La loi du 31 décembre 1913 sur la protection des monuments historiques

Annexe au procès-verbal de la séance du 26 décembre 1913.

RAPPORT

FAIT

Au nom de la Commission chargée d’examiner le projet de loi, ADOPTÉ PAR LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, sur les monuments historiques,

PAR M. AUDIFFRED

Sénateur.

(Urgence déclarée.)

MESSIEURS,

Près d’un siècle s’est écoulé depuis que Victor Hugo, seul au milieu de l’indifférence générale, entreprenait de sauver les monuments qui attestent le génie de nos ancêtres et poussait un cri d’alarme que les pouvoirs ont enfin sérieusement entendu.

Il écrivait en 1825 :

Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du moyen-âge, où s’est imprimée la vieille gloire nationale, auxquels s’attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple. »

Lamartine, de son côté, au cours de son premier voyage en Italie, exprimait l’étonnement et la tristesse que lui causaient la destruction des chefs-d’œuvre du passé et les altérations qu’on leur faisait subir. Il n’avait cependant pas encore assisté aux abus des restaurations modernes, qui ont provoqué chez les artistes et les gens de goût une si énergique protestation contre certains travaux qui, sous prétexte de conservation, ont trop souvent dénaturé le caractère des plus admirables monuments.

Voici ce qu’il écrivait à Rome, sur son carnet de voyage, le 11 novembre 1811 :

Je viens du Capitole. Ce n’est plus le Capitole, ce sont trois palais modernes et d’un goût plutôt brillant que beau. Où est le château, où sont les temples, où est la Roche tarpéïenne ? Tout cela est encombré, caché, défiguré ; tout a changé de place ; les incendies, les éboulements, les tremblements de terre ont tout détruit, mais moins encore que la main des hommes. Il semble que les hommes se plaisent à enlever à leurs ancêtres jusqu’à leur nom, jusqu’à la trace de leurs ouvrages. Le siècle dans lequel ils vivent est toujours pour eux le premier, le plus éclairé des siècles ; ils comptent pour rien tout ce qui est passé ; ils détruisent des chefs-d’œuvre et les remplacent par des colifichets qu’ils s’imaginent devoir être immortels. Combien cette pensée vous afflige, à Rome ! Souvent, au milieu d’un petit temple moderne, sans noblesse et sans grandeur, parmi les ridicules ornements d’un palais brillant, une belle et simple colonne isolée élève encore sa tête superbe, comme pour accuser par sa beauté la barbarie de ceux qui l’ont défigurée et qui ont remplacé si mal l’édifice dont elle faisait partie. »

L’Italie n’a pas eu le triste privilège de ces altérations. Les monuments, qui forment une partie de notre patrimoine national, et non la moindre, ont été aussi, pendant des années, livrés à toutes les déprédations.

Sans remonter aux guerres intérieures qui ont si longtemps désolé notre pays et détruit tant de chefs-d’œuvre qui feraient aujourd’hui notre admiration, on est obligé de constater qu’à la fin de l’ancienne monarchie, sous la Révolution, comme pendant le premier empire et la Restauration, l’ignorance a fait rage. On a saccagé et détruit à plaisir de purs chefs-d’œuvre.

A Cluny, berceau de la grande école d’architecture et de sculpture qui a rayonné sur le monde entier, il ne reste à peu près plus rien.

C’est un des titres de gloire de Victor Hugo d’avoir le premier protesté contre ce vandalisme systématique avec un esprit de suite, une persévérance qui ne se sont jamais démentis. Puis, sont venus les Chateaubriand, les Montalembert, les Mérimée, les Vitet et d’autres.

On peut dire aujourd’hui que s’il subsiste malheureusement encore des localités trop nombreuses où, sous l’empire des motifs les plus divers, on n’attache aucun intérêt à la conservation d’œuvres d’art remarquables, l’ensemble de la nation et les pouvoirs publics se préoccupent sérieusement, au contraire, de la conservation de toutes ces belles productions artistiques du passé. Les plus indifférents finissent par comprendre qu’elles portent au loin le renom du génie de la France, qu’elles servent à établir son histoire et contribuent à l’instruction et à la formation du goût des générations successives.

De ce mouvement d’opinion est née la loi de 1887, dont on constate aujourd’hui l’insuffisance, mais qui a marqué un premier pas dans cette voie utile de la protection où il convient de s’engager résolument. La loi qui est proposée au Sénat, après une étude très sérieuse d’une importante Commission de la Chambre, poursuivie pendant plusieurs années, à pour but de combler les lacunes constatées dans la législation précédente et, tout en respectant, dans la mesure nécessaire, les droits de la propriété collective et privée, d’assurer, d’une manière efficace, la conservation, l’acquisition et le dégagement des monuments qui, soit par leur caractère historique, soit par leur caractère artistique, constituent un patrimoine national qui doit être intangible.

[…]

Cette loi réalise d’incontestables améliorations ; votre Commission vous demande, à l’unanimité, de la voter sans lui faire subir aucun changement, pour qu’elle puisse être immédiatement promulguée et produire, sans aucun retard, les heureux effets que l’on doit en attendre.

Nous ne contestons pas qu’une étude attentive et minutieuse des textes adoptés par la Chambre pourrait nous amener à vous proposer certaines améliorations, mais ces perfectionnements qui ne pourraient être que de détail, auraient le grand inconvénient de prolonger un état de choses qui ne saurait subsister sans danger. L’Administration des Beaux-Arts n’a pas, à l’heure actuelle, les moyens efficaces de préserver, dans tous les cas, d’une destruction possible, des monuments ou des fragments de monuments qui doivent à tout prix être conservés ; ses droits, ses moyens d’action, incomplets pour les immeubles, le sont encore davantage pour les objets mobiliers.

Faut-il, pour faire une œuvre plus parfaite, différer encore pendant de longs mois, la promulgation d’une loi impatiemment attendue par les artistes et tous les amis des arts, au risque de laisser détruire pendant l’intervalle des richesses artistiques précieuses ? Votre Commission ne le pense pas.

La loi que nous vous proposons n’est pas du reste une improvisation hâtive. Depuis celle du 30 mars 1887, rapportée au Sénat par M. Bardoux, les questions qui sont résolues par les textes que nous vous soumettons ont été étudiées par tout ce que notre pays compte de personnalités éminentes dans le domaine des arts, soit dans la presse, soit dans des Commissions parlementaires et extraparlementaires, et c’est de cette longue et patiente élaboration, à laquelle notre administration des Beaux-Arts n’est pas restée étrangère, qu’est sortie cette charte nouvelle des monuments historiques et préhistoriques, meilleure que les précédentes et que l’on pourra perfectionner plus tard, à l’aide des données nouvelles que l’expérience fournira.

Nous vous demandons, en conséquence, de l’adopter sans lui faire subir aucune modification, pour qu’elle puisse devenir immédiatement applicable.