Signataire de l’adresse des 221 sous la Restauration (16 mars 1830) et co-auteur de la protestation des députés (28 juillet 1830), François Guizot (1787-1874) devient ministre sous la monarchie de Juillet, à l’Intérieur en 1830 puis à l’Instruction publique en 1832. Dans son rapport au roi du du 21 octobre 1830, il plaide pour la « création d’une place d’inspecteur général des monuments historiques ». Deux passages de ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (1858-1859) éclairent ses intentions.
Le rapport du 21 octobre 1830
Rapport présenté au Roi le 21 octobre 1830, par M. Guizot, ministre de l’intérieur, pour faire instituer un inspecteur général des monuments historiques en France.
SIRE,
Les monuments historiques dont le sol de la France est couvert font l’admiration et l’envie de l’Europe savante. Aussi nombreux et plus variés que ceux de quelques pays voisins, ils n’appartiennent pas seulement à telle ou telle phase isolée de l’histoire, ils forment une série complète et sans lacune ; depuis les druides jusqu’à nos jours, il n’est pas une époque mémorable de l’art et de la civilisation qui n’ait laissé dans nos contrées des monuments qui la représentent et l’expliquent. Ainsi, à côté de tombeaux gaulois et de pierres celtiques, nous avons des temples, des aqueducs, des amphithéâtres et autres vestiges de la domination romaine qui peuvent le disputer aux chefs-d’œuvre de l’Italie : les temps de décadence et de ténèbres nous ont aussi légué leur style bâtard et dégradé ; mais lorsque le XIe et le XIIe siècles ramènent en Occident la vie et la lumière, une architecture nouvelle apparaît, qui revêt dans chacune de nos provinces une physionomie distincte, quoique empreinte d’un caractère commun : mélange singulier de l’ancien art des Romains, du goût et du caprice oriental, des inspirations encore confuses du génie germanique. Ce genre d’architecture sert de transition aux merveilleuses constructions gothiques qui, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, se suivent sans interruption, chaque jour plus légères, plus hardies, plus ornées, jusqu’à ce qu’enfin succombant sous leur propre richesse, elles s’affaissent, s’alourdissent et finissent par céder la place à la grâce élégante mais passagère de la Renaissance. Tel est le spectacle que présente cet admirable enchaînement de nos antiquités nationales et qui fait de notre sol un si précieux objet de recherches et d’études.
La France ne saurait être indifférente à cette partie notable de sa gloire. Déjà, dans les siècles précédents, la haute érudition des bénédictins et d’autres savants avait montré dans les monuments la source de grandes lumières historiques ; mais sous le rapport de l’art, personne n’en avait deviné l’importance.
À l’issue de la Révolution française, des artistes éclairés, qui avaient vu disparaître un grand nombre de monuments précieux, sentirent le besoin de préserver ce qui avait échappé à la dévastation: le musée des Petits-Augustins, fondé par M. Lenoir, prépara le retour des études historiques et fit apprécier toutes les richesses de l’art français.
La dispersion fatale de ce musée reporta sur l’étude des localités l’ardeur des archéologues et des artistes ; la science y gagna plus d’étendue et de mouvement ; d’habiles écrivains se joignirent à l’élite de notre École de peinture pour faire connaître les trésors de l’ancienne France. Ces travaux, multipliés pendant les années qui viennent de s’écouler, n’ont pas tardé à produire d’heureux résultats dans les provinces. Des centres d’étude se sont formés ; des monuments ont été préservés de la destruction ; des sommes ont été votées pour cet objet par les conseils généraux et les communes : le clergé a été arrêté dans les transformations fâcheuses qu’un goût mal entendu de rénovation faisait subir aux édifices sacrés.
Ces efforts toutefois n’ont produit que des résultats incomplets : il manquait à la science un centre de direction qui régularisât les bonnes intentions manifestées sur presque tous les points de la France ; il fallait que l’impulsion partît de l’autorité supérieure elle-même, et que le ministre de l’intérieur, non content de proposer aux Chambres une allocation de fonds pour la conservation des monuments français, imprimât une direction éclairée au zèle des autorités locales.
