changements impliqués par la traversée d’un continent, la conquête d’un désert ou la transformation, à chaque stade de cette marche en avant, de conditions économiques et politiques rudimentaires en une vie urbaine complexe. Calhoun disait en 1817 : « Notre pays est grand, et il se développe rapidement — j’allais dire trop rapidement. » Il mettait ainsi le doigt sur le caractère spécifique de la vie américaine. Tous les peuples se développent ; on connaît la théorie politique en germe. Toutefois, pour la plupart des nations, ce développement se fait dans une région donnée ; le pays s’agrandit parce qu’il se heurte à d’autres pays en expansion qu’il conquiert. Le cas des États-Unis est différent. Si nous limitons notre analyse à la côte atlantique, nous nous trouvons en présence d’un phénomène courant d’évolution des institutions dans un secteur déterminé. C’est là par exemple que le gouvernement représentatif a fait son apparition, que le gouvernement de type colonial s’est différencié en organes gouvernementaux plus complexes et qu’une société artisanale s’est transformée en une civilisation industrielle. Mais, en outre, chaque fois qu’une nouvelle région est conquise à l’Ouest, nous observons un renouvellement de ce processus évolutif. L’expansion américaine n’est pas exclusivement linéaire. Elle est faite aussi de retours aux conditions de vie primitives, le long d’une frontière mouvante, continuellement en marche vers l’Ouest, et de nouvelles mises en valeur des régions conquises. La « frontière », en Amérique, fut toujours à l’origine de l’évolution sociale. Cette perpétuelle résurrection, cette fluidité de la vie américaine, et l’expansion vers l’Ouest, avec les possibilités nouvelles qu’elle offre et le contact permanent avec une société primitive qu’elle permet, constituent les forces qui ont forgé le caractère américain. C’est le « Great West », et non la côte atlantique, qui éclaire toute l’histoire des États-Unis. Le conflit esclavagiste, qui retient tout particulièrement l’attention d’auteurs comme le Pr von Holst, occupe une place importante dans l’histoire des États-Unis en raison même de ses rapports directs avec l’expansion vers l’Ouest.
La frontière correspond à la limite extérieure de cette progression, au point de rencontre entre le primitif et la civilisation. On a beaucoup écrit sur la frontière en s’attardant sur les combats et les poursuites qui s’y sont déroulés, mais on a négligé les aspects économiques et historiques sérieux.
On oppose traditionnellement la frontière américaine à la frontière européenne. Tandis que l’une est fortifiée et sépare des pays très peuplés, l’autre se situe aux confins des régions habitées. D’après les recensements, la frontière américaine se trouve à la limite de contrées dont la densité de population est de l’ordre de deux habitants, ou un peu plus, au mille carré. Le terme de « frontière » est élastique et il n’y a pas lieu de le préciser ici. Nous étudierons toute la région de la frontière, y compris les territoires indiens et la marge extérieure de la « zone colonisée » mentionnée dans les recensements. Il n’est pas dans nos intentions de traiter le sujet dans son ensemble. Nous souhaitons seulement attirer l’attention sur ce thème de la frontière, qui est un champ d’investigation fertile, et mettre en lumière certains des problèmes qu’il soulève. […]
La frontière nous légua certaines caractéristiques intellectuelles très importantes, que l’on retrouve parfois dans les ouvrages des premiers voyageurs. Si ces caractéristiques se sont atténuées, elles subsistent encore là où elles sont nées, même lorsqu’un système social plus perfectionné a succédé aux conditions d’existence initiales. L’intellectuel américain doit à la frontière ses traits les plus marquants : de la vigueur jointe à de la curiosité et à de la clairvoyance ; une tournure d’esprit pratique et inventive, prompte à trouver des expédients ; une parfaite maîtrise des choses matérielles impliquant une certaine négligence à l’égard des choses artistiques, mais permettant d’obtenir de grands résultats; une énergie inlassable ; un individualisme foncier au service du bien et du mal, et avec tout cela la vivacité et l’exubérance que donne la liberté. Telles sont les caractéristiques léguées par la frontière et appelées à se répandre en raison de l’existence même de cette frontière. L’Amérique, depuis l’époque où Christophe Colomb naviguait dans les eaux du Nouveau Monde, est devenue synonyme de chances offertes et le peuple américain doit son énergie à la possibilité d’expansion sans fin qui s’offrit à lui, à cette expansion vers l’Ouest qui lui fut même imposée. Il serait imprudent de prétendre que la vie américaine a perdu ce caractère expansionniste. Le mouvement l’a toujours caractérisée ; et à moins que celui-ci n’ait aucun effet sur la formation d’un peuple, l’énergie américaine aura toujours besoin d’un champ d’action accru. Mais les distributions de terres gratuites n’auront plus lieu. La frontière rompt momentanément tout lien avec la coutume, et les contraintes disparaissent. On ne fait toutefois pas table rase. Le contexte américain est là, obstiné, impérieux, ne cessant d’imposer ses conditions. Les habitudes héritées de nos pères sont là aussi. Et pourtant, malgré le milieu, malgré la coutume, chaque frontière a donné des chances nouvelles, en permettant d’échapper à l’emprise du passé. Vigueur et confiance, mépris pour la société précédente, impatience à l’égard des contraintes et des idées que celle-ci imposait, ou bien indifférence vis-à-vis des leçons qu’il y avait à en tirer, caractérisaient chaque frontière. Ce que la Méditerranée fut pour les Grecs, les poussant à rompre avec les habitudes, leur proposant des expériences, des institutions et des activités nouvelles, cela, et même davantage, cette frontière qui battait sans cesse en retraite, le fut pour les États-Unis et, indirectement, pour les nations européennes. Et maintenant, quatre siècles après la découverte de l’Amérique, au terme d’un siècle de vie constitutionnelle, la frontière a disparu, et avec sa disparition a pris fin la première période de l’histoire des États-Unis.
Frederick J. Turner, « L’importance de la frontière dans l’histoire américaine » in La frontière dans l’histoire des États-Unis, trad. française, Paris, PUF, 1963, pp. 1-33,