Dans une brochure publiée en 1954 — La Coopération européenne dans la recherche nucléaire —, l’Unesco retrace l’histoire des échanges entre savants européens depuis le Moyen Âge avant d’expliquer comment elle apporte son concours à la création de l’Organisation européenne de la recherche nucléaire (CERN).
Les progrès de la collaboration scientifique
Créée par douze États pour permettre à des savants de différents pays de poursuivre leurs travaux en commun et au profit de tous, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire constitue, à l’heure actuelle, l’un des exemples les plus remarquables de coopération scientifique internationale. Pour apprécier l’importance et l’originalité d’une telle institution, il faut se souvenir des conditions dans lesquelles les hommes de science ont collaboré pendant plus de trois cents ans. Histoire passionnante, trop peu connue malheureusement, que celle des relations entre chercheurs et de l’incidence de ces relations sur les découvertes intervenues depuis la détermination des méthodes de la science moderne.
Il n’était pas rare, au Moyen Âge, de voir plusieurs équipes rivales concourir à la résolution de problèmes de mathématiques. C’est ainsi qu’une fameuse rencontre eut lieu en 1225 à Pise : Jean de Palerme et Théodore, que patronnait l’empereur Frédéric II, s’opposèrent à Fibonacci, auteur du Liber abaci, premier ouvrage qui enseignât en Europe l’usage du système décimal. Fibonacci sortit victorieux de ce véritable tournoi, en trouvant un nombre rationnel dont le carré, augmenté ou diminué de 5, est encore le carré d’un nombre rationnel ; il fournit en effet la solution en indiquant le nombre 41/12.
La Renaissance se caractérisa par un accroissement considérable de la curiosité intellectuelle. L’esprit cherchait à s’orienter dans toutes les directions. Certes, les savants étaient encore hypnotisés par les travaux des anciens : les « physiciens », par exemple, se préoccupaient beaucoup plus des théories d’Aristote que de recherches en laboratoire. Mais, à la fin du XVIe siècle, l’évolution est déjà très nette ; avec Kepler s’affirme la nécessité de l’expérimentation et l’idée de « loi » commence à s’imposer.
Les bienfaits de cette transformation se font sentir aux XVIIe et XVIIIe siècles. Expériences et découvertes se multiplient à un rythme très rapide, qui contraste avec la lenteur des progrès enregistrés jusqu’alors. Cette différence s’explique, dans une large mesure, par une nouvelle organisation du travail scientifique et par les contacts de plus en plus nombreux qui s’établissent entre savants.
Autrefois, les plus communicatifs d’entre eux ne s’adressaient qu’à leurs élèves, dans un enseignement de faculté ; et quand ils écrivaient des livres, ceux-ci étaient tellement obscurs que seuls les disciples, initiés à la science du maître, pouvaient les lire avec profit.
Désormais, la science s’élabore au grand jour. Les ouvrages imprimés abandonnent de plus en plus le latin doctoral en même temps que le langage ésotérique pour se présenter clairement et franchement dans la langue nationale. Et, comme ils risqueraient de perdre ainsi de leur portée universelle, les travaux les plus remarqués sont aussitôt traduits.
Les savants ne se contentent d’ailleurs pas de faire connaître les résultats de leurs réflexions et de leurs recherches sous forme de volumes. Ils éprouvent aussi le besoin de se communiquer directement leurs idées et leurs découvertes, de se réunir pour les discuter. Cette volonté explique la création des premières académies dans le courant du XVIIe siècle et la publication régulière de « mémoires » par les plus importantes d’entre elles.
