La mobilisation russe dans le livre jaune français (30 novembre 1914)

Au début de la Première Guerre mondiale, les belligérants publient des livres de couleur destinés à éclairer l’opinion internationale et leurs opinions intérieures sur le déroulement de la crise de l’été 1914 : le livre blanc allemand (3 août 1914), le livre bleu britannique (6 août), le livre orange russe (7 août), le livre gris belge (7 octobre), le livre bleu serbe (18 novembre), le livre jaune français (30 novembre), le livre rouge autrichien (3 février 1915). Ces recueils de documents diplomatiques visent avant tout à justifier la politique suivie par chacun des États en attribuant la responsabilité de la crise à l’adversaire. C’est pourquoi ils présentent des omissions ou des altérations délibérées. Dans le livre jaune français, la dépêche no 118 (31 juillet, 10 h 43) par laquelle l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg informe son gouvernement de la mobilisation générale russe (29-30 juillet) est réécrite afin d’établir l’antériorité de la mobilisation générale austro-hongroise. L’erreur est reprise dans la brochure publiée en janvier 1915 par le sociologue Émile Durkheim et l’historien Ernest Denis, Qui a voulu la guerre ? Les origines de la guerre d’après les documents diplomatiques.


Le texte dans le livre jaune (1914)

No 118

M. Paléologue, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg,

à M. Viviani, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères.

Saint-Pétersbourg, le 31 juillet 1914.

En raison de la mobilisation générale de l’Autriche et des mesures de mobilisation prises secrètement, mais d’une manière continue, par l’Allemagne depuis six jours, l’ordre de mobilisation générale de l’armée russe a été donné, la Russie ne pouvant, sans le plus grave danger, se laisser davantage devancer ; en réalité, elle ne fait que prendre des mesures militaires correspondant à celles prises par l’Allemagne.

Pour des raisons stratégiques impérieuses, le Gouvernement russe ne pouvait plus, sachant que l’Allemagne s’armait, retarder la conversion de sa mobilisation partielle en mobilisation générale.

Paléologue.

Documents diplomatiques. 1914. La Guerre européenne. I. Pièces relatives aux négociations qui ont précédé les déclarations de guerre de l’Allemagne à la Russie (1er août 1914) et à la France (3 août 1914). Déclaration du 4 septembre 1914, Paris, ministère des Affaires étrangères, Imprimerie nationale, Hachette, 1914, p. 129.


Le texte dans les Documents diplomatiques (1936)

432.

M. Paléologue, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg,

à M. Viviani, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères.

T. no 318. Extrême urgence.

Saint-Pétersbourg, 31 juillet 1914, 10 h 43.

(Reçu : 20 h 30.)

La mobilisation générale de l’armée russe est ordonnée (3).

(3) Communiqué à la Guerre le 31 juillet. Le texte ci-dessus reproduit est celui de la minute. Le déchiffrement porte : « Le (mot passé), la mobilisation générale de l’armée russe est ordonnée. » L’heure d’envoi (10 h 43) est celle qui figure au registre du service du chiffre. La copie de la minute (archives de l’ambassade) porte, au crayon : 10 heures.

La minute autographe de M. Paléologue porte : 8 h 30.

M. Paléologue a communiqué à la Commission un extrait de son « Journal », où il indique les conditions dans lesquelles ce télégramme no 318 a été expédié : Rédigé à 8 h 30, le message a été porté au Central télégraphique ; le porteur a trouvé « les locaux de la poste dans une grande agitation, parce que l’autorité militaire s’occupait à prendre possession des services télégraphiques ». C’est cette circonstance, pense M. Paléologue, qui explique le délai écoulé entre la remise du télégramme au service télégraphique et l’expédition.

Le délai de transmission s’explique parce que le télégramme, pour éviter le passage par l’Allemagne, a été expédié par la voie scandinave. Un autre télégramme (no 317), non reproduit ici parce qu’il concerne uniquement une question de personnel, a été expédié de Saint-Pétersbourg à 10 h 44 et n’est parvenu à Paris qu’à 22 heures.

D’autre part, le cahier d’enregistrement de l’ambassade porte en marge la mention « T. S. F. ». La Commission a donc recherché si ce télégramme avait été transmis par cette voie. Les registres du service du chiffre ne contiennent aucune mention relative à l’arrivée, ce jour-là, d’un radiotélégramme. Le cahier de service de la Tour Eiffel, pour cette journée, porte les mentions suivantes : « 11 h 15 à 12 h 30 : service avec Saint-Pétersbourg. Très faible. Illisible sous Nauen. — 14 h, 15 h 55, 17h 35 : service Pétersbourg. Rien de lui. »

Il faut donc en conclure que le message T. S. F. n’est pas parvenu avant le télégramme envoyé par fil.

Enfin la question pouvait se poser de savoir si un radiotélégramme, antérieur, annonçant la mobilisation générale, n’avait pas été adressé directement par l’État-major russe à l’État-major français. Il n’a été retrouvé aucun message à ce sujet. Un seul radiotélégramme d’origine russe figure dans les « entrées » du cabinet du Ministre de la Guerre, pour la nuit du 30 au 31 : il indique un mouvement de la flotte allemande.

Documents diplomatiques français (1871-1914), 3e série (1911-1914), tome XI (24 juillet 1914-4 août 1914), ministère des Affaires étrangères, Commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914, Imprimerie nationale, Alfred Costes, L’Europe nouvelle, 1936, pp. 356-357.