La restitution à la Grèce des marbres d’Elgin selon Stélio Séfériadès (1932)

Le 27 juin 1931, le jurisconsulte grec, professeur à l’université d’Athènes et membre de l’Institut de droit international Stélio Séfériadès (1873-1951) présente une communication devant l’Académie des sciences morales et politiques sur la « question du rapatriement des “marbres d’Elgin” considérée plus spécialement au point de vue du droit des gens ». Dans son édition du 28, le journal Le Temps en donne un résumé : « Après avoir constaté qu’un arrêté du gouvernement français prohibait déjà à l’époque de Bonaparte tout enlèvement d’un monument public des pays envahis, il insiste tout particulièrement sur le principe que, de nos jours, le droit international fait naître des obligations basées sur le droit coutumier et que ce droit international coutumier découle principalement de clauses identiques répétées dans les traités et conformes à la morale internationale. À la suite de cette conception, M. Séfériadès insiste sur le fait que, depuis 1815 jusqu’à nos jours, tous les traités stipulant des cessions de territoire formulent, le cas échéant, l’obligation à la charge des vaincus de restituer tout objet — même acquis à la suite d’une convention — faisant partie du patrimoine artistique d’un pays ; sanction nécessaire à l’obligation, généralement acceptée et inscrite dans la IVe des conventions de la Haye de 1907, de respecter la propriété artistique des pays occupés. De là, M. Séfériadès conclut que ce respect obligatoire ainsi que les sanctions imprescriptibles en droit international qu’il comporte, constituent un principe de droit coutumier applicable même en temps de paix, principe dont à notre époque l’Institut de coopération intellectuelle aurait pu devenir le gardien et qu’une cour internationale ne saurait manquer d’appliquer. » Le texte est publié dans les Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques (janvier-février 1932). La Revue de droit international de Geouffre de La Pradelle (tome X, 2e semestre 1932) en donne ensuite la version augmentée ci-après. Après avoir rappelé les circonstances de l’enlèvement et les réactions des contemporains, le jurisconsulte réfute les arguments de la thèse elginienne avant de démontrer que le rapatriement est une obligation du droit international et qu’il appartient aux institutions internationales de la faire respecter.


La question du rapatriement des « marbres d’Elgin »
considérée plus spécialement au point de vue du droit des gens

« De temps en temps des amis de l’art et du paradoxe proposent encore de nos jours de rendre les marbres d’Elgin à la Grèce…, mais personne n’attache d’importance à ces discussions académiques ». Cette appréciation qu’on rencontre dans l’article de La Grande Encyclopédie sur lord Elgin, et qui porte la signature de Ch.-V. Langlois, est loin d’être unique. En effet, même à l’heure actuelle, des études portant la signature de personnalités fort appréciées, posent la question sur un ton à peu près analogue, et finissent par conclure que depuis l’enlèvement de ces pièces aucun fait nouveau n’est survenu, de nature à faire changer le désir dominant en Angleterre, qui exclut toute idée de restitution.

Évidemment le droit du plus fort milite de façon absolument péremptoire en faveur d’un tel avis. Cependant en face du droit de la force s’élève parfois la force du droit ; or, qu’il nous soit permis d’avoir la plus profonde conviction que sur le terrain purement juridique, et plus spécialement sur le terrain du droit des gens, généralement accepté de nos jours, la solution de ce même problème, dans un sens absolument opposé, ne saurait faire de doute.

Faits

Thomas Bruce, comte d’Elgin, d’origine écossaise, né en 1766, entra dans l’armée anglaise en 1785, et dans la diplomatie en 1790. Comme diplomate on le rencontre tout d’abord en mission en Belgique, juste à l’époque vers laquelle les armées françaises vidant ce pays des chefs-d’œuvre qui s’y trouvaient et se proclamant les apôtres de la civilisation, se transformèrent, « dans les mains des commissaires en pourvoyeuses de la République » ; la justification avancée à cette époque d’une pareille ligne de conduite a fait fortune depuis : les chefs-d’œuvre enlevés « avaient été souillés trop longtemps par l’aspect de la servitude » ; en France « ces ouvrages immortels » seraient dorénavant non pas « dans une terre étrangère », mais « déposés dans la patrie des arts et du génie, dans la patrie de la liberté et de l’égalité sainte ».

Militaire entrant dans le cadre diplomatique et faisant son premier apprentissage au milieu de tels enseignements, — fait qu’on n’a pas cru devoir relever jusqu’à ce jour, — lord Elgin quitte la Belgique, devient envoyé extraordinaire de S. M. britannique à Berlin, en 1795, et enfin ambassadeur de la Grande-Bretagne à Constantinople, en 1799.

