La guerre, continuation de la politique par d’autres moyens

La guerre, continuation de la politique par d'autres moyens : Le passage du Rhin de Dolivar

Le De la guerre de Clausewitz (1780-1831) paraît à Berlin, en trois volumes (1832-1834), après la mort de l’auteur (16 novembre 1831). Composé de huit livres, l’ouvrage est rédigé après la fin des guerres napoléoniennes. Les premières ébauches datent des années 1809-1812, mais la rédaction est en grande partie postérieure à la nomination de l’auteur comme directeur de l’École de guerre de Berlin (9 mai 1818). La célèbre formule figure au premier chapitre du premier livre (§ 24) : « La guerre n’est qu’une continuation de la politique par d’autres moyens ». Elle se trouve en outre dans une note datée du 10 juillet 1827 : « la guerre n’est autre chose que la continuation de la politique, à l’aide d’autres moyens ». À cette date, les six premiers livres sont entièrement rédigés, mais Clausewitz considère qu’il faut les réviser à la lumière de deux réflexions. La première établit une distinction entre deux sortes de guerre : celle qui a pour but « de renverser l’adversaire » afin de lui imposer la paix, celle qui se borne « à faire quelques conquêtes le long des frontières » pour acquérir un avantage dans une transaction entre belligérants. La seconde est résumée par la célèbre formule selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. La politique, c’est la conduite des affaires publiques, c’est avant tout l’action par laquelle l’État cherche à accroître sa puissance, satisfaire ses intérêts et garantir sa sécurité. La guerre, c’est l’emploi de la force armée dans les rapports internationaux, le fait pour l’État d’exercer une violence militaire contre un État étranger. Or c’est nécessairement la politique qui décide de la guerre, règle son cours et lui donne une fin. Les buts de guerre sont politiques, comme le sont les conditions de la paix. Clausewitz meurt prématurément du choléra, à Breslau, en Silésie, le 16 novembre 1831, après avoir commandé l’armée prussienne d’observation du soulèvement de la Pologne russe, et l’ouvrage reste inachevé. Seul le premier livre est entièrement réécrit, après la rédaction du huitième et dernier livre, peut-être même le seul premier chapitre. Quatre ans avant sa mort, dans sa note du 10 juillet 1827, Clausewitz écrivait : « Si une mort précoce devait interrompre ce travail, on ne pourrait sans doute considérer ce qui est fait que comme une masse informe de pensées, qui donnerait lieu à des malentendus interminables, et à une multitude de critiques prématurées ». On trouvera ci-après le premier chapitre du premier livre dans sa première traduction française, celle du major d’artillerie belge d’origine luxembourgeoise Jean-Baptiste Neuens (1812-1881). Le texte est publié par le libraire-éditeur parisien Joseph Corréard (1792-1870) dans son Journal des sciences militaires des armées de terre et de mer (1849), avant d’être repris dans une édition complète de l’ouvrage en trois volumes (1849-1851).

Table

Texte intégral

Traductions du § 24

Analyse


Table

Qu’est-ce que la guerre ?

l. Introduction

2. Définition

3. Emploi absolu de la force

4. Le but est de rendre l’ennemi incapable de combattre

5. Tension suprême des forces

6. Modifications dans la réalité

7. La guerre n’est jamais un acte isolé

8. La guerre ne consiste pas en un seul coup sans durée

9. Le résultat de la guerre ne constitue rien d’absolu

10. Les probabilités de la vie réelle se substituent aux indéterminées et à l’absolu des conceptions

11. Le but politique revient en ligne

12. Une suspension dans l’acte de la guerre ne s’explique pas encore par ce qui précède

13. Il n’existe qu’un motif pouvant suspendre l’action, et ce motif paraît ne pouvoir jamais exister que chez l’un des adversaires

14. Il résulterait de là une continuité des opérations dont l’effet serait une nouvelle tendance vers l’extrême

15. Le principe de la polarité est employé

16. L’attaque et la défense ont choses d’espèce différente, sont de force inégale, et n’admettent par conséquent pas l’application du principe de la polarité

17. L’effet de la polarité est souvent détruit par la supériorité de la défense relativement à l’attaque, et c’est ce qui explique la suspension de l’acte de la guerre

18. Une seconde cause gît dans la connaissance imparfaite des faits

19. La grande quantité d’inaction répandue dans l’acte de la guerre, l’éloigne toujours davantage de l’absolu, et le soumet de plus en plus au calcul des probabilités

20. Pour que la guerre soit un jeu, il ne lui manque donc plus que le hasard ; or, elle est loin d’en être dépourvue

21. Comme la guerre est un jeu par sa nature objective, de même elle l’est par sa nature subjective

22. Le hasard possède un attrait pour l’esprit humain en général

23. Toutefois la guerre n’en reste pas moins un moyen sérieux relatif à un but sérieux. Développements plus amples concernant ce but

24. La guerre n’est qu’une continuation de la politique avec d’autres moyens

25. Diversité de nature des guerres

26. Les guerres peuvent être considérées toutes comme des actes politiques

27. Conséquences de ce point de vue pour l’intelligence de l’histoire militaire et pour les bases de la théorie

28. Résultat pour la théorie


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CHAPITRE Ier

QU’EST-CE QUE LA GUERRE ?

l. Introduction

Nous nous proposons d’examiner d’abord les divers éléments de notre sujet, ensuite les diverses parties renfermant ces éléments, et enfin le tout dans son ensemble. Nous procéderons par conséquent du simple au composé.

Toutefois il est nécessaire ici de commencer par un coup d’œil sur l’ensemble, parce que la nature du sujet exige que tout en en considérant les détails, on n’en perde jamais de vue la corrélation générale.

2. Définition

Nous n’essaierons pas de donner de la guerre une définition de publiciste. Nous nous fixerons au moyen de son élément, le combat singulier : le duel. La guerre n’est qu’un duel sur une grande échelle. La multitude de duels particuliers dont elle se compose, considérée comme un tout, peut se représenter par l’acte de deux lutteurs. Chacun de ceux-ci veut, au moyen de la force physique, contraindre son adversaire à accomplir sa volonté. Son but immédiat est de terrasser l’adversaire, et de le rendre par là incapable de continuer la résistance.

D’après cela, la guerre est un acte de la force ayant pour but de contraindre un adversaire à accomplir notre volonté. La force s’arme des inventions des arts et des sciences pour combattre la force. Elle est accompagnée de quelques restrictions insignifiantes, méritant à peine d’être mentionnées, et qui se sont établies spontanément sous la désignation de droit des gens. Elles ne sont pas de nature à en affaiblir essentiellement l’énergie. La force, c’est-à-dire la force physique (car en dehors de l’idée de l’État et de la loi, il n’en existe pas de morale) constitue donc le moyen ; le but est d’imposer notre volonté à l’ennemi. Pour atteindre ce but avec certitude, nous devons rendre l’ennemi incapable de se défendre ; c’est là le but idéal immédiat de l’acte de guerre. Il remplace le but médiat et l’écarte comme n’appartenant pas à la guerre proprement dite.

3. Emploi absolu de la force

Des esprits philanthropiques pourraient concevoir l’existence de quelque méthode artificielle pour désarmer ou terrasser un adversaire sans lui infliger trop de blessures, et voir dans cette idée la vraie tendance de la guerre. Quelque spécieuse qu’en soit l’apparence, il importe de détruire cette erreur ; car, dans une chose aussi dangereuse que l’est la guerre, ce sont précisément les erreurs résultant de la bonté d’âme qui sont les plus pernicieuses. L’emploi de la force physique dans toute son étendue n’exclut aucunement la coopération de l’intelligence. Il en résulte que celui qui emploie cette force sans ménagement, sans épargner le sang, acquiert la prépondérance sur un adversaire qui n’en agit pas de même, et lui dicte la loi. Les deux principes d’action opposés doivent donc croître jusqu’à l’absolu, et n’être limités dans leurs effets que par les contre-poids qui leur sont inhérents.