Il n’existait auparavant aucun périodique scientifique, et les rares « sociétés de physique » étaient de petites organisations locales, rassemblant de temps à autre des amateurs que passionnait l’étude du monde et qui consacraient à la recherche désintéressée une partie de leur temps, parfois de leur fortune. Le véritable moyen d’échange était la correspondance ; préoccupés de problèmes analogues, les savants se lançaient même de pacifiques « défis ». Des milliers de lettres ont ainsi parcouru l’Europe, portant dans tous les pays découvertes et suggestions. C’est par ce procédé que les célèbres Dialogues de Galilée, imprimés seulement en 1632, furent connus en France dès 1629 grâce au Père Mersenne, qui entretenait une correspondance suivie avec l’ensemble du monde savant. C’est lui aussi qui fit connaître à Pascal l’expérience que Torricelli venait d’effectuer avec le « vif argent » pour montrer l’existence de la pression atmosphérique. Joseph-Louis Lagrange avait dix-neuf ans quand, dans une lettre écrite à Euler, il posait, à propos du fameux problème des isopérimètres, le principe du calcul des variations. Un conseiller au Parlement de Provence, passionné de science, Fabri de Peiresc, ne laissa pas moins de dix mille lettres à sa mort.
Les académies s’organisent dans le milieu du siècle. L’Accademia del Cimento est fondée à Florence en 1657 ; elle publie dix ans plus tard une œuvre collective, Saggi di naturali sperienze fatte nell’ Accademia del Cimento, qui est accueillie avec le plus grand intérêt. La Royal Society of London est officiellement constituée en 1662 — elle existait depuis 1645 — et fait paraître en 1665 ses Philosophical Transactions. Formée en 1666, l’académie des sciences de Paris ne compte au début que sept membres ; Colbert y attire les savants étrangers, comme Huyghens et Cassini. La publication de ses Mémoires ne débutera qu’en 1699. Entre-temps, se sera définitivement installée à Berlin l’académie de Léopold, en 1672 ; et une société de physique et de médecine expérimentale se sera réunie pour la première fois à Séville en 1697.
Autres lieux de recherche en commun, les observatoires se multiplient à la même époque. Tycho-Brahé s’en était installé un dans le Sund dès 1576 ; l’Observatoire de Paris est utilisé à partir de 1667, celui de Greenwich est fondé en 1675 et celui de Berlin en 1706.
Mais les relations par correspondance et la lecture des mémoires académiques ne suffisaient pas aux chercheurs. Ils ne reculaient pas devant les longs voyages pour rencontrer leurs confrères et poursuivre de vive voix un dialogue entamé par écrit. Les entretiens des mathématiciens Viète et Adrien Romain, au XVIe siècle, en sont un exemple frappant. Le savant allemand ayant soumis un problème particulièrement difficile à tous les mathématiciens d’Europe, Viète lui en envoya la solution avec des corrections et lui proposa à son tour un problème : A. Romain ne put le résoudre que mécaniquement. Surpris de la sagacité de ce nouvel Œdipe, il quitta aussitôt Wurtzbourg, en Franconie, pour la France, et ne s’arrêta qu’après avoir découvert Viète dans son Poitou natal. Ils passèrent un mois ensemble et se séparèrent pénétrés d’admiration l’un pour l’autre.
Ces déplacements se multiplient tandis que la science progresse. On cite le cas d’un Vénitien enthousiasmé par la physique et la chimie, Paolo Sarrotti, qui se rend à Londres dans les environs de 1680 pour y faire la connaissance de Boyle et qui ramène en Italie deux jeunes anglais très experts à manier les machines pour faire les expériences. L’influence de la physique expérimentale anglaise s’est surtout fait sentir en France, au XVIIIe siècle, par l’intermédiaire des savants hollandais : les voyages de l’abbé Nollet ont eu, à cet égard, des suites heureuses. Priestley traverse la Manche pour rencontrer Lavoisier ; ils poursuivent des recherches en commun et, une fois séparés, découvrent l’oxygène chacun de son côté. Ainsi, tout en appartenant aux pays les plus divers, les savants avaient conscience de former une république » idéale. Les guerres n’interrompaient pas leurs travaux ; même dans les moments où les communications étaient les plus difficiles, ils continuaient de s’envoyer des messages ; ils se contrôlaient les uns les autres, ils s’approuvaient, ils se félicitaient.
