La cause des forêts devant l’Assemblée législative (2 mars 1792)

Le 2 mars 1792, le député de l’Yonne Rougier de La Bergerie présente une opinion devant l’Assemblée législative sur l’aliénation des forêts. Dans sa première partie, il reprend la thèse couramment admise selon laquelle le déboisement adoucit le climat avant de montrer qu’il faut néanmoins lui fixer des limites pour ne pas risquer de ruiner la fertilité du sol. « Au terme où nous en sommes aujourd’hui, écrit-il, l’existence des forêts est absolument nécessaire pour développer tous les principes de la nature. » Il se prononce en définitive pour l’aliénation puisqu’il voit dans la propriété des particuliers une garantie de bonne conservation.

Si les législateurs français, en quelque temps que ce puisse être, abandonnaient, par système, ou par indifférence, l’existence des bois et forêts aux intérêts personnels des citoyens pris individuellement, le sol que nous habitons perdrait bientôt la cause la plus active, la plus immédiate de sa prospérité ; les ressources de l’agriculture et du commerce s’affaibliraient insensiblement, la population décroîtrait dans la même proportion, et la fertilité du sol disparaîtrait de plusieurs contrées.

Jetons un coup d’œil rapide sur les effets des bois et forêts : cet examen est digne, surtout, des législateurs d’un peuple libre, pour lesquels l’avenir et le bonheur des générations futures excitent une douce et active sollicitude : ils diffèrent en cela des conseillers des rois et des despotes, pour lesquels le bonheur, ou plutôt la jouissance du présent, est tout le terme de leur prévoyance : pour les premiers, le cours de la vie de la nature est trop rapide, la réalité du bonheur s’échappe avec vélocité ; pour les autres, au contraire, les idées de bonheur, de l’avenir et du temps, sont des chimères, et souvent des furies qui les tourmentent.

Le territoire actuel de la France était autrefois couvert de forêts ; l’ombre et une épaisse humidité interceptaient les rayons du soleil, et les plantes céréales acquéraient lentement le degré de maturité. Nos départements méridionaux, couverts aussi de forêts, principalement les contrées que parcourent la Haute-Loire et la Saône, étaient soumis à une température très froide ; les fruits y mûrissaient beaucoup plus tard qu’à présent ; les pays qu’arrose la Seine éprouvaient des hivers aussi rigoureux que ceux qu’on éprouve maintenant en Suède et en Russie.

Alors, sans doute, il était utile pour la fécondité du sol de diminuer la masse des forêts ; les Gaulois et les Germains les reculaient de leurs habitations à l’aide du feu ; un long entassement de substances végétales, vivifié par l’astre du jour, fournissait des récoltes abondantes, comme le sol de l’Amérique en a produit après la destruction des forêts.

Brûler et ensuite défricher, telle était alors toute la science de l’agriculture ; telle est aussi la cause, mais trop longtemps prolongée, qui a fait disparaître tant de forêts. L’épuisement de la terre végétale s’est bientôt fait sentir dans les contrées où il y a beaucoup de montagnes. L’aisance et la population en ont aussi disparu ; et si la dévastation, l’art, ou même la manie des défrichements, n’ont pas dégarni de bois la presque totalité du sol de la France, nous le devons principalement au monachisme, et au goût sauvage, puis féodal, de la chasse.

Quelques hommes plus éclairés, il est vrai, conseillèrent à nos premiers rois des mesures pour la conservation des forêts ; mais les défenses devenaient nulles dans le territoire d’une foule de petits souverains et de seigneurs de fief ; et on a vu en moins de trois siècles disparaître plus de 12 millions d’arpents de bois.

Louis XIV, le plus puissant, le plus absolu des rois, nous donne à cet égard un exemple frappant des abus de la cour : c’est lui qui a rendu les ordonnances les plus sévères contre la destruction des bois ; et, c’est sous son règne que la dévastation a été au comble, en distribuant à ses courtisans une quantité prodigieuse de forêts que le luxe, qu’il autorisait à sa cour, forçait ensuite d’abattre pour le soutenir, et sans lequel il était si difficile d’y paraître.

