« Eh bien, c’est un petit volume qui montre que, si Ritter et Guyot pensent que la Terre a fait l’homme, c’est en fait l’homme qui a fait la Terre. » Tels sont les termes dans lesquels George Perkins Marsh (1801-1882), dans une lettre à l’ornithologue Spencer F. Baird du 20 mai 1860, présente le livre qu’il vient de commencer d’écrire. Le titre qu’il se propose de lui donner est explicite : L’homme, pertubateur des harmonies de la nature. Sur le conseil de son éditeur, il opte finalement pour une rédaction plus académique : L’homme et la nature, ou la géographie physique modifiée par l’action humaine (New York, 1864). Philologue et diplomate, George Perkins Marsh entend étudier les « changements produits par l’action de l’homme sur les conditions physiques du globe que nous habitons », l’homme comme « puissance de transformation », « une puissance d’un ordre supérieur à toutes les autres formes de vie animée ». Il se distingue en cela du géographe allemand Carl Ritter (1779-1859) et de son disciple suisso-américain Arnold Guyot (1807-1884) qui examinent avant tout l’influence du milieu naturel sur les sociétés humaines. Selon Gifford Pinchot (1865-1946), dans son autobiographie posthume (1947), L’homme et la nature est un « livre qui fit date », mais sans exercer une influence immédiate : « Marsh fut un homme et son livre un livre ». Il ouvre néanmoins la voie au conservationnisme progressiste de Theodore Roosevelt et annonce la notion d’Anthropocène. On trouvera ci-après une traduction de la préface de l’auteur.
PRÉFACE
L’objet du présent volume est d’indiquer le caractère et, approximativement, l’étendue des changements produits par l’action de l’homme sur les conditions physiques du globe que nous habitons ; de signaler les périls de l’imprudence et la nécessité d’une sage précaution dans toutes les opérations qui, à grande échelle, viennent troubler l’ordre spontané du monde organique ou inorganique ; de suggérer la possibilité et l’importance du rétablissement des harmonies compromises et l’amélioration matérielle des contrées désolées ou épuisées ; et, accessoirement, d’illustrer la doctrine selon laquelle l’homme est, en nature comme en degré, une puissance d’un ordre supérieur à toutes les autres formes de vie animée qui, comment lui, se nourrissent à la table d’une nature généreuse.
Dans les tous premiers stades de la vie, l’homme dépend de la croissance spontanée des animaux et des végétaux pour se nourrir et se vêtir et la consommation qu’il fait de ces ressources diminue nécessairement l’abondance numérique des espèces qui lui sont utiles. Dans les époques plus avancées, il protège et multiplie certaines plantes comestibles, certains volatiles et quadrupèdes, et, dans le même temps, il combat les organismes rivaux qui s’attaquent à ceux qu’il protège ou entravent la multiplication de leur nombre. Ainsi, l’action de l’homme sur le monde organique tend à renverser l’équilibre primitif des espèces ; et, tandis qu’elle réduit le nombre de certaines d’entre elles, ou même les fait entièrement disparaître, elle multiplie d’autres formes de vie animale et végétale.
Le développement de l’agriculture et de l’élevage entraîne un élargissement du domaine de l’homme, en empiétant sur les forêts qui couvraient autrefois la majeure partie de la surface terrestre autrement propre à l’occupation humaine. L’abattage des forêts a eu des conséquences considérables sur le drainage du sol, sur la configuration de sa surface et, probablement aussi, sur le climat local ; et l’importance de la vie humaine comme puissance de transformation est peut-être plus clairement démontrée par l’influence que l’homme a ainsi exercée sur la surface géographique que par tout autre résultat de son effort matériel.
Les terres conquises sur les forêts doivent être drainées et irriguées ; les rives des fleuves et les côtes maritimes doivent être protégées, au moyen de digues artificielles, contre la crue des fleuves et contre les assauts de l’Océan ; et les besoins du commerce exigent l’amélioration des voies naturelles de navigation et la construction de canaux artificiels. Ainsi l’homme est contraint d’étendre sur les eaux instables l’empire qu’il avait déjà fondé sur la terre ferme.
Le soulèvement du lit des mers, les mouvements des eaux et des vents découvrent d’immenses dépôts de sable, qui occupent l’espace utile à la vie humaine et, souvent, par le déplacement de leurs particules, recouvrent les champs de l’activité humaine par des incursions aussi désastreuses que celles de l’Océan. D’autre part, sur nombre de rivages, les dunes sableuses protègent les côtes contre l’érosion des vagues et des courants, et abritent des terres précieuses des vents salés de la mer. L’homme doit donc, tantôt résister, tantôt favoriser la formation et la croissance de ces dunes, et assujettir les sables mouvants et stériles à la même obéissance à sa volonté à laquelle il a soumis d’autres parties de la surface terrestre.
Outre ces procédés anciens et relativement connus d’amélioration matérielle, l’ambition moderne aspire à de plus vastes conquêtes sur la nature physique et l’on conçoit des projets qui éclipsent les entreprises les plus hardies entreprises jusqu’à maintenant pour modifier la surface géographique.
Le caractère naturel des divers domaines où l’industrie humaine a produit de si grandes révolutions, et où la croissance démographique et l’appauvrissement des ressources du globe exigent de nouveaux triomphes de l’esprit sur la matière, suggère une division correspondante du sujet général. J’ai donc conformé le plan de l’ouvrage à la succession chronologique selon laquelle il faut supposer que l’homme a étendu son empire sur les diverses provinces de son royaume matériel. J’ai donc, dans le chapitre introductif, exposé de façon complète les effets généraux et les conséquences prospectives de l’action humaine sur la surface terrestre et la vie qui l’habite. Ce chapitre est suivi de quatre autres, dans lesquels j’ai retracé l’histoire de l’industrie humaine appliquée à la vie animale et végétale, aux forêts, aux eaux et aux sables ; et j’y ai ajouté un chapitre conclusif sur les révolutions géographiques probables ou possibles que l’art de l’homme doit encore accomplir.
Je n’ai plus qu’à ajouter, ce qui d’ailleurs apparaît suffisamment à chacune page de ce volume, que je ne m’adresse non pas à des physiciens de profession, mais à l’intelligence générale des hommes instruits, observateurs et réfléchis ; et que mon but est moins de livrer des spéculations théoriques, convenables à une autre classe d’esprits, que de proposer des vues pratiques aux lecteurs auxquels je m’adresse.
GEORGE P. MARSH.
1er décembre 1863.
Traduction personnelle.
George P. Marsh, Man and Nature; or, Physical Geography as modified by Human Action, New York, Charles Scribner, 1864, pp. iii-vi.