Mais, à de rares exceptions près, il ne s’agissait encore que d’échanges d’informations et de joutes intellectuelles. C’est au XIXe siècle que la collaboration proprement dite se développe dans les laboratoires. Le triomphe des nationalités ne manquant pas d’avoir ses répercussions dans le domaine scientifique, les savants qui s’associent appartiennent généralement au même pays, et souvent à la même famille. Les liens de parenté ont d’ailleurs joué de tout temps un rôle important dans l’histoire des découvertes : Pascal et son beau-frère Périer avaient uni leurs efforts dans l’étude de la pression atmosphérique ; la découverte du procédé d’affinage des fontes phosphoreuses est due à la collaboration de deux cousins, Thomas et Gilchrist ; les travaux de Pierre et Marie Curie sur la radio-activité auront des conséquences capitales pour l’étude de l’énergie atomique. On enregistre de nombreux exemples de collaboration fructueuse au cours du siècle dernier. Les Français Dulong et Petit découvrent la loi selon laquelle le produit de la masse atomique d’un corps par sa chaleur spécifique est généralement égal à 6. Leurs compatriotes Niepce et Daguerre inventent la photographie. Les Allemands Bunsen et Kirchhoff mettent au point l’analyse spectrale, qui permet d’identifier la nature chimique des corps par l’examen de la lumière qu’ils émettent. Les Norvégiens Guldberg et Waage déterminent la loi d’action des masses. Les Allemands Graebe et Liebermann préparent le premier colorant naturel — l’alizarine — extraite de la racine de garance. Les Français Sabatier et Senderens trouvent le procédé d’hydrogénation de substances organiques volatiles, en utilisant le nickel comme catalyseur.
Arrêtons ici une énumération qui risquerait d’être fastidieuse. Elle permet de constater que les travaux en commun ne sont alors le fait que de deux chercheurs à la fois, et de même nationalité. Il existe pourtant quelques cas de collaboration binationale, comme celle du Français Friedel et de l’Américain Crafts, déterminant en 1877 une nouvelle méthode de synthèse organique — qui a joué un rôle important dans l’industrie des pétroles — et rédigeant ensemble plus de cinquante communications à l’académie des sciences de Paris. Mais de telles associations sont encore très rares à cette époque.
Avec le XXe siècle, on entre décidément dans l’ère de la collectivisation de la recherche. Certes, les hommes de science qui travaillent isolément ou par groupe de deux demeurent nombreux. Mais il apparaît de plus en plus utile de substituer aux recherches en ordre dispersé les entreprises réalisées systématiquement à plusieurs ; les risques d’erreur et de tâtonnement sont d’autant moindres que les savants sont plus nombreux à se pencher sur le même problème. L’état de la science et l’interaction des différentes disciplines rendent cette collaboration nécessaire : l’extension des laboratoires et la complication du matériel la rendent indispensable. Le nombre des découvertes collectives simultanées augmente sans cesse. Le microscope électronique est imaginé, de 1932 à 1934, par trois équipes indépendantes : Davidson et Calbick, Kroll et Ruska, Binche et ses collaborateurs. Chaque fois qu’ils le peuvent, ces groupes se communiquent leurs travaux et instituent une surcollaboration. La fission de l’uranium est mise au point de la même manière : à l’origine par Irène Joliot-Curie et B. Savitch, puis par Otto Hahn et Strassmann, ensuite par Joliot, enfin par Frisch et Lise Meitner.