C’est ainsi que la chose doit être considérée, et c’est s’agiter en vain et même à contre-sens que de méconnaître la nature de l’élément à cause de la répulsion qu’inspire sa rudesse. Si les guerres des nations civilisées sont beaucoup moins cruelles et moins destructives que celles des sauvages, cela tient à l’influence tant interne qu’internationale de l’état social. La guerre naît de cette situation et de ces rapports ; par conséquent ils la qualifient, la restreignent, la modèrent. Mais ces modifications ne sont pas inhérentes à la guerre ; elles ne constituent que des données particulières et jamais on ne pourra introduire un principe modérateur dans la philosophie même de la guerre sans commettre une absurdité.

La lutte entre les hommes repose au fond sur deux éléments différents, qui sont : le sentiment hostile et l’intention hostile. Dans notre définition de la guerre nous avons pris le second pour base parce qu’il est plus général. En effet on ne peut pas se représenter la haine même la plus sauvage, celle approchant de l’instinct, en la séparant de l’idée d’une intention hostile ; tandis qu’il existe souvent des intentions hostiles, qui ne sont pas accompagnées ou du moins principalement engendrées par un sentiment hostile. Chez les nations civilisées, ce sont les desseins basés sur les sentiments ; chez les nations non civilisées, ce sont au contraire les desseins basés sur l’intention qui prédominent. Cependant cette différence ne résulte pas de la nature intime de la civilisation, mais bien des circonstances qui l’accompagnent, des institutions, etc. Cette différence n’existe donc pas nécessairement dans tous les cas, mais elle s’étend au plus grand nombre d’entre eux. En un mot, les passions hostiles les plus violentes peuvent s’allumer entre les peuples les plus civilisés.

On voit par la combien on s’écarterait du vrai, si l’on voulait rapporter la guerre entre les peuples civilisés à un simple acte raisonné des gouvernements, en se la figurant de plus en plus indépendante de toute passion, de façon que la coopération physique des masses combattantes finirait par disparaître pour être remplacée par leurs rapports, ce qui changerait la guerre en une espèce de transaction algébrique.

La théorie commençait déjà à se mouvoir dans cette direction, lorsque les phénomènes des dernières guerres rectifièrent les idées. La guerre, étant un acte de violence, se rapporte nécessairement au sentiment ; si elle n’y a pas pris son origine, elle y ramènera pourtant toujours plus ou moins, et ce plus ou moins ne dépendra pas du degré de civilisation, mais de la grandeur et de la durée des intérêts hostiles.

D’après cela, si les peuples civilisés ne tuent pas leurs prisonniers, ne détruisent pas les villes et les villages, cela provient de ce que l’intelligence a plus de part à la conduite de la guerre. Cette intelligence leur a révélé un emploi plus efficace de la force, que celui qui ne consisterait que dans les manifestations brutales de l’instinct.

L’invention de la poudre, le perfectionnement incessant des armes à feu, font voir suffisamment que cette tendance vers la destruction de l’adversaire, tendance qui est contenue dans l’idéal de la guerre, n’a, dans le fait, nullement été altérée, n’a pas dévié par les progrès de la civilisation.

Nous répéterons donc notre proposition : « La guerre est un acte de la force à l’emploi de laquelle il n’existe pas de limites ; les belligérants s’imposent mutuellement la loi ; il en résulte une action réciproque qui, logiquement, doit conduire à l’extrême. »

Voici donc une première réaction mutuelle, et une première illimitée auxquelles nous conduit l’analyse.

4. Le but est de rendre l’ennemi incapable de combattre

Nous avons dit que le but de l’acte de la guerre était de mettre l’ennemi hors d’état de combattre, et nous allons faire voir que cela est nécessaire, du moins dans la conception théorique.

Pour que l’adversaire soit contraint d’accéder à notre volonté, nous devons pouvoir le placer dans une situation dont le désavantage soit supérieur au sacrifice que nous exigeons de lui. Il va sans dire que le désavantage en question ne doit pas être, ou du moins paraître passager ; car dans ce cas l’adversaire attendrait et ne céderait pas. De plus, chaque modification, amenée dans cette situation par la continuation des hostilités, doit tendre à l’empirer ; du moins suivant les prévisions. La position la plus désavantageuse dans laquelle un État belligérant puisse être conduit, correspond à l’incapacité complète de combattre. Si donc l’adversaire doit être, au moyen de l’acte de la guerre, contraint d’accomplir notre volonté, nous devons le mettre ou réellement hors de combat, ou dans une situation telle que, suivant la probabilité, il soit menacé de ce résultat. Il suit de là que toujours l’acte de la guerre doit tendre vers le but de désarmer ou de renverser l’adversaire.

Mais la guerre ne suppose pas le travail d’une force active contre une masse inerte, vu qu’une attitude absolument passive est incompatible avec l’idée de guerre. Elle consiste donc nécessairement dans le choc de deux forces contraires, et ce que nous avons dit du but final de l’acte, s’applique aux deux antagonistes. Voici donc une nouvelle action réciproque. Tant que nous n’avons pas terrassé l’adversaire, nous devons craindre d’être terrassés nous-mêmes : nous ne sommes donc plus maîtres de nous, l’adversaire nous impose des lois comme nous lui en imposons. Deuxième réaction mutuelle, conduisant à une deuxième illimitée.

5. Tension suprême des forces

Si nous voulons terrasser l’adversaire, nous devons proportionner notre effort à sa résistance. Cette résistance s’exprime par un produit dont les facteurs ne peuvent se séparer, savoir : la grandeur des moyens disponibles et la force de la volonté.

La grandeur des moyens disponibles pourrait être déterminée, parce qu’elle repose (je ne parle pas dans un sens complètement absolu) sur des nombres ; mais la force de la volonté est beaucoup moins déterminée : on peut tout au plus la conjecturer d’après la puissance du motif. En admettant que nous parvenions par cette voie à une estimation quelque peu vraisemblable de la grandeur de la résistance de l’adversaire, nous pouvons la prendre pour mesure de notre effort. Nous pouvons faire celui-ci assez grand pour que la prépondérance lui soit assurée, ou si nos moyens sont insuffisants pour cela, nous pouvons du moins lui donner toute la grandeur possible. Mais l’adversaire fera la même chose. Ainsi nouvelle enchère réciproque qui doit, rationnellement, tendre encore une fois vers l’extrême. C’est la troisième réaction mutuelle et la troisième illimitée que nous rencontrons.

6. Modifications dans la réalité

Dans le domaine des abstractions idéales, le raisonnement ne peut donc s’arrêter, dans cette matière, qu’en arrivant aux extrêmes. Cela vient de ce qu’il y a d’absolu dans l’hypothèse d’un conflit entre deux forces indéterminées, abandonnées à elles-mêmes et n’obéissant qu’à leurs lois intrinsèques. Ainsi, si nous voulions prendre, dans le simple idéal de la guerre, un point de départ pour atteindre le but posé et pour déterminer les moyens à employer, nous rencontrerions constamment des réactions mutuelles et des illimitées qui ne seraient qu’un jeu de la pensée, longeant le fil à peine visible de subtilités logiques. Ainsi donc, en se tenant à l’absolu et en tournant, d’un trait de plume, les obstacles pour maintenir avec une logique rigoureuse : « que dans chaque cas on doit s’attendre à être conduit aux extrêmes », on arriverait à établir des lois purement spéculatives, dépourvues de toute valeur pratique.

