Le feuilleton américain Holocauste (1978) retrace la vie de deux familles allemandes sous le nazisme, l’une juive, l’autre non. Œuvre de fiction, présenté comme un « docu-drama », il est diffusé par la chaîne de télévision NBC du 16 au 19 avril 1978, vu par cent millions de téléspectateurs et acheté la même année par trente chaînes de télévision dans le monde. Le jour de sa diffusion, dans le New York Times, l’écrivain Elie Wiesel (1928-2016), rescapé d’Auschwitz, exprime sa réprobation dans une tribune intitulée : « La banalisation de l’Holocauste ».
L’histoire que raconte ce film est attachante, le jeu des acteurs convaincant, le message irrésistible — et pourtant. La brutalité calculée des tueurs, l’agonie muette de leurs victimes, l’indifférence du monde extérieur — cette série télévisée montrera ce que certains survivants ont essayé de dire depuis des années et des années. Et pourtant quelque chose en elle nous dérange. Quelque chose ? Non : tout.
Faux, offensant, bon marché : en tant que production destinée à la télévision, ce film est une insulte à ceux qui ont péri et à ceux qui ont survécu. En dépit de son nom, ce « docu-drama » ne présente pas l’Holocauste dont nous nous souvenons. Suis-je trop dur ? Trop sensible, peut-être. Mais alors, ce film ne l’est pas assez. Il essaie de montrer ce qu’on ne peut imaginer ; il transforme un événement ontologique en opéra kitch. Quelles que soient les intentions (des producteurs), le résultat est choquant. Situations forcées, épisodes sentimentaux, coïncidences guère plausibles : si le film vous fait pleurer, vous aurez pleuré pour de mauvaises raisons. Pourquoi la série s’appelle-t-elle « Holocauste » ? Celui qui a choisi ce titre n’avait pas la moindre idée de ses implications. Holocauste, un spectacle télévisé ! Holocauste, un drame pour l’écran ! Holocauste, mi-vécu mi-fiction ! N’est-ce pas ce que tant de « savants » moralement perturbés ont clamé à cor et à cri partout dans le monde ? Que l’Holocauste n’était qu’une « invention » ? Pourquoi NBC n’a-t-elle pas utilisé ce mot comme sous-titre ? La chaîne aurait également dû se montrer plus prudente, plus rigoureuse dans sa recherche. Contrairement à ce que nous voyons dans le film, les réfugiés juifs qui ont passé la frontière russe avant l’invasion allemande n’étaient pas libres d’aller n’importe où ; ils furent arrêtés, interrogés et emprisonnés… À Auschwitz, les déportés ne purent garder leurs valises, leurs albums de famille, leurs partitions… Les Juifs ne portent pas le talit la nuit… Il existe une prière pour la lecture de la Torah et une autre pour la cérémonie de mariage — or, dans le film, le rabbin substitue l’une à l’autre.
D’autres faits sont plus irritants, plus graves encore : Mordehaï Anielewitz, le jeune commandant en chef de la révolte du ghetto de Varsovie, apparaît ici comme une caricature de lui-même… On voit des Juifs stéréotypés face à des Allemands stéréotypés… Et que dire de l’insistance sur la brutalité des policiers juifs des ghettos et des kapos juifs dans les camps… ou sur ce thème obsédant, obsessionnel, de la résignation juive ? Allons-nous assister à la poursuite du débat sur la passivité juive d’un côté et l’héroïsme juif de l’autre ? Il fut suffisamment pénible durant le procès Eichmann ; pourquoi y revenir maintenant ? Durant l’Holocauste, les victimes elles-mêmes étaient des héros, et les héros eux-mêmes étaient des martyrs. Mais ce qui me dérange le plus, c’est la conception générale de la production. Elle veut tout déballer : ce qui s’est passé avant, pendant et après ; le commencement et la fin. D’un côté la majorité pécheresse et de l’autre la minorité charitable ; les SS sanguinaires et le père Lichtenberg. Himmler et Eichmann, Blobel et Frank, Hoess et Nebbe : peu de noms sont omis, peu d’épisodes gommés. Nous assistons à leurs discussions idéologiques, nous les voyons à l’œuvre. On nous dit comment ils ont tous