Cette forme de coopération ne peut plus se concevoir dans le cadre d’un seul pays. G. Perrier et G. Ferrié, l’un en 1923 et l’autre en 1926, ont montré comment la T.S.F. pouvait être appliquée au calcul des distances de différents points du globe. Depuis 1933, 72 observatoires ont entrepris une mesure de notre planète aussi complète et exacte que possible ; le radar va permettre d’augmenter la précision de ces calculs. C’est également après dix années d’un labeur, auquel 25 observatoires appartenant à 14 pays et utilisant 32 télescopes ont participé sous la direction de M. Spencer Jones, qu’on a pu déterminer, avec une précision jamais égalée, la distance moyenne de la terre au soleil.
Mais un autre facteur, dont l’importance ne cesse de s’accroître, joue en faveur du développement de la collaboration scientifique internationale : c’est le facteur économique. L’installation des laboratoires, la fabrication et la mise au point des appareils coûtent aujourd’hui des sommes considérables ; elles nécessitent dans différents domaines — et dans celui de la recherche nucléaire plus précisément — un effort financier gui dépasse les moyens dont disposent pour le moment chacune des institutions scientifiques de certaines régions du globe et même chacun des États de ces régions. Telle est notamment la situation en Europe occidentale, où l’on a pu craindre que les savants soient obligés d’interrompre leurs travaux, faute de ressources suffisantes. Dans ces conditions le mouvement scientifique risquait de s’y trouver paralysé. Ainsi s’explique que l’idée de créer un laboratoire européen de recherche nucléaire ait été lancée lors de la Conférence européenne de la culture, réunie à Lausanne en décembre 1949, par Louis de Broglie, à la demande de M. Dautry.
Consciente de la gravité de ce problème, la délégation des États-Unis à la cinquième session de la conférence générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, tenue à Florence en 1950, a proposé et fait adopter un projet de résolution autorisant le directeur général de cette institution « à faciliter et à encourager la création et l’organisation de laboratoires et de centres de recherches régionaux, afin qu’une collaboration plus étroite et plus fructueuse s’établisse entre les hommes de science des différents pays qui s’efforcent d’accroître la somme des connaissances humaines dans des domaines où les efforts déployés isolément par l’un quelconque des États de la région intéressée ne sauraient permettre d’y parvenir ; à déterminer dans quelle mesure la création de tels centres de recherche régionaux est possible et nécessaire, à effectuer des enquêtes préliminaires sur leur financement et leur installation et à aider à l’élaboration de leurs programmes de travail, sans prélever de fonds sur le budget régulier de l’Unesco pour participer aux frais de construction ou d’entretien ».
Le professeur Isidor Rabi, prix Nobel de physique et membre de la délégation des États-Unis, insista pour que le premier de ces centres soit établi en Europe occidentale et se préoccupe de la recherche nucléaire.
« Les hommes de science aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne, ont à leur disposition des instruments de recherche qui, pour des raisons financières, n’existent ni en Europe occidentale ni ailleurs, ajouta M. Rabi. Nous proposons donc que l’Unesco s’emploie à réunir les nations en groupes régionaux afin de permettre l’établissement de centres de recherche comparables à ceux qui existent aux États-Unis.
« Le but que nous cherchons à atteindre est de donner la plus vigoureuse impulsion possible aux travaux de nos confrères en Europe et dans le reste du monde, afin qu’ils puissent se livrer à des recherches qui seront, nous en sommes sûrs, favorables à la cause de la paix. Après tout, la science est née en Europe et des hommes de talent ne peuvent actuellement remplir leur rôle conformément à la grande tradition scientifique européenne, uniquement parce qu’ils manquent des instruments nécessaires aux recherches modernes.
« Nous désirons travailler pour la confraternité internationale scientifique, pour que la science reste vivante en Europe. Nous désirerions beaucoup aussi faire disparaître un sentiment d’infériorité qui se développe parmi les chercheurs dans des pays qui ne possèdent pas les moyens dont nous disposons aux États-Unis. Pour ma part, je pense que ces centres de recherche que l’Unesco contribuera à établir constituent un des moyens les plus efficaces pour sauver la civilisation occidentale.