Il passa par Athènes.

La vue du Parthénon, qui, de nos jours encore, malgré ses mutilations, est considéré comme « le premier parmi tous les chefs-d’œuvre de l’architecture », le confond et le fascine, faisant naître en lui des désirs de rapt, presque compréhensibles. En effet, c’est le triste sort réservé au beau ; « on l’aime et on veut non seulement le voir, mais l’avoir ». Aussi cette splendeur au milieu d’un peuple asservi, ce symbole du beau faisant partie du domaine d’un empire parfaitement et incontestablement barbare, lui apparut comme un non-sens. Le laisser là, serait faire outrage à l’idée même de la beauté. Plus encore ; laisser là le Parthénon transformé par malheur en forteresse et en poudrière, serait refuser de couvrir de sa protection cet incomparable monument, qui, à tout instant, risquait de s’écrouler à la suite d’attaques d’artillerie, parfaitement justifiées au point de vue strictement militaire. Au surplus, son écroulement partiel en 1687, à la suite du bombardement de Koenigsmark et de Morosini, lors du siège de cette place forte par les Vénitiens, attestait « par ses débris que la fureur des peuples policés n’est guère moins funeste aux arts que l’ignorance des Barbares ».

À cette même époque, d’autres exemples de vols « superbes » sévissaient également à travers l’Italie ; et ces exemples se dressant devant l’ambassadeur de la Grande-Bretagne, l’encourageaient à appliquer au profit du patrimoine artistique de son propre pays ce mode d’enrichissement plutôt facile. Par ailleurs lord Elgin, en passant par Athènes, avait pu constater que d’autres convoitises rôdaient autour du temple hellénique, faisant craindre, le prétendait-il du moins, la possibilité de son transport intégral en France. En effet des diplomates et des agents consulaires* de ce pays, émerveillés par la beauté du monument, dont ils faisaient prendre, depuis longtemps déjà, des dessins, et qui s’empressaient aussi de recueillir tous ses morceaux détachés, gisant sur le sol, semblaient préméditer une action plus radicale, dans l’intérêt suprême de l’art, si souvent invoqué dans des circonstances analogues.

Devant ces faits, Elgin, à la fois écossais, militaire et diplomate, c’est-à-dire homme essentiellement pratique, n’avait pas à hésiter. Le Parthénon, ou tout au moins une grande partie du sublime monument ; les Caryatides, ou tout au moins celle d’entre elles qui avait le moins souffert des outrages du temps et des Barbares, ainsi du reste que toutes autres œuvres de l’Antiquité grecque qu’on aurait pu rencontrer ou déterrer, devraient être transportées en Angleterre.

Ambassadeur d’une puissance dont les armées, et surtout la flotte, étaient portées, naturellement, à la suite des événements de cette époque, à secourir l’État auprès duquel il était accrédité, il n’avait qu’à user de l’influence que lui conférait sa situation, voire même parler au nom de son gouvernement, en faisant ressortir les services d’ordre politique et militaire que l’Angleterre était disposée à rendre à la Porte, pour arriver presque aisément au but qu’il s’était proposé.

De toute façon, un permis quelconque, provenant du gouvernement turc lui-même, et suffisamment large en ses termes, pour permettre à sa générosité ultérieure de l’élargir dans l’esprit des autorités turques d’Athènes, en le calquant sur ses propres désirs, lui était nécessaire.

Cependant, le permis qu’il allait solliciter n’était pas facile à obtenir. En effet, jusqu’à cette époque le fait seul de visiter l’Acropole était presque un événement ; il fallait payer un droit de cinq livres pour y monter ; quant à prendre des dessins, et surtout des moulages, il ne fallait même pas y songer. Les sultans n’avaient donné jusqu’à ce jour leur assentiment, même à des travaux si anodins, qu’à une ou deux personnalités, tout à fait marquantes, et de façon plutôt restreinte.

Quoi qu’il en fût, lord Elgin obtint le permis désiré, sous la forme, dit-on, d’un firman impérial. Pièce douteuse, aussi bien quant à son existence, — bien qu’une copie de ce texte, en langue italienne, ait été publiée, — relativement à l’étendue des droits qu’elle comportait.

Munis de cette autorisation, les poches pleines et sachant dépenser son argent, Elgin et ses gens se mirent au travail, embauchant des centaines d’ouvriers, détachant, sciant et désarticulant colonnes et frises, sans nul égard pour les murmures réprobateurs de la population asservie, et, surtout, sans prendre en considération les irréparables dégâts qu’un tel travail était de nature à causer, non seulement à l’ensemble, mais même aux fragments, qu’ils allaient emporter, de l’œuvre de Phidias et de ses disciples. Aussi, à la suite de manœuvres malheureuses, des métopes tombèrent et se brisèrent-elles lamentablement sur le parvis du temple.