La création d’une place d’inspecteur général des monuments historiques de la France m’a paru devoir répondre à ce besoin. La personne à qui ces fonctions seront confiées devra avant tout s’occuper des moyens de donner aux intentions du gouvernement un caractère d’ensemble et de régularité. À cet effet, elle devra parcourir successivement tous les départements de la France, s’assurer sur les lieux de l’importance historique ou du mérite d’art des monuments, recueillir tous les renseignements qui se rapportent à la dispersion des titres ou des objets accessoires qui peuvent éclairer sur l’origine, les progrès ou la destruction de chaque édifice ; en constater l’existence dans tous les dépôts, archives, musées, bibliothèques ou collections particulières ; se mettre en rapports directs avec les autorités et les personnes qui s’occupent de recherches relatives à l’histoire de chaque localité, éclairer les propriétaires et les détenteurs sur l’intérêt des édifices dont la conservation dépend de leurs soins, et stimuler enfin, en le dirigeant, le zèle de tous les conseils de département et de municipalité, de manière à ce qu’aucun monument d’un mérite incontestable ne périsse par cause d’ignorance et de précipitation, et sans que les autorités compétentes aient tenté tous les efforts convenables pour assurer leur préservation, et de manière aussi à ce que la bonne volonté des autorités ou des particuliers ne s’épuise pas sur des objets indignes de leurs soins. Cette juste mesure dans le zèle ou dans l’indifférence pour la conservation des monuments ne peut être obtenue qu’au moyen de rapprochements multipliés que l’inspecteur général sera seul à même défaire ; elle préviendra toute réclamation et donnera aux esprits les plus difficiles la conscience de la nécessité où le gouvernement se trouve de veiller activement aux intérêts de l’art et de l’histoire.
L’inspecteur général des monuments historiques préparera, dans sa première et générale tournée, un catalogue exact et complet des édifices ou monuments isolés qui méritent une attention sérieuse de la part du gouvernement ; il accompagnera, autant que faire se pourra, ce catalogue de dessins et de plans, et en remettra successivement les éléments au ministère de l’intérieur, où ils seront classés et consultés au besoin. Il devra s’attacher à choisir dans chaque localité principale un correspondant qu’il désignera à l’acceptation du ministre, et se mettre lui-même en rapport officieux avec les autorités locales. Communication sera donnée aux préfets des départements, d’abord, des instructions de l’inspecteur général des monuments historiques de la France, puis de l’extrait du catalogue général en ce qui concerne chaque département. Le préfet en donnera connaissance à tous les conseils et autorités qu’ils intéressent.
L’inspecteur général des monuments historiques devra renouveler le plus souvent possible ses tournées, et les diriger chaque année d’après les avis qui seront donnés par les préfets et les correspondants reconnus par l’administration. Lorsqu’il s’agira d’imputations à faire sur le fonds de la conservation des monuments de la France, ou de dépenses analogues votées par les départements ou les communes, l’inspecteur général des monuments historiques sera consulté.
Le traitement annuel de ce fonctionnaire est fixé à huit mille francs.
Le tarif des frais de tournée sera déterminé par une mesure ultérieure.
Je suis avec respect,
Sire,
de Votre Majesté,
le très-humble et très-fidèle sujet,
Le Ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur,
GUIZOT.
Approuvé : Au Palais-Royal,
le 23 du mois d’octobre 1830.
LOUIS-PHILIPPE.
François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, tome II, Paris, Michel Lévy frères, libraires-éditeurs, 1859, pp. 385-389.
Les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps
Je garde de la Sorbonne, où je rentrai alors, et de l’enseignement que j’y donnai pendant deux ans, un profond souvenir. C’est une époque dans ma vie, et peut-être m’est-il permis aussi de dire un moment d’influence dans mon pays. Plus soigneusement encore qu’en 1821, je tins mon cours en dehors de toute politique. Non seulement je ne voulais faire au ministère Martignac aucune opposition, mais je me serais fait scrupule de lui causer le moindre embarras. Je me proposais d’ailleurs un but assez grand pour me préoccuper exclusivement. Je voulais étudier et peindre, dans leur développement parallèle et leur action réciproque, les éléments divers de notre société française, le monde romain, les barbares, l’Église chrétienne, le régime féodal, la papauté, la chevalerie, la royauté, les communes, le tiers état, la Renaissance, la Réforme. Non seulement pour satisfaire la curiosité scientifique ou philosophique du public, mais dans un double but pratique et actuel : je voulais montrer que les efforts de notre temps pour établir dans l’État un régime de garanties et de libertés politiques n’avaient rien de nouveau ni d’étrange ; que dans le cours de son histoire, plus ou moins obscurément, plus ou moins malheureusement, la