« L’Unesco, dit en terminant le savant américain, devrait faire office de catalyseur de la science mondiale. Je ne veux pas dire que 1’Unesco devrait faire fonctionner les centres de recherche, mais elle devrait en dresser les plans préliminaires et veiller à leur bonne exécution. Il me semble que l’Europe occidentale pourrait posséder un centre aussi important que ceux qui existent dans mon pays si les nations qui en font partie s’associaient, sous les auspices de l’Unesco, pour le créer. »
La Conférence générale adopta à l’unanimité le projet de résolution ainsi présenté. Telle est l’origine de l’action de l’Unesco dans le domaine de la recherche nucléaire amenant la constitution du Conseil européen pour la recherche nucléaire, conseil dont les travaux devaient durer plus de deux années et aboutir à l’établissement de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire.
Les première étapes de la coopération européenne dans la recherche nucléaire
Bien que la résolution adoptée par la Conférence générale de l’Unesco ne mentionnât ni un domaine spécial de recherche, ni une région géographique particulière, il apparut bientôt que, parmi les différents projets qu’on pouvait envisager à cette époque, l’établissement d’une coopération internationale dans le cadre européen, en ce qui concerne les recherches fondamentales sur la structure de la matière, constituait un des objectifs les plus utiles et les plus prometteurs.
Le progrès des connaissances à ce sujet, plus particulièrement la détermination des conditions de production et des propriétés de nouvelles particules, appartient essentiellement, à l’heure actuelle, au domaine de la science pure. Les travaux dans ce sens doivent enrichir notre connaissance de la nature et ne peuvent manquer, par voie de conséquence, d’élargir l’horizon scientifique. Bien que pour le moment il soit difficile de prévoir, d’une manière concrète, les avantages matériels qu’on peut attendre de ces découvertes, il n’y a pas de doute qu’elles apporteront, par leurs répercussions dans les sciences appliquées, la possibilité de progrès sociaux importants.
Les enquêtes préliminaires de l’Unesco et la création du C.E.R.N.
Dès la mise en application du programme adopté à Florence, l’Unesco procéda à une enquête approfondie dans les milieux scientifiques et auprès des administrations responsables du développement de la recherche. C’est ainsi que M. Auger, directeur du département des sciences exactes et naturelles vint exposer l’essentiel du projet à Oxford, à Genève, à Copenhague devant des auditoires hautement qualifiés pour le discuter. Le projet suscita aussitôt un vif intérêt et donna lieu à des controverses passionnées au cours desquelles on put constater que les réflexions des savants européens consultés rejoignaient souvent les préoccupations du professeur Rabi.
Rien de plus significatif à cet égard que les observations suivantes, formulées à l’unanimité par les membres de la commission de coopération scientifique du Centre européen de la culture, soit une vingtaine de personnalités de huit pays différents.
« Il est patent qu’en ce moment, faute d’un outillage scientifique adapté à la recherche moderne, les universités européennes produisent moins de physiciens (surtout théoriciens) qu’elles ne pourraient en produire. Des universités qui pourraient, certaines années, produire dix physiciens de talent sont obligées de n’encourager que quelques sujets et d’en laisser d’autres partir vers les industries, faute de pouvoir leur offrir un outillage et des débouchés. Ce même manque de moyens oblige ces universités, ou des instituts de la valeur du Polytechnicum de Zurich, à se rabattre en physique expérimentale sur des problèmes secondaires négligés par la recherche américaine.
« Dans ces conditions, les jeunes physiciens les plus doués sont attirés par l’émigration aux États-Unis qui, actuellement, peuvent seuls leur permettre de poursuivre leurs recherches avec les moyens les plus récents. Après un séjour de quelques années aux États-Unis, il est fréquent qu’ils décident de s’y fixer ; ils sont donc perdus pour le développement de la connaissance en Europe, et du même coup dans chacun de ses pays.
