L’Essai général de tactique du comte de Guibert (1743-1790) paraît anonymement à Londres en 1772. C’est la dernière partie d’un vaste ouvrage qu’il renonce à écrire, explique-t-il, mais dont il donne un plan détaillé. Intitulé La France politique et militaire, le projet dressait un tableau des constitutions politiques et militaires des États européens et se terminait par un cours de tactique qui fournit la matière de l’essai. Dans le discours qui ouvre la publication, l’auteur déplore l’état de l’Europe de son temps. À la médiocrité de la guerre d’équilibre, il oppose la force d’une guerre qui serait vraiment nationale, mais la juge impossible, faute d’État capable de la mettre en œuvre. Il annonce sans le savoir les guerres de la Révolution et de l’Empire. Dans son dernier livre — De la force publique considérée dans tous ses rapports, 1790 —, il reprend la même distinction, mais redoute désormais l’entrée des nations dans la guerre et regrette le temps de la guerre limitée, en manchettes de dentelle : « Ah ! c’était une heureuse invention que ce bel art, ce beau système de guerre moderne qui ne mettait en action qu’une certaine quantité de forces consacrées à vider les querelles des nations ». Il meurt le 6 mai 1790, à l’âge de quarante-six ans. Le même mois, l’Assemblée constituante ouvre un débat sur le droit de faire la guerre et la paix, déclare la paix au monde et marque peut-être par son décret l’entrée dans un nouvel âge de la guerre.
Discours sur l’état actuel de la politique et de la science militaire en Europe (1772)
L’auteur explique pourquoi il admire l’ancienne Rome avant de s’interroger sur l’état présent de l’Europe.
Maintenant quel tableau offre, en opposition, l’Europe politique, au philosophe qui la contemple ? Des administrations tyranniques, ignorantes, ou faibles ; les forces des nations étouffées sous leurs vices ; les intérêts particuliers prévalant sur le bien public ; les mœurs, ce supplément des lois souvent plus efficace qu’elles, négligées ou corrompues ; l’oppression des peuples réduite en système ; les dépenses des administrations plus fortes que leurs recettes ; les impôts au-dessus des facultés des contribuables ; la population peu nombreuse et clairsemée ; les arts de premier besoin négligés, pour les arts frivoles ; le luxe minant sourdement tous les États ; les gouvernements enfin indifférents au sort des peuples, et les peuples, par représailles, indifférents aux succès des gouvernements.
[…]
Le philosophe sera-t-il plus satisfait, quand il jettera les yeux sur l’Europe militaire ? Il y verra toutes les constitutions servilement calquées les unes sur les autres ; les peuples du Midi ayant la même discipline que ceux du Nord ; le génie des nations en contradiction avec les lois de leur milice ; la profession de soldat abandonnée à la classe la plus vile et la plus misérable des citoyens ; le soldat, sous ses drapeaux continuant d’être malheureux et méprisé ; les armées plus nombreuses, à proportion, que les nations qui les entretiennent ; onéreuses à ces nations pendant la paix ; ne suffisant pas pour les rassurer à la guerre, parce que le reste du peuple n’est qu’une multitude timide et amollie. Il remarquera, en passant, qu’on a fait quelques progrès sur la tactique, et sur quelques autres branches de l’art militaire. Il admirera quelques morceaux de détail dans nos constitutions, le génie du roi de Prusse, l’essor momentané qu’il a donné à sa nation ; mais il se demandera, où est une milice constituée sur des principes solides ? Où est un peuple guerrier, ennemi du luxe, ami des travaux, et porté à la gloire par ses lois ?
N’attribuons en effet qu’en partie à la vigilance actuelle de tous les peuples sur les démarches de leurs voisins, à la correspondance de toutes les cours, au système d’équilibre établi en Europe, l’impossibilité où sont les nations de s’étendre et de conquérir. Elle provient bien plutôt de ce qu’aucune de ces nations n’est décisivement supérieure aux autres, par ses mœurs et sa constitution ; de ce qu’elles sont toutes contenues dans leur sphère, par la faiblesse et la ressemblance de leurs gouvernements.
Que peut-il résulter aujourd’hui de nos guerres ? Les États n’ont ni trésors, ni excédent de population. Leurs dépenses de paix sont déjà au-dessus de leurs recettes. Cependant on se déclare la guerre. On entre en campagne avec des armées qu’on ne peut ni recruter, ni payer. Vainqueur, ou vaincu, on s’épuise à peu près également. La masse des dettes nationales s’accroît. Le crédit baisse. L’argent manque. Les flottes ne trouvent plus de matelots, ni les armées de soldats. Les ministres, de part et d’autre, sentent qu’il est temps de négocier. La paix se fait. Quelques colonies ou provinces changent de maître. Souvent la source des querelles n’est pas fermée, et chacun reste assis sur ses débris, occupé à payer ses dettes, et à aiguiser ses armes.
Mais, supposons qu’il s’élevât en Europe un peuple vigoureux, de génie, de moyens et de gouvernement ; un peuple qui joignît à des vertus austères et à une milice nationale, un plan fixe d’agrandissement, qui ne perdît pas de vue ce système, qui, sachant faire la guerre à peu de frais, et subsister par ses victoires, ne fût pas réduit à poser les armes, par des calculs de finance. On verrait ce peuple subjuguer ses voisins, et renverser nos faibles constitutions, comme l’aquilon plie de frêles roseaux.