utilisé leurs talents, leur inventivité, leur patriotisme pour créer un système parfait de massacres de masse — car il fallait des dons chez tous ces êtres civilisés pour provoquer une catastrophe d’une telle ampleur. Du côté opposé : les premiers signes, les premiers décrets, les premiers avertissements. Les expropriations, les confiscations, la déportation. Les ghettos. Les chasses à l’homme. La faim. La peur. L’univers rétrécissant et se réduisant à la fin aux contours des chambres à gaz. Mais, à côté des victimes, on nous montre les combattants intrépides partisans, résistants, héros d’insurrections armées. Courage et désespoir incarnés par croyants et non-croyants : tout y est. Mais trop c’est trop. Le film est trop explicite, trop ambitieux. L’histoire d’un seul enfant, le destin d’une seule victime, la réverbération d’un seul cri auraient été plus efficaces, même du point de vue artistique. Austérité, sobriété, retenue, pudeur : ce sont des qualités dont ce genre de film a besoin. Elles sont tristement absentes de celui-là. Trop de choses arrivent à une famille juive particulière, et trop de mal est accompli par un officier allemand singulier. Les membres de la famille Weiss subissent la nuit de Cristal, l’euthanasie, Varsovie, Buchenwald, Theresienstadt, Babi Yar, Sobibor et Auschwitz. Les événements et les lieux les plus fameux – et les plus infâmes – sont présentés et déformés de façon à figurer dans les biographies de deux familles. Ainsi Joseph Weiss sauve des Juifs à l’Umschlagplats de Varsovie ; son frère achète des armes pour la Résistance ; sa femme enseigne Shakespeare et la musique aux enfants du ghetto ; son fils est parmi les artistes qui, avec leurs dessins, préparent leurs témoignages pour l’Histoire ; sa fille périt, victime de l’euthanasie ; son cadet survit à Babi Yar, se joint aux partisans de l’Ukraine et participe au soulèvement de Sobibor — et ce n’est pas tout… Tout, où que ce soit, arrive à cette famille.
Même scénario pour Erik Dorf ; lui aussi est partout. Partout où surviennent des événements importants. Qui conseille Heidrich dans l’affaire des assurances après la nuit de Cristal ? Dorf. Qui supervise les unités mobiles de gazage ? Dorf. Qui se trouve à Babi Yar pendant le massacre ? Dorf. Qui prépare les plans pour Auschwitz ? Encore lui. Qui se procure le Zyklon-B des respectables industriels allemands ? Toujours lui. Cela fait vraiment beaucoup pour un seul homme, quel qu’il soit. On ne peut pas croire qu’une telle personne ait vécu. D’ailleurs, Erik Dorf n’a pas existé, pas plus que la famille Weiss.
Dans ce docu-drama, les personnages principaux sont imaginaires, tandis que les secondaires ne le sont pas. Cependant, pour des raisons d’ordre artistique, tous sont présentés comme authentiques. Sur ce plan-là, les conséquences me semblent troublantes et graves : comment le spectateur non informé saura-t-il distinguer les uns des autres ? On peut présumer qu’il pensera que tous sont soit également vrais, soit également inventés. Les vies privées de ces deux familles sont si remplies de faits historiques que, les initiés exceptés, le spectateur comprendra difficilement où finit le vécu et où commence le romanesque. Et cela ne pourra que nuire aux nobles intentions que les créateurs du film s’étaient fixées. Sur l’écran comme sur la page, tout est question de crédibilité. Si le film avait été clairement une œuvre de fiction, ou nettement un documentaire, il aurait eu son utilité. Le mélange des deux genres provoque la confusion et se traduit par des scènes que, personnellement, je trouve de mauvais goût. Exemple frappant : on nous montre d’interminables cortèges de Juifs se dirigeant vers Babi Yar… accompagnés par une musique de fond « appropriée ». On les voit se dévêtir, s’approcher de la fosse, attendre les balles, tomber dans le trou. On nous montre les cadavres nus couverts de « sang » — et tout cela n’est que truquage.