« Le problème suivant se trouve ainsi posé :
« Si l’Europe renonçait à se doter d’un outillage scientifique suffisant (dont le prix est désormais prohibitif pour des ressources nationales), elle s’exposerait dans l’avenir non seulement à tomber dans une dépendance complète à l’égard des États-Unis dans le domaine vital de son équipement énergétique, mais encore à voir décliner parallèlement la qualité de ses recherches de science pure, puisqu’il est impossible de former des théoriciens qui travailleraient dans une sorte de vide intellectuel, et sans être constamment alimentés en problèmes imprévus par les stations d’expérimentation et de développement technique.
« En d’autres termes, un renoncement de l’Europe à se doter de cet outillage scientifique la condamnerait non seulement à un déclin politique et économique encore accéléré, mais du même coup à un déclin de toute sa pensée (ce qui est évident si l’on songe que la marche de la pensée dans absolument tous les domaines subit constamment des corrections ou accélérations qui lui viennent des sciences exactes). »
De son côté, le professeur 0. Dahl (Norvège) écrivait notamment :
« On peut faire valoir qu’un laboratoire moderne de physique nucléaire a en quelque sorte un caractère universel, même s’il a pour but essentiel d’effectuer des recherches extrêmement spécialisées. Le laboratoire projeté constituerait ainsi un centre de recherches coordonnées, pures ou appliquées, concernant la physique, la biophysique, la chimie, la biochimie, la technologie et la médecine, et permettant la formation de chercheurs, qui pourraient se consacrer à la recherche industrielle dans leurs pays respectifs.
« À cette fin, il serait souhaitable que le laboratoire accueille, dans une large mesure, des stagiaires ou des collaborateurs temporaires, qui rentreraient ultérieurement dans leurs propres institutions. »
La mise en commun des efforts nationaux était donc ressentie comme une nécessité urgente dans les milieux scientifiques. À cet encouragement hautement appréciable venaient s’ajouter la collaboration des institutions de recherches nucléaires de différents pays et l’intérêt manifesté concrètement par plusieurs gouvernements européens. Ainsi la Belgique versait 50 000 francs belges par l’intermédiaire de son Fonds national de la recherche scientifique, le Ministère des affaires étrangères de France, 2 millions de francs français, et le Conseil national des recherches d’Italie, 2 millions de lires. Grâce à ces contributions, un bureau d’études fut créé en mai 1951 pour permettre à l’Unesco de poursuivre son enquête, de rassembler les données techniques nécessaires et d’entretenir les relations étroites indispensables avec les organismes nationaux compétents.
Quelques mois de travail permirent l’élaboration d’un avant-projet de laboratoire international européen de recherche nucléaire. Il était toutefois évident que les gouvernements ne seraient pas en mesure d’approuver un projet d’une telle ampleur sans avoir pris connaissance au préalable du résultat d’études approfondies, concernant en particulier l’emplacement et l’équipement du laboratoire proposé ainsi que les charges financières à prévoir. Pour des raisons aussi bien financières qu’administratives, l’Unesco ne pouvait se charger d’accomplir par ses propres moyens une telle tâche. Le directeur général convoqua donc en décembre 1951, au siège de l’Organisation, à Paris, une conférence de représentants gouvernementaux, à laquelle tous les États européens membres de l’Unesco furent invités, en vue d’assurer l’organisation et le financement des études nécessaires, dont le coût était estimé à un minimum de 200 000 dollars.
