La chute de Venise selon Lacour-Gayet (1921)

À Venise, chaque année, le jour de l’Ascension, ramenait une fête religieuse et patriotique, d’une solennité extraordinaire ; on l’appelait la fête du Bucentaure. Elle rappelait la victoire navale que la flotte de la République, commandée par le doge Sébastien Ziani, avait remportée en 1177, dans les eaux de l’Istrie, sur la flotte allemande du prince Otton de Hohenstaufen, fils de l’empereur Frédéric Barberousse. Le jeudi de l’Ascension 5 mai 1796, le 619e anniversaire de la victoire de Ziani fut célébré avec la pompe traditionnelle.

Le Bucentaure, amené de l’Arsenal, était amarré devant la Piazzetta, à la hauteur du palais des Doges ; sa masse dominait les eaux « comme un géant de la mer. » Les 168 rameurs de la chiourme, à raison de 4 pour chacune des 21 rames de tribord et de bâbord, étaient à leurs bancs ; les 40 marins se préparaient à manœuvrer les câbles et les amarres. Sur le pont supérieur, long de 35 mètres, large de 7 mètres et demi, une grande tente était disposée, avec des draperies de velours rouge et d’épaisses crépines d’or. Auprès de la poupe, dans le gabinetto, un trône d’or attendait le doge. L’unique mât du bâtiment laissait flotter à la brise matinale l’étendard de soie cramoisie, bordé d’or, sur lequel se détachait l’image du lion de Saint-Marc.

Sa Sérénité le doge Lodovico Manin sort du palais ducal et descend l’escalier des Géants ; il porte une robe d’or, sa tête est ornée du corno. Il est suivi de l’excellentissime Seigneurie, des ambassadeurs des puissances, tous dans leurs costumes d’apparat. C’est un chatoiement de couleurs fait pour le pinceau d’un Véronèse ou d’un Canaletto. Le doge et sa suite ont pris place sur le Bucentaure. Un coup de sifflet, et la grosse galéasse, sous l’impulsion de ses 168 rameurs, se met en mouvement. Derrière la galère dogale, des bâtiments de tout genre, galères, péautres, gondoles, qui portent le peuple de Venise, forment une série de files sur les eaux du Grand Canal. Toute cette masse flottante longe sur sa gauche le quai des Esclavons, elle double la pointe della Motta, elle vogue à. travers les lagunes. À la hauteur de l’île de Saint-Pierre, le patriarche de Venise, en habits pontificaux, suivi des chanoines de Saint-Marc, rejoint la galère dogale. Le Bucentaure a franchi les passes du Lido, il est en pleine mer. Alors le patriarche fait un signe de croix au-dessus des flots, il verse dans la mer un vase d’eau lustrale : l’Adriatique est purifiée. Le doge se lève à son tour, il jette dans les eaux l’anneau nuptial, en prononçant les paroles consacrées : Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii, « Ô mer, nous t’épousons en signe de notre domination véritable et perpétuelle. » Le Bucentaure rentre dans les lagunes ; il se dirige vers Saint-Nicolas, où la messe des épousailles doit être célébrée pontificalement par le patriarche. Après la messe, le doge remonte à bord ; il se fait ramener à la Piazetta. Il achève la fête, en recevant à table, dans une des salles du palais des Doges, les dignitaires de la Sérénissime, les ambassadeurs, les officiers de la marine vénitienne. Tout est fini pour un an, et le Bucentaure repose jusqu’à l’Ascension suivante dans sa cale couverte, à l’Arsenal.

« En signe de notre domination véritable et perpétuelle, » avait dit Lodovico Manin, en répétant les paroles plus de six fois séculaires.

Domination véritable ? Il n’avait donc pas conscience de la profonde décrépitude dans laquelle agonisait sa patrie. La reine de l’Adriatique était bien déchue de sa splendeur guerrière ; elle était en train de se mourir dans le silence et la volupté des lagunes.

Domination perpétuelle ? II n’entendait donc pas le torrent qui, depuis trois semaines, se précipitait à grand fracas du sommet des Apennins et qui venait de noyer les troupes sardes à Millesimo et à Mondovi ; à présent ses eaux victorieuses se précipitaient contre les troupes autrichiennes. Le jeune général de vingt-six ans qui inaugurait cette suite de victoires, n’était pas de ceux qui s’arrêtent à mi-chemin. La conquête du Piémont était en train de le conduire à la conquête du Milanais ; la conquête du Milanais le conduira la conquête du Mantouan, et celle-ci à la conquête de Venise. La République de Saint-Marc allait être prise entre les armées de la France et les armées de l’Autriche ; si elle n’était pas capable de faire respecter sa neutralité par les armes, elle était destinée à tomber entre les bras du vainqueur, pour lui servir de monnaie d’appoint ou d’échange.