En admettant même que la tension des forces jusqu’à l’extrême constituât quelque chose d’absolu et de réalisable, il faut convenir néanmoins que l’esprit humain se subordonnerait difficilement à ces rêveries de la déduction logique. Dans bien des cas, il y aurait un déploiement de forces superflues avec lequel se trouveraient en opposition d’autres principes de l’art de gouverner ; il devrait y avoir un effort de volonté hors de proportion avec la grandeur du but, et par conséquent impossible, la force de la volonté humaine ne prenant jamais naissance dans les subtilités de l’école.

Mais lorsque nous quittons l’abstraction pour considérer la réalité, tout change. Dans le premier cas tout était régi par l’optimisme ; les deux adversaires devaient être supposés tendre vers la perfection, et l’atteindre même. Mais dans le second, en sera-t-il jamais ainsi ?

Évidemment cela ne serait qu’à trois conditions :

1o Si la guerre était un acte isolé surgissant spontanément et subitement sans se rattacher à la vie politique préexistante ;

2o Si elle se résumait en une seule solution, ou plusieurs solutions simultanées ;

3o Si elle pouvait renfermer en elle-même un résultat décisif, et ne subissait pas déjà une réaction par l’intermédiaire du calcul, dans lequel figure la situation politique qui doit succéder à la guerre.

7. La guerre n’est jamais un acte isolé

Quant à la première de ces trois conditions, il convient de remarquer qu’aucun des deux adversaires n’est pour l’autre une personne abstraite, même relativement à celui des deux facteurs de la résistance qui ne se compose pas des choses extérieures, c’est-à-dire à la volonté. Cette volonté n’est pas une donnée complètement indéterminée : par ce qu’elle manifeste aujourd’hui, elle fait conjecturer ce qu’elle sera demain. La guerre ne naît pas instantanément ; elle ne se prépare pas en un clin d’œil. Chacun peut donc déjà juger approximativement son adversaire d’après ce qu’il est, ce qu’il fait, non d’après ce que rigoureusement il devrait être, et devrait faire. Or l’homme, à cause des imperfections de son organisation, reste toujours en deçà de la limite du mieux absolu. Ces restrictions, influant des deux côtés, concourent pour former un principe modérateur de la guerre.

8. La guerre ne consiste pas en un seul coup sans durée

La seconde condition nous amène aux considérations suivantes :

Si la guerre se résumait en une seule solution ou en une somme de solutions simultanées, il en résulterait naturellement que les préparatifs acquerraient une tendance vers l’extrême, vu qu’une omission ne pourrait jamais se réparer. C’est tout au plus alors si le monde des réalités nous fournirait, comme mesure de notre effort, l’étendue des préparatifs de l’ennemi ; le reste retomberait dans le domaine de l’abstraction. Mais si la solution se compose de plusieurs actes successifs, il est clair que les précédents peuvent servir de mesure à ceux qui doivent suivre. Ainsi la réalité se substitue encore ici à l’abstraction, et modère les tendances extrêmes.

Cependant chaque guerre se concentrerait nécessairement en une solution unique, ou en une somme de solutions simultanées, si tous les moyens de combat étaient ou pouvaient être mis en action en une fois ; car une solution défavorable diminue nécessairement les moyens, d’où résulte que s’ils ont tous été mis en jeu, la réussite d’un second essai ne se conçoit plus logiquement. Tout acte qui pourrait suivre ferait partie du premier, et en prolongerait seulement la durée.

Mais nous avons vu que déjà, dans les préparatifs de la guerre, la réalité se substitue à la conception abstraite, et remplace par une mesure déterminée la supposition extrême. Cela suffit donc pour que, — à raison de l’influence mutuelle, — les deux adversaires restent en dessous de l’extrême limite des efforts et que par conséquent ils n’engagent pas toutes leurs forces simultanément.

De plus la nature des forces et leur emploi impliquent l’impossibilité de leur mise en action simultanée. Les forces sont : les combattants, le pays avec sa surface et sa population, et les alliés.

Le pays avec sa surface et sa population, outre qu’il est la source de la force combattante, constitue encore par lui-même une partie intégrante des grandeurs efficientes à la guerre, en fournissant le théâtre de la guerre, ou en réagissant sensiblement sur ce théâtre.

Rien n’empêche de mettre toutes les forces mobiles simultanément en action ; mais il n’en est pas de même de toutes les places fortes, des cours d’eau, des montagnes, des habitants, etc. Bref, on ne peut mettre en même temps tout le pays en jeu, à moins qu’il ne soit assez petit pour être absorbé en entier dans le premier acte de la guerre. D’ailleurs la coopération des alliés est indépendante de la volonté des belligérants, et il est dans la nature des rapports politiques que cette coopération intervient ou grandit tardivement, pour rétablir l’équilibre détruit.

Cette portion des forces qui ne peut pas être mise en jeu immédiatement, en constitue souvent une fraction bien plus considérable qu’on ne le pourrait croire au premier coup d’œil. Il en résulte que là même où la première solution a été le plus fortement prononcée, ce qui suppose une grande perturbation dans l’équilibre des forces, cet équilibre peut néanmoins se rétablir ; ceci sera développé plus amplement dans la suite : qu’il nous suffise de faire voir ici que l’essence de la guerre n’admet pas une concentration absolue et instantanée des forces belligérantes. Cette impossibilité ne suffit pas pour motiver à elle seule une restriction des efforts destinés à la première décision. En effet, un premier résultat défavorable constitue toujours un échec, auquel on ne s’exposera pas sciemment, et quoique la première solution ne doive pas être unique, elle réagit cependant sur les suivantes avec d’autant plus de force qu’elle a été plus marquée. Mais la possibilité seule d’une solution subséquente, suffit pour que l’esprit humain s’y réfugie dans sa répugnance pour un effort trop considérable. Les forces ne reçoivent donc pas pour la première décision la concentration et l’intensité que rendrait nécessaire une décision supposée unique. D’un autre côté ce que chaque adversaire omet par impuissance, devient pour l’autre un motif objectif de réduction, et c’est par cette influence réciproque que les tendances extrêmes sont ramenées vers des efforts de grandeurs limitées.

9. Le résultat de la guerre ne constitue rien d’absolu

Enfin la solution finale d’une guerre entière ne doit pas être toujours considérée comme absolue. L’État vaincu n’y voit souvent qu’un mal transitoire auquel les rapports politiques de l’avenir peuvent encore apporter un remède. On conçoit facilement combien cette nouvelle restriction doit réduire la tension et la grandeur des efforts.

10. Les probabilités de la vie réelle se substituent aux indéterminées et à l’absolu des conceptions

Par ce qui précède, on voit donc que l’acte de la guerre est soustrait à la loi rigoureuse des forces poussées à l’extrême. Dès qu’on ne craint ni ne recherche l’absolu, on abandonne au jugement la fixation des limites des efforts, et ceci ne peut avoir lieu que sur des données tirées de la réalité et suivant les lois de la probabilité. Les deux adversaires n’étant plus des abstractions, mais des États et des gouvernements réels, la guerre n’étant plus un idéal, mais l’action s’y enchaînant d’après une forme individuelle, il en résulte que les données de l’actualité peuvent y servir à évaluer les inconnues de la probabilité.

D’après le caractère, les dispositions, la situation, les rapports de l’adversaire, chacune des deux parties peut conjecturer, suivant les lois de la probabilité, ce que fera l’autre, et régler en conséquence ses propres opérations.

11. Le but politique revient en ligne

Ici intervient de nouveau dans la question une considération que nous en avions provisoirement écartée, c’est-à-dire le but politique de la guerre. La loi de l’absolu, le dessein de mettre l’adversaire hors de combat, de le terrasser, a jusqu’ici presque absorbé ce but. Dès que cette loi perd de sa force, que ce dessein diminue d’importance, le but politique reprend son influence. Si toute la question devient un calcul des probabilités, portant sur des personnes et des rapports déterminés, il s’ensuit que le but politique (qui est le motif primitif) devient un facteur très-essentiel dans ce calcul. Si le sacrifice que nous exigeons de notre adversaire est petit, nous devons croire que les efforts qu’il fera pour s’y soustraire ne seront pas grands. Or, nos propres efforts se mesurent sur les siens. D’un autre côté nous renoncerons aussi d’autant plus facilement à la poursuite d’un but politique, qu’il aura pour nous moins d’importance : de là un nouveau motif de modération des efforts.