Une quarantaine de délégués — représentant douze États, et parmi lesquels se trouvaient trois prix Nobel : MM. Niels Bohr (Danemark), Werner Heisenberg (Allemagne) et sir George Thomson (Royaume-Uni) — se déclarèrent tous favorables à une entreprise commune. Certains d’entre eux exprimèrent le souhait qu’outre la création d’un laboratoire international, une action plus large fût entreprise, tendant en particulier à établir aussitôt que possible une coopération européenne à l’aide des moyens et installations existants. La conférence se réunit une seconde fois à Genève en février 1952 et aboutit à la création d’un nouvel organisme intergouvernemental : le « Conseil de représentants d’États européens pour l’étude des plans d’un laboratoire international et l’organisation d’autres formes de coopération dans la recherche nucléaire », dont le titre fut abrégé par la suite en Conseil européen pour la recherche nucléaire (C.E.R.N.)
L’Unesco avait ainsi mené à bien les enquêtes préliminaires dont elle avait été chargée en 1950. Mais son rôle ne s’arrêtait pas là : il était en effet entendu qu’elle collaborerait étroitement avec le C.E.R.N., le ferait bénéficier des services de certains de ses fonctionnaires, et qu’elle l’assisterait dans l’accomplissement de sa tâche par des études ou des avis techniques.
L’accord du 12 février 1952 est entré en vigueur le 2 mai suivant. Il a été signé par onze pays : Allemagne, République fédérale, Belgique, Danemark, France, Grèce, Italie, Norvège, Pays-Bas, Suède, Suisse et Yougoslavie. Le Royaume-Uni n’a pas adhéré formellement au C.E.R.N., mais il a pris une part active à ses travaux et lui a apporté sa contribution financière.
La mission du nouvel organisme — dont le siège était fixé à Genève — avait été nettement définie lors de sa création. Il était chargé d’« organiser la collaboration, sur une base régionale européenne, dans l’étude des phénomènes mettant en jeu des particules de très grande énergie et, par là, de contribuer au progrès des sciences fondamentales ». En vue d’établir cette collaboration, il devait « préparer les plans d’un laboratoire international de recherches nucléaires et, à cette fin, procéder : aux études techniques relatives à l’équipement expérimental qu’il conviendrait de lui donner ; à l’étude des problèmes organiques, financiers, juridiques et techniques que comporte l’établissement d’une pareille institution ». Il devait également « prendre toutes mesures en vue de l’utilisation des installations et facilités » qui seraient mises à sa disposition. Il était entendu que le conseil établirait à l’issue de ses travaux un rapport à l’intention des gouvernements de ses États membres. Ce document contiendrait, outre le résultat des études entreprises, un projet de convention relatif à l’établissement du laboratoire envisagé et à l’organisation d’autres formes de coopération dans la recherche nucléaire.
Le C.E.R.N. a accompli cette tâche en quatorze mois. Il a tenu jusqu’à présent huit sessions — successivement à Paris (5-8 mai 1952), Copenhague (20-21 juin 1952), Amsterdam (4-7 octobre 1952), Bruxelles (12-14 janvier 1953)) Rome (30 mars-2 avril 1953), Paris (29-30 juin 19,53), Genève (29-31 octobre 1953 et 14-16 janvier 1954).
Le fonctionnement de l’organisme a été assuré jusqu’au 31 janvier 1954 avec un budget de 2 081 945 francs suisses (soit environ 487 000 dollars, ou 174 000 livres sterling), les contributions des différents pays étant réparties de la manière suivante en francs suisses) : Allemagne (République fédérale), 332 500 ; Belgique, 137 045 ; Danemark, 60 300; France, 555 900 ; Grèce, 8 500; Italie, 213 000 ; Norvège, 40 300 ; Pays-Bas, 81 100; Royaume-Uni, 364 400 ; Suède, 98 900 ; Suisse, 138 000 ; Yougoslavie, 52 000.
Le professeur Edoardo Amaldi, de l’université de Rome, a assumé les fonctions de secrétaire général de l’organisme, aidé dans sa tâche par les services de l’Unesco ; les professeurs P. Scherrer (Suisse), J. H. Bannier (Pays-Bas) et M. Robert Valeur (France) se sont succédé à la présidence du conseil. Sir Ben Lockspeiser (Royaume-Uni) préside le comité administratif et financier.
