La pièce no 6 du livre jaune français (30 novembre 1914)

Au début de la Première Guerre mondiale, les belligérants publient des livres de couleur destinés à éclairer l’opinion internationale et leurs opinions intérieures sur le déroulement de la crise de l’été 1914 : le livre blanc allemand (3 août 1914), le livre bleu britannique (6 août), le livre orange russe (7 août), le livre gris belge (7 octobre), le livre bleu serbe (18 novembre), le livre jaune français (30 novembre), le livre rouge autrichien (3 février 1915). Ces recueils de documents diplomatiques visent avant tout à justifier la politique suivie par chacun des États en attribuant la responsabilité de la crise à l’adversaire. C’est pourquoi ils présentent des omissions ou des altérations délibérées.

No 6.

M. Jules Cambon, Ambassadeur de la République française à Berlin, à M. Stéphen Pichon, Ministre des Affaires étrangères.

Berlin, le 22 novembre 1913.

Je tiens d’une source absolument sûre la relation d’une conversation que l’Empereur aurait eue avec le Roi des Belges, en présence du Chef d’État-Major Général de Moltke, il y a une quinzaine de jours, conversation qui aurait, paraît-il, vivement frappé le Roi Albert ; je ne suis nullement surpris de son impression, qui répond à celle que moi-même je ressens depuis quelque temps : l’hostilité contre nous s’accentue et l’Empereur a cessé d’être partisan de la paix.

L’interlocuteur de l’Empereur d’Allemagne pensait jusqu’ici, comme tout le monde, que Guillaume II, dont l’influence personnelle s’était exercée dans bien des circonstances critiques au profit du maintien de la paix, était toujours dans les mêmes dispositions d’esprit. Cette fois, il l’aurait trouvé complètement changé : l’Empereur d’Allemagne n’est plus à ses yeux le champion de la paix contre les tendances belliqueuses de certains partis allemands. Guillaume II en est venu à penser que la guerre avec la France est inévitable et qu’il faudra en venir là un jour ou l’autre. Il croit naturellement à la supériorité écrasante de l’armée allemande et à son succès certain.

Le Général de Moltke parla exactement comme son souverain. Lui aussi, il déclara la guerre nécessaire et inévitable, mais il se montra plus assuré encore du succès, « car, dit-il au Roi, cette fois, il faut en finir, et Votre Majesté ne peut se douter de l’enthousiasme irrésistible qui, ce jour-là, entraînera le peuple allemand tout entier ».

Le Roi des Belges protesta que c’était travestir les intentions du Gouvernement français que les traduire de la sorte et se laisser abuser sur les sentiments de la nation française par les manifestations de quelques esprits exaltés ou d’intrigants sans conscience.

L’Empereur et son Chef d’État-Major n’en persistèrent pas moins dans leur manière de voir.

Au cours de cette conversation l’Empereur était, du reste, apparu surmené et irritable. A mesure que les années s’appesantissent sur Guillaume II, les traditions familiales, les sentiments rétrogrades de la Cour, et surtout l’impatience des militaires prennent plus d’empire sur son esprit. Peut-être éprouve-t-il on ne sait quelle jalousie de la popularité acquise par son fils, qui flatte les passions des pangermanistes et ne trouve pas la situation de l’Empire dans le monde égale à sa puissance. Peut-être aussi la réplique de la France à la dernière augmentation de l’armée allemande, dont l’objet était d’établir sans conteste la supériorité germanique, est-elle pour quelque chose dans ces amertumes, car, quoi qu’on dise, on sent qu’on ne peut guère aller plus loin.

On peut se demander ce qu’il y a au fond de cette conversation. L’Empereur et son Chef d’État-Major Général ont pu avoir pour objectif d’impressionner le Roi des Belges et de le disposer à ne point opposer de résistance au cas où un conflit avec nous se produirait. Peut-être aussi voudrait-on la Belgique moins hostile à certaines ambitions qui se manifestent ici à propos du Congo belge, mais cette dernière hypothèse ne me paraît pas concorder avec l’intervention du Général de Moltke.

Au reste, l’Empereur Guillaume est moins maître de ces impatiences qu’on ne le croit communément. Je l’ai vu plus d’une fois laisser échapper le fond de sa pensée. Quel qu’ait été son objectif dans la conversation qui m’a été rapportée, la confidence n’en a pas moins le caractère le plus grave. Elle correspond à la précarité de la situation générale et à l’état d’une certaine partie de l’opinion en France et en Allemagne.

S’il m’était permis de conclure, je dirais qu’il est bon de tenir compte de ce fait nouveau que l’Empereur se familiarise avec un ordre d’idées qui lui répugnait autrefois, et que, pour lui emprunter une locution qu’il aime à employer, nous devons tenir notre poudre sèche.

Jules Cambon.