Finalement l’Acropole d’Athènes — qui, malgré le passage des Romains, des Barbares et des croisés, n’eut à souffrir pour la première fois, paraît-il, qu’en 1656, à la suite de la foudre tombée sur la poudrière turque qui y était installée, et puis, en 1687, à la suite de la bombe de Morosini, — fut-elle presque dépecée à la hâte par lord Elgin en 1800, et ses tronçons, emballés dans deux cent cinquante caisses, prirent le chemin de l’Angleterre.

Neptune accueillit les morceaux du temple consacré au culte d’Athéna, son ancienne rivale, presque avec fureur ; à la suite de naufrages successifs une partie de ces débris fut définitivement perdue ; le restant, quelques années plus tard, fut exposé en Angleterre dans plus d’un local ; puis, en 1816, après d’écœurants marchandages, fut acheté par le gouvernement anglais au prix de 35 000 livres sterlings, conformément à l’estimation de lord Aberdeen.

Depuis lors ces pièces dépareillées, de la plus belle époque de l’Antiquité grecque, sont logées au British Museum, sous la rubrique de « marbres d’Elgin » ; « The Elgin Marbles ».

***

Les faits que nous venons très succinctement de relever furent cependant la cause de violentes attaques, aussi bien en Angleterre même, qu’à l’étranger.

Des écrivains d’universelle renommée jugèrent l’acte d’Elgin avec sévérité et véhémence.

Lord Byron, qui offrit sa vie en holocauste pour la liberté de la Grèce, fulmina contre le ravisseur diplomate. Il l’appela « sacrilège », « profanateur » et, plus que n’importe lequel, « spoliateur barbare et odieux » ; « anglais indigne, mais digne écossais, plus barbare que le musulman et que le vandale ».

Des voyageurs anglais qui se trouvaient à Athènes lors de ces événements ne manquèrent pas d’exprimer également « leur mortification en voyant le Parthénon dépouillé de ses plus belles sculptures ». Le successeur d’Elgin même, au poste d’ambassadeur auprès de la Sublime Porte, Sir William Drumond, ne paraissait pas approuver la conduite de son prédécesseur. Les appréciations des politiciens du Parlement furent également d’une acre dureté à son égard. Cependant, il est évident, la question de rendre au Parthénon, à cette même époque, les marbres enlevés, ne pouvait pas se poser. Aussi, lorsque la proposition de leur achat par le gouvernement anglais fut discutée devant le Parlement, Hammersley, après avoir qualifié de « transaction déshonnête » la convention en vertu de laquelle les marbres d’Elgin furent acquis, accusant l’ex-ambassadeur de n’avoir pas respecté la haute fonction dont il était investi, se rallia à l’avis de l’achat de sa collection par le gouvernement britannique, « aux fins d’une restitution à la ville d’Athènes en temps propice, sans formalités supplémentaires. » Malgré cette proposition transactionnelle, lors du vote concernant l’acquisition, trente parlementaires votèrent contre.

Depuis lors la question de la restitution ne se posa plus officiellement en Angleterre. Cependant, aussi bien en ce pays que partout ailleurs, le monde qui s’en occupa fut loin d’être d’accord sur la solution à donner. Des arguments d’ordre moral, ou artistique, ont été invoqués, pour ou contre, par des moralistes, des archéologues, des critiques d’art ou des poètes.

Il nous faut les résumer très succinctement, en les appréciant de notre côté, bien qu’en fait jamais, que nous sachions, les exigences seules de la morale pure ou de l’art ne constituèrent jusqu’ici des raisons suffisantes pour qu’un État se considérât comme obligé à se dépouiller d’un objet faisant l’admiration universelle. Nous nous placerons ensuite sur le terrain purement juridique de la question, bien plus inexploré jusqu’à nos jours.