Ainsi le but politique, motif primitif de la guerre, sera la mesure, tant du résultat que doit produire l’acte de la guerre, que des efforts que ce résultat exige. Mais ce rôle n’est pas inhérent au but politique, il ne lui appartient que relativement aux deux États belligérants, parce qu’il s’agit de réalités et non d’abstractions. Ainsi, le même but politique peut provoquer des effets tout différents chez des nations différentes ou chez la même nation à des époques différentes. Le but politique ne peut donc recevoir cette signification que lorsque nous le considérons dans ses influences sur les masses qu’il doit faire mouvoir, d’où résulte que la nature de ces masses n’est pas indifférente. Il est évident par là que le résultat peut différer totalement suivant que les masses renferment des principes qui en renforcent ou en affaiblissent l’action. Il peut exister entre deux nations ou États des tensions si énergiques, une telle somme d’éléments hostiles, qu’un motif politique très peu important par lui-même, devient capable de provoquer des effets hors de proportion avec sa nature : une véritable explosion.

Cela s’applique à la grandeur des efforts que le but politique doit produire dans les deux États, et à celle du but immédiat à indiquer à l’acte de la guerre, ou du but militaire. Quelquefois le but médiat et le but immédiat coïncideront, comme lorsqu’il ne s’agit que de la conquête d’une province ; d’autres fois cette coïncidence n’ayant pas lieu, le but militaire doit être tel qu’il puisse servir d’équivalent au but politique, et lui être substitué dans la négociation de la paix. Mais ici encore on ne doit pas perdre de vue les individualités des États belligérants : il y a telles situations, où l’équivalent a besoin d’être beaucoup plus grand que le but politique lui-même, pour que celui-ci puisse être atteint. Le but politique aura par lui-même, comme mesure des efforts, une influence d’autant plus décisive, que les masses seront plus indifférentes, que les tensions hostiles, indépendantes de ce but, et qui existent entre les deux États ou naissent de leurs relations, seront plus faibles. Il y a des cas où l’influence du but politique est presque exclusive.

Or, lorsque le but immédiat de la guerre est un équivalent destiné à remplacer le but politique, il s’amoindrira en général avec ce dernier, et cela d’autant plus que celui-ci prédominera davantage. Ceci explique pourquoi il peut exister, sans impliquer contradiction, des guerres de tous les degrés d’importance et d’énergie, depuis la guerre d’extermination jusqu’à la simple observation armée. Mais ceci nous conduit à une question d’une autre espèce, qu’il nous reste à développer et à résoudre.

12. Une suspension dans l’acte de la guerre ne s’explique pas encore par ce qui précède

Quelque insignifiantes que soient les prétentions politiques des deux adversaires, quelque faibles que soient leurs moyens, quelque mince que soit leur objet militaire, l’acte de la guerre peut-il jamais être interrompu ? Cette question pénètre profondément dans la nature du sujet.

Toute action demande pour s’accomplir un certain temps que nous appelons durée. Cette durée est plus ou moins grande, suivant que celui qui agit le fait avec moins ou plus de hâte.

Nous ne nous occuperons pas ici du plus ou du moins ; chacun fait les choses à sa manière. Cependant celui qui opère lentement n’agit pas ainsi afin d’employer plus de temps, mais en raison de ce que, par suite de sa manière d’être, il a besoin de plus de temps, et qu’il ferait moins bien s’il se hâtait davantage. Ce temps dépend donc de causes internes, et appartient à la durée proprement dite de l’action. Or, si à la guerre nous laissons à chaque opération cette durée, nous devons pourtant, au premier coup d’œil, du moins, penser que toute perte de temps en dehors de cette durée, ou, autrement dit, que la suspension de l’acte de la guerre est contraire à la raison. Ne perdons pas de vue qu’il ne s’agit pas des progrès de l’un ou de l’autre des deux adversaires, mais de ceux de tout l’acte de la guerre.

13. Il n’existe qu’un motif pouvant suspendre l’action, et ce motif paraît ne pouvoir jamais exister que chez l’un des adversaires

Si les deux parties se sont armées pour la lutte, il faut qu’un principe hostile les y ait déterminées. Tant qu’elles restent armées, c’est-à-dire tant qu’elles ne font pas la paix, ce principe continue d’exister, et par conséquent la suspension ne peut reposer chez aucune des deux que sur un seul motif, savoir : de vouloir attendre un instant plus favorable pour agir ; au premier coup d’œil, il semble que ce motif ne puisse jamais exister que d’un côté, puisqu’il suppose le motif inverse chez l’adversaire : si l’intérêt de l’un est d’agir, celui de l’autre doit être de temporiser.

Une égalité parfaite des forces ne peut pas justifier la suspension, car dans ce cas celui des belligérants dont le but est positif (l’agresseur) devrait continuer les opérations.

Mais si l’on se figure l’équilibre des forces tel, que celui des adversaires dont le but est positif, et par conséquent le motif le plus puissant, dispose de forces inférieures, de sorte que l’égalité résulte du produit de la force par le motif, il faut admettre, aucun changement n’étant prévu dans cet équilibre, que les deux adversaires feront la paix ; si au contraire un changement est prévu, comme il ne peut être favorable qu’à l’un, l’autre devrait y voir un motif d’agir sans délai. Nous voyons, d’après cela, que l’idée de l’équilibre ne peut pas servir à expliquer la suspension, et ramène à l’attente de l’instant favorable. Supposons donc que, de deux États, l’un ait un but positif, — la conquête d’une province, — qu’il destine à faire valoir dans la négociation de la paix ; après cette conquête, son but étant rempli, il n’éprouve plus le besoin d’agir, et chez lui le repos commence. Si l’adversaire se contente de ce résultat, il doit faire la paix, sinon il doit agir.

Maintenant on peut supposer que dans quatre semaines, par exemple, il sera mieux organisé : il a donc un motif suffisant pour différer d’agir. Mais, dès ce moment, il semble que l’obligation logique d’agir incombe à l’adversaire, pour ne pas laisser au vaincu le temps de se préparer à l’action. Il va sans dire que dans tout ce raisonnement nous supposons une connaissance parfaite des faits de part et d’autre.

14. Il résulterait de là une continuité des opérations dont l’effet serait une nouvelle tendance vers l’extrême

Si cette continuité existait réellement dans l’acte de la guerre, elle pousserait tout à l’extrême. En effet, sans compter qu’une activité non interrompue exciterait davantage les passions, et communiquerait au tout un caractère plus violent, une force élémentaire plus grande, il résulterait encore de la continuité d’action une conséquence plus absolue, un enchaînement plus serré de cause et d’effet ; chaque action individuelle acquerrait plus d’importance et deviendrait par conséquent plus dangereuse.

Mais nous savons que les opérations militaires ont rarement ou n’ont jamais cette continuité, et qu’il y a nombre de guerres dans lesquelles le temps employé à l’action forme la partie de beaucoup la plus petite, l’inaction ayant absorbé tout le reste. Il est impossible que cela ait toujours été une anomalie, et il faut que la suspension de l’acte de la guerre soit rationnellement possible, c’est-à-dire qu’elle n’implique rien d’absurde. Nous allons faire voir maintenant qu’elle est possible, et pourquoi cela est.