Un autre exemple : des femmes et des enfants nus entrent dans la chambre à gaz ; on éclaire leurs visages, on nous fait entendre leurs gémissements tandis que les portes se ferment, ensuite — eh bien, ça suffit : à quoi bon continuer ? Employer des effets et procédés spéciaux pour décrire l’indicible est moralement sujet à caution. Pire : c’est indécent. Les derniers instants des victimes leur appartiennent et n’appartiennent qu’à elles seules. Je sais : on me dira que la production d’un film obéit à ses propres règles. Après tout, les films de guerre et les reconstitutions historiques ont recours à des méthodes similaires. Mais l’Holocauste est un événement unique ; or ce film le traite comme s’il n’était qu’un événement parmi tant d’autres. Voilà pourquoi je le récuse comme manquant d’authenticité : plutôt que de nous permettre d’approcher de l’Événement, il nous en éloigne. Le ton sonne faux, la plupart des scènes sont fabriquées. Trop de « drame », pas assez de « documentaire ».
En toute honnêteté, je dois ajouter que plusieurs organisations juives et non juives ont prêté leur concours à ce projet et en ont fait la promotion parmi leurs membres. Mais elles l’ont fait avant de le voir. Cela ne signifie pas que des gens ne seront pas émus ; certains l’ont vu en projection privée et en ont été profondément affectés. Et, je sais, ne me dites pas que le film s’adresse non pas à des hommes comme moi, mais à ceux qui n’étaient pas là-bas, ou qui n’étaient pas encore nés à l’époque, ceux qui commencent seulement maintenant à découvrir la réalité des camps de la mort au cœur même d’une Europe civilisée. Vous avez sans doute raison. Mais — et ceci est un mais important — je suis effrayé par l’idée que l’Holocauste sera un jour mesuré et jugé, même partiellement, d’après la production télévisée portant son nom. Écoutez ce qu’un « guide d’études », préparé pour l’occasion par le National Council of Churches, dit à ses lecteurs : « Il se peut que Holocauste reste comme le film définitif sur l’Holocauste en termes de précision méticuleuse, de présentation de matériel et d’utilisation attentive de documents d’archives… » Bien intentionnées, ces déclarations complaisantes sont dangereuses : la vérité est autre. Ici, le témoin se sent obligé de dire : ce que vous avez vu sur l’écran n’est pas ce qui est arrivé là-bas. Vous pouvez penser que vous savez comment les victimes ont vécu et péri, mais vous n’en savez rien. Auschwitz ne peut être visualisé ni expliqué. Culmination ou aberration de l’Histoire, l’Holocauste transcende l’Histoire. En lui, tout inspire la peur et engendre le désespoir. Les morts sont en possession d’un secret que nous, les vivants, ne sommes ni dignes ni capables de nous approprier. L’art et Theresienstadt étaient peut-être compatibles à Theresienstadt, mais pas ici, dans un studio de télévision. La même remarque vaudrait pour la prière à Buchenwald, la foi à Treblinka. Un film sur Sobibor ne peut pas être un film, ou ne peut pas parler de Sobibor.
L’Holocauste ? Événement ultime, mystère impénétrable, il ne sera jamais saisi ni communiqué. Il était plus facile pour un détenu à Auschwitz de s’imaginer libre que pour une personne libre de s’imaginer à Auschwitz. Mais alors, où est la réponse ? Comment peut-on raconter une histoire qu’il est à la fois impossible et nécessaire de raconter ? Comment peut-on protéger la mémoire des victimes ? De quelle manière pouvons-nous combattre les desseins des tueurs et de leurs complices : tuer les morts une seconde fois en les oubliant ? Que restera-t-il des témoignages quand le dernier survivant sera parti ? Je ne le sais pas. Tout ce que je sais, c’est que le témoin ne se reconnaît pas dans ce film. Il faut se rappeler l’Holocauste. Mais pas comme un spectacle.
Elie Wiesel, « La banalisation de l’Holocauste », The New York Times, 16 avril 1978. Traduction française in Elie Wiesel, Et la mer n’est pas remplie, Paris, Seuil, 1996, pp. 148-152.