***

Arguments d’ordre moral et artistique

Évidemment, certaines parties de l’argumentation avancée par Elgin, en faveur de l’enlèvement et du transfert à Londres des marbres portant son nom, du moins si on les compare aux syllogismes invoqués par les partisans du séjour permanent de ces pièces au British Museum, ne sont pas sans avoir une certaine valeur. Ces arguments furent du reste signalés, en partie, dès le début de cette étude. On peut les résumer comme basés :

a) sur le désir de devancer une spoliation qui aurait pu se faire par d’autres et plus spécialement par la France ;

b) sur la possibilité d’une destruction des monuments de l’Acropole à la façon de Morosini ou autrement ;

c) Enfin d’un côté sur l’incurie et l’indifférence des Grecs et des Turcs à l’égard de ces marbres, et de l’autre sur la haute culture intellectuelle, artistique et même athlétique de la nation britannique, seule, disait-on, et continue-t-on même de répéter quelquefois, en état, non seulement de comprendre et de profiter de l’enseignement des productions artistiques du siècle de Périclès, mais aussi seule capable de faire profiter le monde civilisé de l’enseignement résultant de ces productions.

Que vaut cette argumentation ?

A’ Tout d’abord ce serait porter atteinte à l’idée même de la morale que d’essayer de démontrer la futilité de la justification tendant à disculper la priorité d’une spoliation en raison de la possibilité d’une spoliation ultérieure. Au surplus, une telle crainte était absolument imaginaire ; en effet un arrêté, que nous rencontrerons dans les pages qui suivent, promulgué par le gouvernement français de cette époque, prohibait toute dégradation des monuments historiques, même en Italie, en vue de leur transfert en France.

B’ Le second et le meilleur des arguments invoqués par lord Elgin — celui des risques courus par le Parthénon — aurait pu nous sembler absolument plausible, si, en vérité, les risques de destruction de ces édifices fussent apparus à la fois comme imminents et comme impossibles à éviter par tout autre moyen, dont l’Angleterre pouvait disposer à cette époque. Du reste en supposant même qu’il en fût ainsi, lord Elgin aurait dû se présenter par devant le tribunal de l’humanité pensante non point comme un ravisseur, agissant pour son propre compte, ou même pour le compte de son pays, mais comme un dépositaire nécessaire d’un objet dont il avait voulu assumer la garde, ayant, en conséquence, l’obligation de rendre cet objet à qui de droit. On ne saurait prétendre en effet qu’on se précipite au sauvetage d’une chose si on n’agit ainsi que pour se l’approprier.

Mais cette argumentation, dangereuse quant à sa base même, était loin de correspondre à la réalité des intentions du lord ambassadeur. En effet, et c’est là un fait incontestable, l’équipe de ses artistes démolisseurs, incapable d’arriver à enlever les édifices péricléens pour les sauver de la dégradation, à laquelle, prétendit-on, ils étaient destinés, n’hésita guère elle-même à les dégrader et à les mutiler, démontrant ainsi que le but essentiel qu’on poursuivait était : non point de prendre pour sauver, mais de prendre tout simplement et avant tout, même si pour arriver à ce but on devait commencer par tout abîmer.

Aussi, de propos délibéré, a-t-on fait descendre les métopes du Parthénon et les statues ornant la partie sud du fronton, où Phidias lui-même les avait fait poser, faisant subir lors de ces opérations au monument tout entier des dégâts, bien plus substantiels que les avantages retirés, et des écroulements inévitables, à la vue desquels des murmures d’indignation et de tristesse furent arrachés aux gens du pays, impuissants à protester autrement. Enfin, on n’hésita guère à enlever de l’Érechthéion la statue de la Caryatide, au risque de voir s’effondrer le temple tout entier.

Un tel esprit de destruction a-t-il jamais été le guide de vrais amis des objets d’art, en dehors bien entendu des amis de l’art mercantile ? Bonaparte et ses commissaires, — qu’Elgin, mauvais copiste, a voulu prendre pour modèles — tout en raflant l’Italie, ont toujours reculé devant des confiscations dont la prise aurait pu causer des dégâts à l’objet envié. Ainsi, — suivant l’exemple de Charles VIII qui malgré son désir de transporter en France la Cène de Léonard de Vinci, la laissa aux Milanais, craignant que le déplacement du mur ne détériorât le chef-d’œuvre, — on s’est bien gardé de toucher à la colonne Trajane ; mieux encore, nous rencontrons en France à l’époque napoléonienne l’arrêté déjà mentionné, portant qu’aucun monument public ne devrait être touché.

Au surplus, en supposant toujours que lors des enlèvements elginiens des risques immédiats, ne pouvant être conjurés autrement, menaçaient les monuments de l’Acropole, et que, de ce fait, des circonstances atténuantes devraient être accordées en faveur d’Elgin, on ne saurait soutenir qu’il en est de même de nos jours, et qu’ainsi le rapatriement des marbres enlevés doit être indéfiniment différé. De nos jours en effet les attaques par la voie des airs ou par des obus aveugles des canons à très longue portée sont tout aussi possibles contre Londres que contre Athènes ; elles peuvent même apparaître comme bien plus dangereuses dans la première que dans la seconde hypothèse. En effet dans le cas d’attaques analogues contre Athènes, la limpidité de l’atmosphère guidera assurément les attaquant à viser d’autres buts que l’Acropole, aujourd’hui absolument inoffensive, et protégée par des accords internationaux que nulle raison stratégique ne saurait engager à enfreindre.