15. Le principe de la polarité est employé

En nous représentant toujours l’intérêt de l’un des deux chefs opposé directement à un intérêt égal chez l’autre, nous avons admis une vraie polarité. Nous nous réservons de consacrer plus tard un chapitre spécial à ce principe ; en attendant, nous en dirons ce qui suit :

Le principe de la polarité n’est applicable que lorsqu’on le rapporte à un même objet, où la grandeur positive et son opposée la négative, se détruisent exactement. Dans une bataille, chacune des deux parties veut vaincre ; il y a là une vraie polarité, car la victoire de l’un détruit celle de l’autre. Mais lorsqu’il est question de deux choses différentes ayant en dehors un rapport commun, ce ne sont pas ces deux choses mais leurs rapports qui présentent cette polarité.

16. L’attaque et la défense ont choses d’espèce différente, sont de force inégale, et n’admettent par conséquent pas l’application du principe de la polarité

S’il n’existait qu’une forme de la guerre, c’est-à-dire l’attaque de l’adversaire, et par conséquent pas de défense ou, en d’autres termes, si l’attaque ne différait de la défense que par le motif positif qui manque à celle-ci, tandis que le combat serait toujours des deux côtés exactement le même, alors il y aurait polarité : car dans ce combat tout succès de l’un serait un échec exactement égal pour l’autre.

Mais la guerre se divise en deux formes, l’attaque et la défense, qui, ainsi que nous le ferons voir dans la suite, sont de force différente. La polarité s’applique donc au rapport commun de ces deux actes, c’est-à-dire au résultat, à la solution, mais non à l’attaque et à la défense en elles-mêmes. Si l’un des chefs d’armée désire retarder la solution, l’autre doit vouloir la hâter, mais cela sans changer la forme du combat. Si l’intérêt de A demande qu’il n’attaque son adversaire que dans quatre semaines, B est intéressé à être attaqué, non pas dans quatre semaines, mais sur-le-champ. Tandis qu’il ne s’ensuit pas que l’intérêt de B exige qu’il attaque A immédiatement, ce qui serait toute autre chose.

17. L’effet de la polarité est souvent détruit par la supériorité de la défense relativement à l’attaque, et c’est ce qui explique la suspension de l’acte de la guerre

Si, comme nous le ferons voir plus tard, la forme défensive est plus forte que la forme agressive, on peut se demander si l’avantage d’une décision différée est chez l’un des adversaires aussi grand que celui de la forme défensive chez l’autre. Si cette égalité n’existe pas, ce dernier avantage ne peut neutraliser l’autre, ni par conséquent influer sur la marche de l’acte de la guerre. Nous voyons par là que la force incitative résultant de la polarité des intérêts, peut être détruite par l’excès de force que la forme défensive possède à l’égard de la forme offensive.

Ainsi, lorsque celui auquel l’instant actuel est favorable, se trouve trop faible pour pouvoir négliger l’avantage de la forme défensive, il doit se résigner à attendre l’avenir peut-être moins favorable, car il peut encore y avoir plus d’avantages pour lui à accepter dans cet avenir un combat défensif, qu’à prendre immédiatement l’offensive ou à conclure la paix. Comme, d’après notre conviction, la supériorité de la défense (bien comprise) est très-grande, même beaucoup plus grande qu’on ne pourrait le penser de prime abord, l’explication d’une grande partie des temps d’arrêt qui existent à la guerre devient facile, et l’apparence illogique de ce fait disparaît. Plus les motifs d’action sont faibles, plus ils seront fréquemment absorbés et neutralisés par cette supériorité de la défensive sur l’offensive, et plus les suspensions dans l’acte de la guerre seront fréquentes ; ceci est du reste d’accord avec l’expérience.

18. Une seconde cause gît dans la connaissance imparfaite des faits

Une autre cause encore peut amener la suspension de l’acte de la guerre ; c’est l’insuffisance des notions concernant les faits. Chacun des deux chefs ne connaît exactement que sa propre situation ; celle de l’adversaire ne lui est révélée qu’au moyen de renseignements incertains ; il peut donc juger mal cette situation, et par suite croire que c’est à l’adversaire qu’il convient de prendre l’initiative, tandis que c’est réellement à lui-même. Il est vrai que cette insuffisance d’informations peut aussi souvent amener des actes intempestifs que des abstentions inopportunes, et ne semble par conséquent pas pouvoir plutôt retarder qu’accélérer la marche des événements militaires. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est là une des causes naturelles qui peuvent amener une suspension n’impliquant pas de contradiction avec le but. Or, lorsqu’on considère qu’on est généralement disposé et conduit à estimer plutôt trop haut que trop bas la force de son adversaire, parce que cela est dans la nature humaine, on conviendra que la connaissance imparfaite des faits doit en général contribuer beaucoup à interrompre la marche de la guerre, et à en modérer l’élément d’activité. La possibilité d’une suspension rationnelle introduit un nouveau modérateur dans l’acte de la guerre. En le dissolvant pour ainsi dire dans le temps, elle dissémine le danger et multiplie les moyens de rétablir l’équilibre. Plus la tension hostile d’où la guerre est sortie était grande, et par conséquent plus cette guerre est énergique, plus les temps d’arrêt sont courts. Plus la raison d’être, le principe vital de la guerre est faible au contraire, plus les temps d’arrêt se prolongeront. Les motifs puissants font croître la volonté qui, comme nous l’avons vu, est toujours facteur dans le résultat.

19. La grande quantité d’inaction répandue dans l’acte de la guerre, l’éloigne toujours davantage de l’absolu, et le soumet de plus en plus au calcul des probabilités

Plus la marche de la guerre est lente, plus les temps d’arrêt sont longs et nombreux, plus aussi il devient facile de réparer une faute, et plus les chefs seront hardis dans leurs hypothèses ; en même temps, ils resteront d’autant plus au-dessous des extrêmes, en se basant sur des probabilités et des suppositions. Ainsi la marche plus ou moins lente de la guerre laisse plus ou moins de temps disponible pour ce calcul de probabilités, qui est indispensable dans l’application.

20. Pour que la guerre soit un jeu, il ne lui manque donc plus que le hasard ; or, elle est loin d’en être dépourvue

Nous voyons par ce qui précède combien la nature objective de la guerre la convertit en calcul de probabilités ; il ne faut plus qu’un seul élément pour en faire un jeu, et cet élément ne lui manque pas, c’est le hasard. Aucun genre d’activité humaine n’est aussi constamment et aussi généralement que la guerre en rapport avec le hasard. Mais avec le hasard s’introduisent les chances, ce qui finit par faire une large part au bonheur.

21. Comme la guerre est un jeu par sa nature objective, de même elle l’est par sa nature subjective

Si nous jetons un coup d’œil sur la nature subjective de la guerre, c’est-à-dire sur les forces au moyen desquelles elle doit être conduite, elle nous apparaîtra de plus en plus comme un jeu. L’élément, le milieu dans lequel la guerre se meut, c’est le danger ; or, quelle est dans le danger la plus importante des forces de l’âme ? C’est le courage. Maintenant le courage peut, il est vrai, s’allier avec la sagesse du calcul, et cependant ce sont choses essentiellement différentes, appartenant à des facultés distinctes de l’âme ; d’un autre côté, la propension à risquer, la confiance dans le bonheur, la hardiesse, la témérité, sont des manifestations du courage, et toute cette région de l’âme aspire vers les incertitudes de la chance, parce que c’est là son élément. Nous voyons par là que dans les calculs dépendant de l’art de la guerre, l’absolu, l’élément mathématique, ne trouve nulle part un point d’appui. A travers tout le réseau de la guerre se jouent le possible, le probable, le bonheur, le malheur. C’est ce qui fait que de toutes les branches de l’activité humaine, c’est la guerre qui ressemble le plus à une lutte de joueurs.