Au terme où nous en sommes aujourd’hui, l’existence des forêts est absolument nécessaire pour développer tous les principes de la nature. Ce sont les forêts qui contribuent si puissamment à faire dilater et prospérer tous les végétaux, depuis l’herbe des prairies, jusqu’aux chênes les plus altiers. C’est du séjour des forêts que l’on voit sortir les sources qui fécondent nos campagnes, les rivières et les fleuves qui répandent au loin cette fraîcheur salutaire qui vivifie tout. Le sommet des arbres agite les nuages, attire les vapeurs de l’atmosphère et sollicite des pluies pour la terre : elles se conservent et s’échappent lentement sous les couches épaisses et spongieuses des terres abritées par les arbres, et après avoir donné la vie et la fécondité aux arbres, elles se répandent ensuite dans la plaine. C’est au milieu, c’est auprès de ces masses vivantes de forêts, que toutes les plantes se fécondent et se mûrissent, que les rosées sont abondantes, que les hommes sont plus forts, les animaux plus robustes, et, d’après un célèbre naturaliste, que les eaux mêmes sont plus salubres.

Si ces vérités qui n’ont été aperçues, il y a un siècle, que par quelques savants, et d’autant moins connues par les hommes d’État, que ceux- ci ne prenaient ordinairement aucun intérêt, ni aux sciences, ni à l’avenir, pouvaient encore paraître douteuses à quelques esprits, il est facile de les persuader par des exemples, qui laissent dans l’âme du savant et du législateur une impression alarmante et profonde.

Rappelons-nous ce qu’était autrefois l’Asie, la Haute-Égypte, la Perse et l’Arabie; rappelons-nous surtout ce qu’était la Grèce, cette contrée si fameuse que nous célébrons encore nous-mêmes, qui a donné naissance à tant d’hommes illustres, où la beauté et la fertilité du sol invitaient tous les peuples à vivre sous ce climat fortuné, et où maintenant des chaînes de montagnes n’offrent plus que des rochers brûlants où le voyageur peut à peine trouver les cités et les monuments de ce peuple célèbre : de vastes forêts couvraient une partie de ces régions, et modéraient les rayons brûlants du soleil ; tous les jardins étaient ornés et couverts d’arbres utiles et précieux : la première, la plus célèbre peut-être des académies, se tenait dans un verger. Mais le despotisme et l’esclavage, pour lesquels l’amour des sciences, le cours de la vie, les saints noms de patrie et de citoyens étaient des objets importuns ou indifférents, ont détruit les arbres et les forêts; des déserts brûlants gisent maintenant où étaient autrefois des contrées fertiles, et des millions d’hommes ont disparu avec l’épuisement et le dessèchement de la terre. Ainsi, et par les mêmes causes, on a vu disparaître plusieurs fleuves et rivières dans l’Arabie et l’Afrique.

L’Espagne offre depuis longtemps une température plus aride ; plusieurs savants nous attestent que le volume d’eau de quelques fleuves et rivières y a diminué. Le peuple de ce royaume, heureusement, a conservé un goût pastoral ; une quantité immense de terrains et de montagnes n’est employée qu’au pâturage des bestiaux ; la verdure, les broussailles et les arbres qui couvrent ces montagnes y entretiennent encore l’humidité, et rendent moins rapide l’épuisement de la terre végétale ; et si l’Espagnol eût travaillé avec le fer les flancs de ces mêmes montagnes, plusieurs de ses provinces ne seraient aujourd’hui que des déserts.

La France même offre des exemples de ces effets : les pays à coteaux sont en partie ruinés depuis les grands défrichements ; les bois qui en sont disparus n’y retiennent et n’y appellent plus les eaux de pluies ; il ne peut plus s’y former de couches de terre végétale ; la succession des récoltes et des travaux a insensiblement facilité aux pluies les moyens d’entraîner dans les ruisseaux et rivières les terres qui couvraient ces montagnes, et que la culture tenait comme suspendues, et il n’y est plus resté qu’un tuf pierreux ou de vastes rochers.