C’ La troisième partie de l’argumentation de la thèse elginienne n’est certainement pas plus heureuse que les deux premières que nous venons d’examiner ; c’est celle basée d’un côté sur l’incurie et l’ignorance des gens d’Athènes et de l’autre sur les profits de l’enseignement artistique que le transport à Londres des marbres du Parthénon n’aurait pas manqué de verser sur l’univers civilisé en général, et plus spécialement sur la population anglo-saxonne.

Assurément on ne saurait douter de l’état lamentable de l’intellect des Athéniens lors de l’enlèvement elginien. Quelques siècles d’asservissement, sous des maîtres plus serviles que des serfs, ne contribuent certainement pas au perfectionnement de l’éducation littéraire et artistique d’un pays. Cependant, à cette même époque, en dehors de regrettables exceptions, bien compréhensibles, la population d’Athènes avait envers les temples de l’Antiquité un respect presque légendaire, comme si elle sentait que de multiples affinités la rattachaient aux monuments dont elle soupçonnait la puissante beauté. Ainsi, — tous les voyageurs de l’époque le constatent de la façon la plus unanime, — jamais les Athéniens n’auraient laissé commettre les exsangues massacres de lord Elgin sans un ordre, réel ou non, de leur seigneur. Tel était du reste l’ascendant mystique qu’exerçaient sur ces gens les marbres de l’Antiquité, que des voyageurs nous font savoir qu’une légende, généralement admise, voulait que la Caryatide arrachée de l’Érechthéion, par les gens d’Elgin, appelât ses sœurs en sanglotant tous les soirs, tandis que de leur côté les Caryatides abandonnées se lamentaient en appelant l’absente.

Par ailleurs, cette partie de l’argumentation n’avait même pas l’avantage de l’originalité : elle était en effet un peu à la mode à l’époque de la rafle. Les soldats de la Révolution, avons-nous constaté, l’avaient déjà invoquée pour légitimer les rapts faits à la Belgique. Bonaparte lui-même l’invoquait à son tour, pour légitimer le transfert en France des chefs-d’œuvre accumulés dans les villes italiennes. « Les sciences, nous disait-il en effet, qui honorent l’esprit humain, les arts qui embellissent la vie et transmettent les grandes actions à la postérité, doivent être spécialement honorés dans les gouvernements libres. Tous les hommes de génie, tous ceux qui ont obtenu un rang distingué dans la république des lettres, sont français, quel que soit le pays qui les a vus naître ». Or, c’était exactement sur une argumentation analogue que se fondait le rapport de la commission chargée par le parlement anglais en 1816 d’étudier la question de l’achat des marbres de l’Acropole et dont les conclusions étaient favorables à l’achat projeté. Cependant, c’est évident, ce n’était plus la France, mais l’Angleterre qui, suivant ce rapport, était le pays qui, plus que tout autre était digne d’être le dépositaire des chefs-d’œuvre de l’humanité entière. « Aucun pays, y lisait-on, en effet, ne saurait mieux que le nôtre donner un asile plus honorable à ces monuments de l’école de Phidias et du gouvernement de Périclès. Chez-nous ils peuvent recevoir — en sécurité contre l’ignorance et la dégradation, — le respect et l’admiration qui leur sont dûs et servir, en retour, de modèles et d’exemples à ceux qui comprennent comment il faut les apprécier, en les imitant, pour arriver un jour à les rivaliser ».

Mais supposons même qu’il en fut ainsi. Qu’est-ce à dire ? Lorsque dans le légitime patrimoine d’un mineur, d’un interdit ou d’un être d’éducation inférieure il se trouve un certain nombre d’objets, dont l’intégrale existence intéresse l’universalité des intellectuels, devrait-on reconnaître aux personnes qui s’attribueraient une intelligence supérieure, le droit de désagréger ces objets, et, d’en enlever une partie, quitte à en détruire une autre, et à en laisser le reste en état de dévastation. Et ne devrait-on pas plutôt affirmer que c’est justement à ces êtres supérieurs qu’il incombe, en raison de leur supériorité même, de se dresser — mission sacrée de civilisation — en gardiens et en défenseurs naturels de ce patrimoine intellectuel, s’appliquant à enseigner à leurs propriétaires leur valeur, en leur faisant comprendre leur beauté, pour qu’ils s’appliquent de leur côté à suivre, non point l’exemple de la destruction et des pillages mais celui du respect et de la conservation ? C’est mal de donner le mauvais exemple à des gens ou des peuples d’éducation intellectuelle moins développée. Aussi pour revenir précisément au cas qui nous occupe, c’est, justement, depuis Elgin que même des voyageurs de la plus entière bonne foi (Dodwell), n’osaient plus faire le moindre reproche aux maîtres et seigneurs de la Grèce, qui se gênant de moins en moins, transplantaient le tout, dans l’intérêt plus ou moins pressant de la défense militaire de la citadelle.