22. Le hasard possède un attrait pour l’esprit humain en général

Quoique notre intelligence se sente toujours poussée vers la clarté et la certitude, notre esprit éprouve pourtant souvent un attrait pour l’incertain. Au lieu de suivre péniblement avec le jugement le entier étroit de la recherche philosophique et des déductions logiques, pour arriver presque sans s’en apercevoir dans des espaces où il se sent dépaysé, où il n’aperçoit plus aucun point de repère, l’esprit préfère s’arrêter avec l’imagination dans le domaine des hasards heureux. Au lieu de se voir limité par l’indigence nue et aride de la nécessité, il se délecte au milieu des trésors illimités du possible, le courage s’exalte jusqu’aux nues, et c’est ainsi que les hasards et le danger deviennent l’élément dans lequel il s’élance, comme le hardi nageur dans le torrent.

La théorie doit-elle l’abandonner sur ce terrain ? Doit-elle se renfermer présomptueusement dans un cercle de conclusions doctorales et de maximes absolues ? Non, car alors elle ne serait d’aucune utilité pratique. La théorie ne peut faire abstraction de la nature humaine, elle doit faire la part du courage, de la hardiesse et même de la témérité. L’art de la guerre a affaire à des forces vivantes et à des forces morales, et il s’ensuit qu’il ne peut nulle part atteindre l’absolu et la certitude ; il reste partout une place à l’imprévu, à l’inconnu ; il appartient au courage, à la confiance de combler ces lacunes. Plus ce courage, cette foi en soi sont grands, plus on peut laisser de latitude à la chance. Ces qualités sont donc à la guerre des principes très-essentiels, et par conséquent la théorie ne doit établir que des lois telles, que ces vertus guerrières, qui sont les plus nobles et les plus nécessaires, puissent y conserver leur libre essor, à tous leurs degrés et dans toutes leurs modifications. Dans l’action de risquer il existe aussi une sagacité et une prévoyance ; seulement on les apprécie d’après un autre module.

23. Toutefois la guerre n’en reste pas moins un moyen sérieux relatif à un but sérieux. Développements plus amples concernant ce but

Voilà la guerre, voilà le chef qui la conduit, voilà la théorie qui la dirige. Mais la guerre n’est pas un passe-temps ; elle n’est pas un divertissement consistant à risquer et à réussir ; elle n’est pas une œuvre de libre inspiration ; la guerre est un moyen sérieux se rapportant à un but sérieux. Tout ce qu’elle a de ce coloris diapré du bonheur, tout ce qu’elle s’approprie des élans passionnés, du courage, de l’imagination, de l’inspiration, ne constitue qu’une particularité du moyen.

La guerre d’une communauté, de nations entières, et spécialement de nations civilisées, naît toujours d’une situation politique, et n’est déterminée que par un motif politique : elle constitue donc un acte politique. Si cet acte était parfait et non troublé, si c’était une manifestation absolue de la puissance, tel que nous avons dû le déduire de la pure abstraction, alors, dès l’instant où la politique lui aurait donné l’existence, il se substituerait à celle-ci, l’écarterait comme n’en dépendant plus, et ne suivrait que ses lois intrinsèques, de même que l’explosion d’une mine n’est plus susceptible d’être conduite après qu’on a mis le feu à la traînée de poudre qui doit la faire éclater. C’est ainsi que jusqu’à présent on s’est expliqué la chose, lorsqu’un défaut d’harmonie entre la politique et la guerre a conduit à des distinctions théoriques de ce genre. Cependant il n’en est pas ainsi, et cette conception est radicalement fausse. Dans le monde réel, la guerre, ainsi que nous l’avons vu, n’est pas cette chose extrême dont la tension se résout par une seule solution, mais c’est l’action de forces qui ne se développent pas d’une manière uniforme et régulière. Tantôt ces forces grandissent suffisamment pour vaincre l’obstacle que lui opposent l’inertie et le frottement, tantôt elles sont trop faibles pour se manifester ainsi ; c’est donc à certains égards une condensation de la violence, plus ou moins énergique, lâchant ses décharges et épuisant les forces plus ou moins rapidement. Autrement dit, c’est un acte conduisant plus ou moins promptement au but, mais durant toujours assez longtemps pour que, pendant son cours, une influence puisse être exercée sur lui et lui donner telle ou telle direction ; bref, cet acte reste soumis à la volonté d’une intelligence dirigeante. Si nous considérons maintenant que la guerre procède du but politique, il est naturel que ce motif premier, qui lui a donné l’existence, continue à conserver la haute main sur sa direction. Mais le but politique n’impose pas pour cela des lois despotiques, il doit se plier à la nature du moyen : d’où résulte que souvent il se modifie profondément. Cela n’empêche pas qu’il ne doive toujours conserver la première considération. Ainsi la politique se prolongera à travers tout l’acte de la guerre, en exerçant sur lui une influence continue, autant que le permet la nature des forces qui s’y détendent.

24. La guerre n’est qu’une continuation de la politique avec d’autres moyens

Nous voyons donc que la guerre n’est pas seulement un acte politique, mais encore un véritable instrument de la politique, une continuation des transactions de celle-ci, une suite qu’on lui donne par d’autres moyens. Ce qu’après cela la guerre conserve encore d’individuel, ne se rapporte qu’à la nature particulière de ses moyens. Les tendances et les desseins de la politique ne doivent pas se trouver en contradiction avec ces moyens, c’est ce que l’art de la guerre exige en général, et c’est ce que le commandant en chef peut exiger dans chaque cas donné. Cette condition n’est pas peu de chose ; mais quelle que soit, dans des cas particuliers, la réaction de la guerre sur les desseins politiques, on ne doit jamais considérer ceux-ci que comme modifiés ; car le dessein politique est le but, la guerre est le moyen, et un moyen sans but ne se conçoit pas.

25. Diversité de nature des guerres

Lorsque les motifs de la guerre sont considérables et puissants, lorsqu’ils touchent aux intérêts vitaux des peuples et que l’irritation qui précède la guerre est violente, la guerre s’approche de sa forme abstraite, où il s’agit de terrasser l’adversaire ; alors le but politique et le but militaire tendent à coïncider, et la guerre s’éloigne du caractère politique pour s’approcher du caractère purement militaire. Lorsque, au contraire, les motifs et les tensions sont faibles, la direction naturelle de l’élément de la guerre, c’est-à-dire la violence, se trouvera divergente de celle que la politique indique. La guerre doit donc alors dévier de cette direction naturelle ; le but politique s’éloigne du but de l’idéal de la guerre, et le caractère de la guerre tend à devenir purement politique.

Toutefois, afin que le lecteur ne s’y trompe pas, nous remarquerons, que ce que nous avons appelé tendance naturelle de la guerre, ne l’est que sous le point de vue philosophique, ou plutôt logique, et que ce n’est nullement la tendance des forces engagées réellement dans un conflit, comme si l’on voulait entendre par là la somme des émotions et des passions des combattants ; il est vrai que dans certains cas ceux-ci pourraient se trouver tellement surexcités, qu’on les retiendrait avec peine dans les limites tracées par les vues politiques ; généralement cependant une pareille réaction n’aura pas lieu, parce que l’existence d’une tentative importante présuppose celle d’un plan grandiose en harmonie avec le but. Lorsque le plan n’est dirigé que vers un résultat médiocre, les masses resteront assez indifférentes pour qu’on ait plutôt besoin de leur communiquer une impulsion que de les contenir.

26. Les guerres peuvent être considérées toutes comme des actes politiques

Revenons à notre objet ; s’il est vrai que dans une sorte de guerre la politique paraît s’effacer entièrement, tandis que dans l’autre elle devient très prépondérante, on peut pourtant démontrer que l’une est aussi politique que l’autre. En effet, si l’on considère la politique comme l’intelligence de l’État personnifié, il faut que parmi toutes les éventualités que doit embrasser son calcul, soit comprise celle d’une guerre de la première espèce, amenée par la nature des rapports.