Essai général de tactique, précédé d’un discours sur l’état actuel de la politique et de la science militaire en Europe, avec le plan d’un ouvrage intitulé : La France politique et militaire, tome premier, Londres, Libraires associés, 1772, pp. X-XVIII.
Œuvres militaires de Guibert, publiées par sa veuve sur les manuscrits et d’après les corrections de l’auteur, tome premier, Essai général de tactique, première partie, Paris, Magimel, an XII, 1803, pp. 9-16.
De la force publique considérée dans tous ses rapports (1790)
L’auteur s’interroge sur les rapports entre les deux forces du dedans et du dehors et se demande dans quelle mesure la première peut apporter son concours à la seconde.
Examinons maintenant le parti de faire marcher les milices nationales en corps, soit pour faire la guerre avec l’armée, soit seulement pour les employer à la défense des frontières en les restreignant à ce service.
Ce serait de même enlever des citoyens à leurs foyers, à leurs intérêts, à leurs familles, et les entraîner comme des esclaves à un métier auquel ils ne se sont pas destinés et que la plupart ne voudraient, ne pourraient et ne sauraient faire.
Lorsqu’il ne s’agit que de défendre ses champs, sa maison, sa famille, tout homme devient soldat ou du moins combattant ; tout homme peut, animé par ces grands intérêts , donner la mort ou la recevoir ; mais dans un vaste empire , persuaderez-vous à tous les habitants, que toutes les provinces de cet empire doivent leur être communes et chères ! porterez-vous les habitants du Midi à la défense de la Flandre ou de l’Alsace, ou ceux de ces provinces à la défense des côtes de la Méditerranée ou de la Gascogne ! et en supposant que vous régliez que chacun ne défendra que la frontière dont il est le plus à portée ; faudra-t-il alors que, quand la guerre est maritime, tout le fardeau porte sur les provinces des côtes ou sur les provinces qui y touchent, ou quand elle est sur le Rhin, qu’il ne soit soutenu que par les provinces de cette frontière du continent ?
Que d’autres objections je pourrais faire encore ! quel parti croyez-vous pouvoir tirer de troupes composées, constituées, commandées ainsi que celles-là le seront ? Vous en obtiendrez sans doute des actes de courage. Mais quelle discipline, quelle constance en attendre ! quel exemple sous ces derniers rapports à offrir à vos troupes réglées ! la guerre, la véritable et grande guerre, telle que la font les armées disciplinées et manœuvrières, ne consiste pas dans des coups de main, ni dans des efforts passagers. Il faut gagner des batailles, et, ce qui est plus difficile encore, avoir pour soi les résultats des campagnes.
Mais une observation plus importante, et que je dois faire comme philosophe et comme citoyen, comme ami de mon pays, et comme ami du genre humain à la fois , c’est que si vous faites participer les milices nationales, c’est-à-dire le fond de la nation à la guerre, alors la guerre changera de nature, alors elle se fera à plus grand frais encore ; car il faudra payer ces milices nationales quand on leur fera quitter leurs foyers ; et des soldats de ce genre, des hommes qui ne sont pas déshabitués de l’aisance de la vie citadine ou casanière, seront sûrement plus dispendieux à entretenir que les soldats de vos camps et de vos garnisons. De là l’augmentation des impôts ; de-là la guerre pesant de plus en plus sur les peuples.
Mais ce ne sera pas là le plus grand changement ; il en arrivera un plus funeste aux nations ; c’est que les faisant participer elles-mêmes directement à la guerre, la guerre les enveloppera directement de toutes ses horreurs. Aujourd’hui elles ne la sentent que par des accroissements de subsides ; même celles qui sont vaincues, même celles dont le pays en devient le théâtre, n’éprouvent point de calamités désastreuses. Il ne se verse de les armées et la générosité, l’humanité, y suspendent les coups, dès qu’on est vainqueur ; on respecte toujours la vie, et souvent jusqu’au butin des prisonniers ; on les échange ou on les rend pour de faibles rançons ; jamais on n’incendie et on ne ravage le pays ; les habitants labourent et serrent au milieu des camps ; et la discipline se fait gloire de conserver tout ce que la nécessité ne consomme pas.
Mais quand les nations elles-mêmes prendront part à la guerre, tout changera de face ; les habitants d’un pays devenant soldats, on les traitera comme ennemis ; la crainte de les avoir contre soi, l’inquiétude de les laisser derrière soi les fera détruire ; tout au moins cherchera-t-on à les contenir et à les intimider par des ravages et des désolations. Rappelez-vous dans l’histoire la barbarie des anciennes guerres, de ces guerres où le fanatisme et l’esprit de parti ont armé les peuples ; voilà ce que vous allez faire renaître.
Ah ! c’était une heureuse invention que ce bel art, ce beau système de guerre moderne qui ne mettait en action qu’une certaine quantité de forces consacrées à vider les querelles des nations, et qui laissait en paix tout le reste, qui suppléait le nombre par la discipline, balançait les succès par la science, et plaçait sans cesse des idées d’ordre et de conservation au milieu des cruelles nécessités que la guerre entraînait.
De la force publique considérée dans tous ses rapports, Paris, imprimerie de Didot l’aîné, 1790, pp. 115-119.
Gravure : Charles-Nicolas Cochin et Pierre Soubeyran, « Bataille de Fontenoy » [11 mai 1745], s.d.