Au surplus par le transfert à Londres des pièces enlevées de l’Acropole on ne pouvait guère aboutir au but de parfaire l’enseignement artistique d’un public en état de les apprécier, ainsi qu’il était soutenu plus spécialement par le rapport de la commission parlementaire de l’époque de l’achat de ces pièces pour le British Museum.

Rien que cette affirmation prouvait même tout simplement que ceux, qui se gênaient si peu pour se proclamer seuls par le monde en état de comprendre les beautés de l’architecture hellénique, étaient tout au plus capables de saisir quelques parcelles de ces beautés ; que la beauté de l’ensemble qu’ils s’étaient permis de dégrader en partie, c’est-à-dire la beauté complète et essentielle de l’architecture péricléenne, leur échappait de totale façon ; et que, somme toute, les exemples et les modèles que Londres offrait aux civilisés n’étaient que des tronçons d’exemples, insuffisants pour compléter l’éducation artistique de ceux dont les œuvres futures pourraient être « appelées à rivaliser ces exemples ».

En effet, à la rigueur, on pourrait comprendre le génie d’un poète, d’un peintre, ou d’un statuaire, voire même de toute une époque de peinture, d’art poétique ou sculptural, en étudiant quelques fragments de poésie ou des œuvres isolées de sculpteurs ou de peintres ; mais opiner qu’on puisse étudier, saisir, approfondir, faire admirer l’architecture de toute une époque, et surtout de l’époque classique de l’Antiquité hellénique, en morcelant les monuments que son plus pur génie ait jamais pu produire, pour étaler devant soi leurs morceaux à titre de modèles, c’est faire preuve de presque autant de prétention que d’ignorance.

Car l’architecture hellénique est une « conception d’ensemble, elle consiste dans l’art de subordonner les effets et de les fondre dans une impression homogène… dans ce sens délicat de l’harmonie, cette liberté souveraine dans l’emploi des proportions, qui ont de tout temps composé le caractère d’un grand, style ».

Quant au Parthénon il est à la fois, « un syllogisme de marbre », qu’on ne saurait scinder, et une oeuvre de pure beauté. Et « la beauté telle que les Grecs l’ont comprise n’est pas une somme d’effets qui s’additionnent ; c’est une harmonie d’effets ». Et puis, en général « la beauté répond dans l’âme humaine à un certain équilibre entre les impressions nombreuses et variées. Comme tout équilibre, un rien le produit, un rien suffit pour le détruire ; et ce rien… dépend d’un rapport, ou d’un ensemble de rapports » ; aussi la beauté de l’Acropole ne saurait-elle être comprise et surtout servir d’exemple, ne serait-ce qu’à une élite sachant admirer le vrai beau, qu’en apparaissant dans son ensemble, voire même dans le cadre de la nature dont elle fut presque un complément et qui l’entoura dès sa naissance ; le rocher sur lequel elle poussa, le ciel clair sur la profondeur duquel on la découpa, la lumière et les monts qui l’entourèrent et tout au fond la mer bleue du Phalère.

Mieux encore. Lorsque ce cadre sera autant que possible reconstitué en entier, l’éternel apprenti, qu’est tout homme de science, pour mieux pénétrer ses facultés dans la géniale harmonie de toute œuvre d’art architectural, devra étudier toute la multitude des conditions psychologiques, qui se sont imposées sur la méthode, la manière de sentir et la nature du plus haut idéal de l’architecte. Et c’est alors, mais alors seulement, qu’on pourra sentir « l’horreur de faux pathétiques » (Herriot) et se pénétrer du génie de la beauté entière d’une œuvre architecturale, qu’on ne comprend que mal en dehors de son unité.