Il n’y aurait qu’un cas où l’on devrait se borner à considérer la guerre de la seconde espèce comme relevant seule de la politique, ce serait celui où l’on voudrait voir dans la politique, non pas l’intelligence des intérêts nationaux, mais bien cette idée trop généralement répandue, cette idée toute de convention que la science de la politique n’est que finesse, circonspection, dissimulation, duplicité, déloyauté même.

27. Conséquences de ce point de vue pour l’intelligence de l’histoire militaire et pour les bases de la théorie

Nous avons vu qu’en tout cas la guerre doit être conçue, non comme une chose indépendante, mais comme un instrument politique. Tout autre point de vue serait en opposition avec toute l’histoire militaire. C’est la seule clef de l’analyse rationnelle de cette histoire. Ce même point de vue nous laisse entrevoir aussi combien les guerres doivent être diverses suivant la nature des motifs et des rapports qui les ont fait naître.

Le premier acte et en même temps le plus considérable et le plus décisif incombe à l’homme d’État ou au chef d’armée, consiste donc à juger sainement sous ce rapport la guerre qu’il entreprend, et à ne pas l’estimer, ou vouloir la faire ce qu’elle ne peut être d’après la nature des rapports. Ceci constitue donc la première et la principale question stratégique ; nous l’examinerons plus en détail dans la suite en développant le plan de campagne.

Nous nous contenterons pour le moment d’avoir exposé le sujet jusqu’à cette limite, et d’avoir ainsi fixé le point de vue auquel il faut se placer pour considérer la guerre et sa théorie.

28. Résultat pour la théorie

D’après ce qui précède, la guerre non-seulement tient du caméléon, comme changeant de nature dans chaque cas particulier, mais elle forme encore dans sa généralité, sous le rapport des tendances qui règnent en elle, une singulière trinité composée :

1o De la violence originelle de son élément, de la haine et de l’hostilité, qu’on peut considérer comme un instinct aveugle ;

2o Du jeu des probabilités et du hasard, qui y introduit l’activité libre de l’âme ;

3o De la nature subordonnée de l’instrument politique, ce qui la rapporte à la raison pure et simple.

La première de ces trois faces correspond au Peuple, la seconde au Général et à son Armée, la troisième au Gouvernement. Les passions qui y seront mises en jeu doivent déjà exister dans les Nations ; l’étendue qu’acquiert l’élément de courage et de talent dans le domaine de la probabilité et du hasard, dépend de l’individualité du Chef et de l’Armée ; les vues politiques, au contraire, se rapportent exclusivement au Gouvernement.

Ces trois tendances, qui se présentent comme autant de systèmes de lois différents, ont leurs racines dans la nature intime du sujet, et sont en même temps des grandeurs variables. Une théorie qui négligerait l’une d’elles, ou qui établirait entre elles un rapport arbitraire, se mettrait immédiatement en opposition avec la réalité, et se trouverait par cela seul renversée.

La solution du problème exige donc que la théorie gravite constamment entre ces trois tendances, comme entre trois centres d’attraction.

Dans le livre traitant de la théorie de la guerre, nous examinerons par quelle voie il sera le plus possible de satisfaire à cette condition difficile. En tout cas, l’idée de la guerre que nous avons arrêtée sera un premier rayon de lumière qui nous aidera à distinguer et démêler les masses principales du sujet, et à reconnaître les bases fondamentales de la théorie.

« De la guerre, livre Ier, chap. I et II », Journal des sciences militaires des armées de terre et de mer, 4e série, t. XI, 25e année, Paris, Librairie militaire, maritime et polytechnique de J. Corréard, 1849, pp. 59-93.


Traductions du § 24

Traduction du major d’artillerie Neuens (1849)

24. La guerre n’est qu’une continuation de la politique avec d’autres moyens

Nous voyons donc que la guerre n’est pas seulement un acte politique, mais encore un véritable instrument de la politique, une continuation des transactions de celle-ci, une suite qu’on lui donne par d’autres moyens. Ce qu’après cela la guerre conserve encore d’individuel, ne se rapporte qu’à la nature particulière de ses moyens. Les tendances et les desseins de la politique ne doivent pas se trouver en contradiction avec ces moyens, c’est ce que l’art de la guerre exige en général, et c’est ce que le commandant en chef peut exiger dans chaque cas donné. Cette condition n’est pas peu de chose ; mais quelle que soit, dans des cas particuliers, la réaction de la guerre sur les desseins politiques, on ne doit jamais considérer ceux-ci que comme modifiés ; car le dessein politique est le but, la guerre est le moyen, et un moyen sans but ne se conçoit pas.

Journal des sciences militaires des armées de terre et de mer, 4e série, t. XI, 25e année, Paris, Librairie militaire, maritime et polytechnique de J. Corréard, 1849, pp. 88-89.


La même traduction revue par Benoît Chantre et Laurent Giassi (2014)

24. La guerre n’est qu’une continuation de la politique avec d’autres moyens

Nous voyons donc que la guerre n’est pas seulement un acte politique, mais encore un véritable instrument de la politique, une continuation des transactions de celle-ci, une suite qu’on lui donne par d’autres moyens. Ce qu’après cela la guerre conserve encore d’individuel ne se rapporte qu’à la nature particulière de ses moyens. Les tendances et les desseins de la politique ne doivent pas se trouver en contradiction avec ces moyens, c’est ce que l’art de la guerre exige en général, et c’est ce que le commandant en chef peut exiger dans chaque cas particulier. Cette condition n’est pas peu de chose ; mais quelle que soit, dans des cas particuliers, la réaction de la guerre sur les desseins politiques, on ne doit toujours la considérer comme une modification de ceux-ci ; car le dessein politique est la fin, la guerre est le moyen, et un moyen sans fin ne se conçoit pas.

Clausewitz, De la guerre, Livre I, Paris, GF Flammarion, 2014, p. 42.


Traduction du lieutenant-colonel de Vatry (1889)

24. La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

On voit que la guerre devient ainsi non seulement un acte, mais l’instrument même de la politique, et que celle-ci, en y ayant recours, ne fait que poursuivre son œuvre par d’autres moyens. Or comme, dans ces conditions, la guerre ne conserve absolument de son caractère originel que les procédés qui lui sont propres, l’art militaire, d’une façon générale, et le commandant en chef, dans chaque cas particulier, sont en droit d’exiger de la politique que la direction qu’elle suit et les résultats qu’elle vise ne contrarient pas les moyens de l’instrument qu’elle emploie. Si grande que soit cette exigence et quelque tyrannie qu’elle exerce parfois sur la direction suivie par la politique, elle ne peut cependant jamais y introduire que des modifications, par la raison que c’est le motif politique qui a tout d’abord présidé à la fixation de l’objectif à poursuivre par l’action militaire.

Clausewitz, Théorie de la grande guerre, introduction [livres I et II], trad. Bourdon de Vatry, Paris, Librairie militaire de L. Baudoin et Ce, 1889, p. 27.


Traduction de Denise Naville (1955)

24. La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens

Nous voyons donc que la guerre n’est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une poursuite des relations politiques, une réalisation de celles-ci par d’autres moyens. Ce qui reste toujours particulier à la guerre relève purement du caractère particulier des moyens qu’elle met en œuvre. L’art de la guerre en général, et du commandant dans chaque cas d’espèce, peut exiger que les tendances et les intentions de la politique ne soient pas incompatibles avec ces moyens, exigence non négligeable, assurément. Mais aussi puissamment qu’elle réagisse en certains cas sur les intentions politiques, cela doit toujours être considéré seulement comme une modification de celles-ci ; car l’intention politique est la fin, tandis que la guerre est le moyen, et l’on ne peut concevoir le moyen indépendamment de la fin.

Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Les Éditions de minuit, 1955, p. 67.


Traduction de Michael Howard et Peter Paret (1976)

24. WAR IS MERELY THE CONTINUATION OF POLICY BY OTHER MEANS

We see, therefore, that war is not merely an act of policy but a true political instrument, a continuation of political intercourse, carried on with other means. What remains peculiar to war is simply the peculiar nature of its means. War in general, and the commander in any specific instance, is entitled to require that the trend and designs of policy shall not be inconsistent with these means. That, of course, is no small demand; but however much it may affect political aims in a given case, it will never do more than modify them. The political object is the goal, war is the means of reaching it, and means can never be considered in isolation from their purpose.

Clausewitz, On War, transl. Michael Howard and Peter Paret, Princeton, Princeton University Press, 1984, 1st ed. 1976, p. 87.


Traduction de Laurent Murawiec (1999)

24. La guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens

On voit donc que la guerre n’est pas simplement un acte politique, mais véritablement un instrument politique, une continuation des rapports politiques, la réalisation des rapports politiques par d’autres moyens. Ce qui reste à la guerre de caractère singulier provient simplement des moyens singuliers qui sont dans sa nature. L’art de la guerre en général et le général dans chaque cas d’espèce peuvent exiger, ce qui n’est pas rien, que les intentions et les directives du politique n’entrent pas en contradiction avec ces moyens. Si grande soit dans certains cas la portée de cette exigence sur les plans politiques, elle ne peut cependant jamais être plus qu’un amendement, car l’intention politique est la fin recherchée, la guerre en est le moyen, et le moyen ne peut être conçu sans la fin.

Clausewitz, De la guerre, trad. Laurent Murawiec, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2014, 1re éd. 1999, p. 56.


Analyse

La guerre selon Clausewitz : 1. Par nature, la guerre est portée aux extrêmes par trois actions réciproques (montée aux extrêmes) ; 2. Dans la réalité, la guerre est le produit de trois tendances (trinité) qui modifient sa nature ; 3. C’est la pondération de ces tendances qui fait de la guerre ce qu’elle est en réalité.

Les citations sont empruntées à la traduction Neuens (1849-1851), première traduction française. Le terme allemand de Akt der Gewalt ((liv. Ier, chap. I, § 2) est traduit par acte de la force. Bourdon de Vatry (1889) emploie le même terme : « La guerre est donc un acte de la force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté. » Les traductions du XXe siècle lui préfèrent le terme d’acte de violence : « La guerre est donc un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » (Naville, 1955) ; « La guerre est donc un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté » (Murawiec, 1999) ; « D’après cela, la guerre est un acte de violence ayant pour but de contraindre un adversaire à accomplir notre volonté » (Chantre et Giassi, 2014). Le terme allemand de Friktion im Kriege (chap. VII) est traduit par « Du frottement dans la guerre ». Bourdon de Vatry (1889) suit la même traduction. Les traductions du XXe siècle lui préfèrent le terme français de friction : « La friction en guerre » (Naville, 1955) ; « La friction à la guerre » (Murawiec, 1999) ; « La friction dans la guerre » (Chantre et Giassi, 2014).


Brouillard de la guerre

La notion de brouillard de la guerre apparaît au chapitre III du livre Ier et au au chapitre II du livre IIe.

L’incertitude joue un grand rôle à la guerre. Les trois quarts des choses sur lesquelles on s’y fonde pour agir sont plongées dans le brouillard plus ou moins épais de l’incertitude. C’est là ce qui rend si nécessaire beaucoup de pénétration de l’intelligence ; car il faut arriver à l’intuition de la vérité par le travail interne du jugement.

Liv. Ier, chap. III, trad. Neuens, 1849-1851.

24. Troisième spécialité [particularité] : incertitude de toutes les données

Enfin la grande incertitude de toutes les données constitue à la guerre une difficulté toute spéciale, parce que toute action s’y accomplit dans une sorte de crépuscule, qui en outre donne encore quelquefois comme le brouillard ou le clair de lune, des contours exagérés ou un aspect étrange aux choses.

Ce qui manque en notions claires, par suite de cette insuffisance de lumières, doit être deviné par le talent ou abandonné au bonheur. C’est donc encore au talent, ou même à la faveur du hasard, qu’on est obligé de se confier, faute de notions sur l’actualité.

Liv. IIe, chap. II, trad. Neuens, 1849-1851.


Centre de gravité

La notion de centre de gravité est définie au chapitre IV du livre VIII.

L’objet de la guerre devrait, d’après l’idée, être toujours le renversement de l’adversaire. Voilà la notion fondamentale qui nous servira de point de départ.

Or, qu'est-ce que le renversement ? Ce n'est pas toujours le renversement intégral de l'État ennemi. Si en 1792 on était arrivé jusqu'à Paris, d'après toutes les probabilités imaginables, la guerre avec le parti révolutionnaire eût été provisoirement terminée ; il n'était même pas nécessaire de battre préalablement ses armées, car ces armées ne pouvaient pas encore être considérées comme des forces indépendantes. En 1814 au contraire, on n'eût pas tout obtenu en prenant Paris, tant que Napoléon fût resté à la tête d'une armée considérable. Mais comme son armée était pour la plus grande partie détruite, la prise de Paris décida tout en 1814 et 1815. Si en 1812, Napoléon avait pu, soit avant, soit après la prise de Moscou, complètement défaire l'armée russe de 120 000 hommes, postée sur la route de Kaluga, ainsi qu'il défit l'armée autrichienne en 1805, et l'armée prussienne en 1806, il eût été infiniment probable que la possession de cette capitale eût conduit à la paix, quoiqu'il restât un territoire immense à conquérir. En 1805, la bataille d'Austerlitz fut décisive ; ainsi la possession de Vienne et des deux tiers des États autrichiens ne suffirent pas pour faire obtenir la paix. Par contre, après cette bataille aussi, toute la Hongrie intacte ne put pas empêcher cette paix. La défaite de l'armée russe était le dernier coup nécessaire ; l'empereur Alexandre n'en avait pas une autre sous la main ; par conséquent la paix fut une suite indubitable de la victoire. Si l'armée russe s'était déjà trouvée avec les Autrichiens sur le Danube, et si elle avait partagé la défaite de ceux-ci, il est probable que la prise de Vienne n'aurait même pas été nécessaire, et que la paix eût été conclue à Lintz.

Dans d'autres cas, la conquête entière de l'État ne suffit pas ; c'est ce qui eut lieu en Prusse en 1807 ; le choc contre l'armée auxiliaire russe dans la victoire douteuse d'Eylau, ne fut pas assez décisif, et il fallut la victoire non douteuse de Friedland pour jouer le rôle qu'avait joué celle d'Austerlitz l'année d'avant.

Nous voyons, qu'ici aussi le résultat ne peut être déterminé d'après des causes générales ; les causes individuelles qu'aucun homme ne peut apprécier sans être sur les lieux, et beaucoup de causes morales dont il n'est jamais question, même les moindres accidents de détail, qui dans l'histoire ne paraissent que comme anecdotes, sont souvent décisifs. Tout ce que la théorie peut établir à cet égard, c'est qu'il est nécessaire de ne jamais perdre de vue les rapports prédominants des États belligérants. Des intérêts qui s'y rattachent il se formera un centre de puissance et de mouvement qui entraîne tout le reste. C'est contre ce centre de gravité que doit être dirigé le choc collectif de toutes les forces.

Liv. VIIIe, chap. IV, trad. Neuens, 1849-1851.


Gravure

Jean Dolivar, Le passage du Rhin (12 juin 1672), v. 1680.

Figure en outre dans un recueil de gravures sur les conquêtes de Louis XIV, v. 1680.

Gallica-BNF