France avait, à plusieurs reprises, poursuivi ce dessein ; et qu’en s’y jetant avec passion, la génération de 1789 avait eu raison et tort ; raison de reprendre la grande tentative de ses pères, tort de s’en attribuer l’invention comme l’honneur, et de se croire appelée à créer, avec ses seules idées et ses seules volontés, un monde tout nouveau. J’avais ainsi à cœur, tout en servant la cause de notre société actuelle, de ramener parmi nous un sentiment de justice et de sympathie envers nos anciens souvenirs, nos anciennes mœurs, envers cette ancienne société française qui a laborieusement et glorieusement vécu pendant quinze siècles pour amasser cet héritage de civilisation que nous avons recueilli. C’est un désordre grave et un grand affaiblissement chez une nation que l’oubli et le dédain de son passé. Elle peut, dans une crise révolutionnaire, se soulever contre des institutions vieillies et insuffisantes ; mais quand ce travail de destruction est accompli, si elle continue à ne tenir nul compte de son histoire, si elle se persuade qu’elle a complètement rompu avec les éléments séculaires de sa civilisation, ce n’est pas la société nouvelle qu’elle fonde, c’est l’état révolutionnaire qu’elle perpétue. Quand les générations qui possèdent pour un moment la patrie, ont l’absurde arrogance de croire qu’elle leur appartient à elles seules, et que le passé en face du présent, c’est la mort, en face de la vie, quand elles repoussent ainsi l’empire des traditions et des liens qui unissent entre elles les générations successives, c’est le caractère distinctif et éminent du genre humain, c’est son honneur même et sa grande destinée qu’elles renient ; et les peuples qui tombent dans cette grossière erreur tombent aussi dans l’anarchie et l’abaissement, car Dieu ne souffre pas que la nature et les lois de ses œuvres soient à ce point impunément méconnues et outragées.
Ce fut, dans mon cours de 1828 à 1830, ma pensée dominante de lutter contre ce mal des esprits, de les ramener à une appréciation intelligente et impartiale de notre ancien état social, et de contribuer ainsi, pour ma part, à rétablir entre les éléments divers de notre société, anciens et nouveaux, monarchiques, aristocratiques et démocratiques, cette estime mutuelle et cette harmonie qu’un accès de fièvre révolutionnaire peut suspendre, mais qui redeviennent bientôt indispensables à la liberté comme à la prospérité des citoyens, à la force comme au repos de l’État.
François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, tome Ier, Paris, Michel Lévy frères, libraires-éditeurs, 1858, pp. 335-337.
Dans le mouvement intellectuel qui a honoré la Restauration, le réveil du goût pour les anciens monuments historiques de la France et l’étude des littératures étrangères avaient tenu une grande place. Quelques mesures avaient dès lors été tentées pour arrêter la ruine des chefs-d’œuvre de l’art français et pour faire connaître à la France moderne les chefs-d’œuvre des lettres européennes. Mais à l’une et l’autre de ces tentatives il manquait un centre fixe et des moyens d’action assurés. Si on veut que les nobles aspirations de l’intelligence humaine ne soient pas des élans stériles et des éclairs passagers, il faut se hâter de leur donner l’appui d’institutions permanentes ; et pour que les institutions durent et se fondent, il faut les remettre, dès leur début, aux mains d’hommes capables de les rendre promptement efficaces. J’eus cette fortune de trouver, dans mes relations intimes, les deux hommes les plus propres, l’un à poursuivre et à populariser la restauration des anciens monuments de la France, l’autre à répandre la connaissance et le sentiment des grandes productions littéraires du génie européen. Jeune encore, M. Vitet s’était déjà fait remarquer des plus difficiles juges par ce sentiment vif et ce goût pur du beau, par ces connaissances variées et précises dans l’histoire des arts, par cette finesse à la fois critique et sympathique dans l’appréciation de leurs œuvres qui, bien qu’il n’ait jamais pratiqué aucun art, ont fait de lui, dans l’opinion des artistes eux-mêmes, tout autre chose qu’un savant ou un amateur. Déjà arrivé au contraire à la dernière limite de l’âge mûr, et après avoir tenté avec indépendance toutes les carrières comme approfondi avec passion toutes les études, M. Fauriel, esprit étendu et délicat, érudit et critique sévère quoiqu’un peu fantasque, helléniste, orientaliste, philologue, philosophe, historien, s’était enfin arrêté dans l’histoire littéraire et comparée de l’Europe. Le Roi approuva, sur mon rapport, que M. Vitet fût nommé inspecteur général des monuments historiques, et le duc de Broglie, à ma demande, fit créer, pour M. Fauriel, dans la Faculté des lettres de Paris, une chaire de littérature étrangère. M. Vitet n’est plus inspecteur général. M. Fauriel est mort. Mais ils ont, l’un et l’autre, fondé l’œuvre à laquelle ils ont, les premiers, mis la main.
François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, tome II, Paris, Michel Lévy frères, libraires-éditeurs, 1859, pp. 66-68.