Assurément, à Londres, aussi bien qu’à Athènes même, au point de vue strictement sculptural on peut admirer la belle tête de cheval que l’équipe d’Elgin détacha de l’extrémité du frontispice oriental du Parthénon, non sans d’inestimables dégâts. Non moins assurément on peut encore admirer la Caryatide enlevée de l’Érechthéion et les parties des colonnes et des chapiteaux gisant épars. Mais tout à fait certainement ces parcelles des merveilleux monuments, là où ils gisent de nos jours, ne font l’effet que de tronçons épars d’une statue brisée, car l’Acropole, tout entière et dans son ensemble, peut être considérée comme une seule statue, une seule pièce à la fois sculpturale et architecturale.

Ainsi non seulement au point de vue de la morale, mais indépendamment d’elle et rien qu’en se plaçant sur le terrain des exigences de l’art pur, voici le bilan de cette rafle funeste qui se dresse devant nous :

Dégradation générale, involontaire certes, mais dégradation inévitable, en raison de la difficulté des travaux à exécuter ; mauvais exemple aux seigneurs inconscients et incultes du pays ; perte en cours de route d’un grand nombre de reliques transportées ; dépréciation artistique des pièces enlevées, prises séparément ; acclimatation difficile à Londres des marbres pentéliques ; et, surtout diminution et rétrécissement des profits que l’ensemble de l’œuvre péricléenne était appelée à rendre à l’éducation artistique de l’humanité pensante.

Toujours dans l’ordre moral et artistique un autre argument fut également invoqué par les elginistes ; celui de la plus grande affinité sportive de la race anglo-saxonne de nos jours avec les Hellènes de l’antiquité. C’est possible. Mais alors c’est plutôt à Sparte qu’à Athènes que les jeunes Anglais de nos jours auraient pu rechercher des monuments dignes de leurs formes et de leur beauté. Et puis, si cette argumentation pouvait avoir quelque valeur les œuvres d’art les plus en vue deviendraient en quelque sorte des coupes athlétiques, se promenant à travers l’univers, pour résider pendant des périodes plus ou moins longues au pays des plus remarquables gymnastes.

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La question de droit

Les développements qui précèdent démontrent nettement, nous semble-t-il du moins, que certainement le droit naturel, c’est-à-dire la morale générale, aussi bien que l’intérêt universel du respect dû au patrimoine artistique d’autrui condamnent l’extorsion des œuvres d’art appartenant au domaine public d’un État étranger.

Pis encore ; cette extorsion, au point de vue moral et artistique, devient un crime de lèse-beauté, lorsque pour arriver au but poursuivi on n’hésite pas à saccager des monuments d’une inestimable valeur artistique.

Cependant les préceptes de la morale ne sont pas toujours suivis par les puissants, bien qu’invoqués assez souvent par eux contre les faibles. Aussi n’ont-ils de sanction, à peu près possible, que lorsqu’ils finissent par devenir du droit, à la suite des exigences continues de l’opinion publique, mue surtout par des raisons d’utilité et de nécessité pratiques.

Plus spécialement en droit international un principe purement moral, et conséquemment sans sanction possible, ne devient principe juridique général, obligeant tous les États, que lorsqu’on le rencontre soit formulé dans une convention générale formelle, soit suivi comme une règle de droit coutumier ; la convention et la coutume étant, par excellence, les deux sources du droit des gens. Évidemment, si la preuve de l’existence d’un accord formel est chose relativement facile, il en est autrement de la preuve des coutumes ; ces dernières bien souvent manquent de précision, sont obscures ou demeurent incertaines. Néanmoins la difficulté de la preuve des coutumes n’a, que nous sachions, jamais conduit personne à contester au droit international coutumier sa capacité d’être, à côté du droit conventionnel, la source juridique la plus sûre des obligations internationales, Mieux encore ; la coutume internationale, — née, certifiée, développée et complétée, à la suite des affirmations continues de la morale et des exigences pratiques de l’état social et international, au milieu duquel vit la société internationale, — plus que la convention internationale répond aux nécessités de l’existence de cette société.

Ainsi souvent telles conceptions et pratiques coutumières, apparaissant comme du droit international nouveau, constituent au fond quelques-uns de ces principes généraux, sans lesquels le droit en général et plus particulièrement le droit des gens de notre temps ne saurait exister. Principes de justice, d’égalité, de respect mutuel, d’interdépendance, basés tous sur la solidarité des États, membres de la société interétatique, au milieu de laquelle ils apparaissent, vivent, se développent et évoluent.

De même qu’en droit interne, en droit international, la coutume, source de droit, apparaît par la répétition d’actes semblables, autant que cette répétition est basée sur la morale généralement enseignée.

