La différence entre histoire et mémoire selon Péguy dans Clio (1913)

Dans Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (1909-1913), la muse de l’Histoire — et fille de Mnémosyne — oppose la mémoire à l’histoire. On retrouve dans ses propos l’hostilité de Péguy à l’histoire méthodique ou positiviste pratiquée sous la IIIe République par Lavisse, Langlois et Seignobos.

Le vieillissement est essentiellement une opération de mémoire, dit-elle. Or c’est la mémoire qui fait toute la profondeur de l’homme. (Bergson, dit-elle, et Matière et Mémoire, et l’Essai sur les données immédiates de la conscience, s’il est encore permis de les citer).

En ce sens, dit-elle, rien n’est aussi contraire et aussi étranger que la mémoire à l’histoire ; et rien n’est aussi contraire et aussi étranger que l’histoire à la mémoire. Et le vieillissement est avec la mémoire, et l’inscription est avec l’histoire.

Le vieillissement est essentiellement une opération par laquelle on manque d’histoire ; et l’inscription est essentiellement une opération par laquelle on manque de mémoire.

[…]

Tout est dit-elle ou inscription ou remémoration. Et rien n’est aussi contraire et étranger que l’un à l’autre.

On peut dire, dit-elle, que l’inscription et la remémoration sont à angle droit, dit-elle, qu’elles sont inclinées de quatre-vingt-dix degrés de l’un sur l’autre. L’histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale. L’histoire consiste essentiellement à passer au long de l’événement. La mémoire consiste essentiellement, étant dedans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y rester, et à le remonter en dedans.

La mémoire et l’histoire forment un angle droit.

L’histoire est parallèle à l’événement, la mémoire lui est centrale et axiale.

L’histoire glisse pour ainsi dire sur une rainure longitudinale le long de l’événement ; l’histoire glisse parallèle à l’événement. La mémoire est perpendiculaire. La mémoire s’enfonce et plonge et sonde dans l’événement.

L’histoire c’est ce général brillamment chamarré, légèrement impotent, qui passe en revue des troupes en grande tenue de service sur le champ de manœuvre dans quelque ville de garnison. Il passe au long des lignes. Et l’inscription c’est quelque sergent-major qui suit le capitaine, ou quelque adjudant de garnison qui suit le général, et qui met sur son calpin quand il manque une bretelle de suspension. Mais la mémoire, mais le vieillissement, dit-elle, c’est le général sur le champ de bataille, non plus passant au long des lignes, mais (perpendiculairement) en dedans de ses lignes au contraire, fixé, retranché derrière ses lignes, lançant, poussant ses lignes, qui alors sont horizontales, qui sont transversales devant lui. Et derrière un mamelon la garde était massée.

Dans la mémoire, dans la remémoration les lignes sont transverses. Comme en géologie si je puis dire normale. Elles sont horizontales ; et par suite transverses pour celui qui sonde et qui fouille.

En somme, dit-elle, l’histoire est toujours des grandes manœuvres, la mémoire est toujours de la guerre.

L’histoire est toujours un amateur, la mémoire, le vieillissement est toujours un professionnel.

L’histoire s’occupe de l’événement mais elle n’est jamais dedans. La mémoire, le vieillissement ne s’occupe pas toujours de l’événement mais il est toujours dedans.

Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Paris, Gallimard, 1932, pp. 228-231.