La partie des départements connue jadis sous le nom du Haut-Languedoc, les montagnes des Cévennes, les coteaux de Nemours, la Provence couverte de bois lorsque les Phocéens vinrent s’y établir, en fournissent des exemples palpables : le défrichement de ces montages couvertes de bois, en a fait disparaître des fontaines ; des traces authentiques et des monuments en attestent l’existence.

La Bourgogne offre de tels exemples : des forêts couvraient ses nombreuses montagnes, Principalement depuis Autun jusqu’à Fontainebleau ; d’anciens écrits parlent de ruisseaux servant de limites, dont on ne retrouve plus que les traces ; de hameaux où il y avait des fontaines, et où on reconnaît à peine l’endroit où elles étaient. J’atteste ces faits comme ayant les preuves.

La rivière d’Yonne, d’après l’histoire de ce pays, y était beaucoup plus considérable autrefois, puisqu’elle était navigable 4 lieues au-dessus de l’endroit où elle commence à l’être aujourd’hui.

L’histoire de Paris atteste que la Seine était beaucoup plus considérable ; l’arrivée de plusieurs navires du second ordre près le Louvre, confirme cette assertion.

C’est à la disparition du bois sur le sommet des montagnes, qu’il faut attribuer le change- ment de température, la ruine de plusieurs can- tons dans le ci-devant Dauphiné et le Languedoc, et la gelée des oliviers pendant les hivers de 1776 et 1781, quoique moins forte que celle de 1709. La cause en est sensible : les coteaux couverts de bois étaient plus élevés, et les abritaient davantage contre la rigueur du froid et des vents du nord ; l’abaissement qui en est résulté par la coupe des bois et la dégradation de la terre défrichée, a changé ce climat ; aussi on ne voit plus aujourd’hui que quelques oliviers à Montélimar, où ils croissaient autrefois avec tant de succès et d’abondance.

C’est après avoir médité la cause de l’épuisement des terres et de la stérilité actuelle de tant de pays déserts, et autrefois si fertiles et si peuplés, que Léopold, dont les savants, les philosophes et les peuples agricoles auraient longtemps honoré la vie et la mémoire, s’il se fût montré aussi ami de la liberté que des sciences et des arts, rendit une ordonnance digne à la fois de Trajan, de Pline et de Buffon, lorsqu’il était grand-duc de Toscane, par laquelle il n’était permis de défricher les coteaux qu’à une certaine hauteur, et sous la condition expresse que la partie supérieure serait préalablement plantée en bois.

Quelle différence entre Léopold empereur, et Léopold grand-duc de Toscane ! L’un ne songeait qu’à une domination souveraine et excessive, voulait dicter des lois aux peuples voisins ; l’autre, au contraire, semblait n’aspirer qu’à être le premier citoyen d’un petit canton de l’Italie, et à faire des lois sages et bienfaisantes.

Quelle grande leçon pour les peuples de l’univers contre les despotes ! Il est donc vrai que la perversité du cœur de l’homme est presque toujours en raison du pouvoir qui lui est déféré, et du théâtre sur lequel il est placé. Heureux, mille fois heureux celui qui se borne à la sainte médiocrité, et à la culture de son champ, puisqu’il est sûr d’être heureux, bienfaisant, de servir et d’aimer la patrie !

Législateurs, profitez de cette grande vérité ; écartez loin du peuple la misère : dirigez toutes vos lois vers une aisance qui soit principalement le résultat du travail et de l’industrie ; mais, surtout, veillez sans cesse contre la souveraineté d’un seul, et vous veillerez contre le despotisme et la tyrannie.

PREMIÈRE ANNEXE À LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE LÉGISLATIVE DU VENDREDI 2 MARS 1792, AU MATIN

« Opinion de M. Rougier-La-Bergerie, député du département de l’Yonne, membre du comité d’agriculture et de la Société d’agriculture de Paris, sur l’aliénation et l’administration des forêts nationales, proposée à l’Assemblée nationale. »

Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, première série (1787-1799), tome XXXIX, du 22 février au 14 mars 1792, Paris, Imprimerie et librairie administratives des chemins de fer, Paul Dupont, éditeur, 1892, pp. 310-315.