Les travaux purement scientifiques ont été répartis entre quatre groupes d’étude. La direction du groupe d’études théoriques a été confiée au professeur Niels Bohr, de Copenhague ; celle du groupe chargé d’étudier l’organisation et l’équipement du laboratoire au professeur Lew Kowarski, directeur au Commissariat à l’énergie atomique français ; celle du groupe d’études relatives à l’installation d’un synchroton à protons à l’ingénieur norvégien Odd Dahl, de Bergen ; enfin celle du groupe d’études relatives à la construction d’un synchro-cyclotron au professeur C. J. Bakker, de l’université d’Amsterdam.
Une des premières décisions du conseil a été de convoquer en juin 1952, à Copenhague, une conférence scientifique internationale qui permît un échange de vues général et procédât à une enquête sur la situation actuelle en physique nucléaire, en vue de mettre en lumière les problèmes les plus utiles à examiner dans le cadre d’une coopération internationale. Le programme des groupes d’étude a été adopté d’après les résultats de cette conférence — à laquelle participaient une quarantaine de savants appartenant à douze pays.
En particulier, le type et l’énergie des accélérateurs de particules dont les plans devaient être réalisés ont été discutés sur la base de l’expérience acquise, tant en Europe qu’en Amérique, avec des appareils similaires et compte tenu des exigences de la recherche et des possibilités industrielles. Cet échange de vues a permis par la suite au conseil de fixer l’énergie du synchro-cyclotron nécessaire au laboratoire international à 600 millions d’électrons-volts et celle du synchrotron à protons à 25 milliards d’électrons-volts. En ce qui concerne ce dernier, le projet est basé sur un nouveau principe de focalisation proposé par des constructeurs américains au cours de l’été 1952.
Les discussions scientifiques générales qui ont également eu lieu à Copenhague ont servi à délimiter les domaines de la recherche nucléaire pour lesquels la coopération entre physiciens et laboratoires des différents pays pourrait se révéler particulièrement fructueuse. Chargé d’établir les fondements d’une telle collaboration, le C.E.R.N. a su tirer de ces débats des conséquences pratiques. Constituée par le groupe d’études théoriques, une équipe internationale de jeunes physiciens hautement qualifiés s’est installée à Copenhague, où elle bénéficie de l’hospitalité de l’Institut de physique théorique. Le conseil a établi des rapports étroits avec les instituts d’Upsal et de Liverpool, dotés l’un et l’autre d’un cyclotron. Il a patronné des recherches sur les rayons cosmiques.
Tandis que ces travaux se poursuivaient, le groupe chargé du laboratoire international lui-même examinait les avantages et les inconvénients des emplacements offerts par le Danemark, la France, les Pays-Bas et la Suisse. En portant à l’unanimité son choix sur Genève, en octobre 1952, le conseil a permis au groupe d’aborder concrètement l’étude de l’aménagement des bâtiments, ainsi que de leur structure intérieure et du fonctionnement des divers services.
Mais il ne suffisait pas d’établir les plans des accélérateurs et du laboratoire destiné à les recevoir. Il fallait aussi soumettre à la signature des États membres du C.E.R.N. une convention portant création de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire. L’élaboration de ce texte a demandé huit mois d’échanges de vues et d’études juridiques approfondies. Finalement, la convention a été adoptée le 1er juillet 1953 par les représentants de douze gouvernements européens — à l’issue de la sixième session du conseil, tenue à Paris, à la Maison de l’Unesco. La mission du C.E.R.N. prendra fin avec l’entrée en vigueur de la convention créant une organisation permanente. La nouvelle institution héritera de la documentation et du matériel du conseil, ainsi que des obligations et engagements contractés par celui-ci. Il est permis de penser que ce transfert interviendra au début de 1954.
La Coopération européenne dans la recherche nucléaire, Paris, 1954, pp. 3-16.