Des actes identiques, mais contraires à la morale, et comme tels généralement réprouvés, ne sauraient Constituer une coutume, quelle que soit la fréquence de leur périodicité. Dans des cas analogues on se trouve tout simplement devant des usages condamnables, qui ne sauraient avoir pour effet de s’imposer au juge.

Cependant cette répétition d’actes conformes à la morale, à elle seule, ne suffit pas pour la naissance d’une coutume ; pour qu’on puisse dire qu’il y ait une coutume, source des droits, il faut que la répétition des actes identiques qui la constituent ait été d’une certaine durée et d’une évidente continuité. Autrefois, en France tout au moins, à l’époque du droit coutumier, on disait qu’une coutume existait, liant le juge, lorsque, ou bien elle était « notoire », c’est-à-dire lorsqu’elle avait duré au moins pendant quarante ans, ou, encore, lorsqu’elle était « approuvée » par le seigneur local, bien qu’on aurait dû penser que dans ce cas le droit coutumier changeât de caractère, devenant du droit écrit. Il en serait de même de nos jours dans le cas où une coutume internationale prendrait la force d’un accord international général et net. Quoi qu’il en soit, et au point de vue spécial du droit des gens, il est évident que, aussi bien la durée du laps de temps écoulé depuis la première application de la coutume invoquée, que la continuité de cette coutume, sont des questions de fait, dont l’appréciation dépend souverainement de la sagesse du juge, ou de l’arbitre, devant lesquels l’existence de la coutume est soutenue.

De toute façon lorsqu’une relation internationale s’est reproduite à plusieurs reprises entre un nombre d’États suffisamment élevé, et que cette relation a été traitée de façon absolument identique, pendant une période suffisamment longue de l’évolution du droit des gens, et en conformité avec les plus sûrs préceptes de la morale et de l’enseignement général, nul ne saurait contester qu’on se trouve là devant une loi internationale, apparaissant sous forme de coutume, dont la force obligatoire ne pourrait être contestée.

Plus particulièrement sans insister sur les différents moyens qui s’offrent au juriste pour arriver à constater l’existence d’une coutume internationale, on ne peut qu’affirmer qu’incontestablement cette existence apparaît le plus souvent à la suite des clauses identiques et réitérées rencontrées dans un certain nombre de traités.

Ce n’est point là une nouveauté scientifique. Un auteur classique du droit international, dès le XVIIe siècle avait déjà mis en relief cette idée. Ainsi les traités, dès qu’ils appliquent de façon continue une même règle de droit finissent tout simplement par se dresser comme la preuve de l’existence d’une coutume internationale qu’on ne saurait ignorer. Mieux encore ; « ils constituent non seulement des précédents, mais ils nous révèlent les principes du droit international », (2) apparaissant aussi bien comme créateurs de la coutume internationale que comme le moyen probatoire le plus certain de l’existence d’une coutume.

Aussi la coutume internationale constitue la loi internationale la plus étendue, loi dont nul État, membre de la société des États, ne saurait écarter la force obligatoire ; et, à plus forte raison, parmi les États, ceux-là même dont la politique traditionnelle a contribué à la formation de la coutume invoquée.

Pour qu’il y ait coutume internationale, avons-nous dit, il faut qu’il y ait aussi bien un prolongement qu’une continuité suffisamment prouvés de solutions identiques, dans les cas de traitement de relations interétatiques analogues. II est évident cependant qu’on ne saurait en droit international coutumier exiger cette continuité aussi fréquente qu’en droit coutumier interne. En effet, les cas internationaux, sur lesquels on peut avoir à se prononcer, ne se répètent d’ordinaire qu’à des intervalles bien plus lointains que les cas de droit interne. Des coutumes concernant les contrats de vente par exemple, sont des coutumes susceptibles d’apparaître tous les jours, tandis qu’il en est tout autrement des coutumes concernant la guerre, ou même des coutumes concernant les droits et les devoirs des agents diplomatiques ou consulaires.

Un grand nombre de jurisconsultes allemands, surtout depuis Savigny, enseignent d’ordinaire que pour qu’un usage puisse être considéré comme coutume, légalement obligatoire, il faudrait, en plus des conditions qui précèdent, que les actes similaires répétés, à la suite desquels la coutume apparaît, considèrent justement cette coutume comme étant la loi ; c’est la théorie de l’opinio juris, sive necessitatis. En conséquence, d’après cet avis, l’inconsciente application de règles identiques ne saurait nullement avoir la valeur juridique d’une coutume, quelle que soit la longueur ou la continuité de cette application.

Les internationalistes formulaient fort rarement, jusqu’à nos jours du moins, cette conception. Cependant l’article 38, alinéa 2, du statut de la Cour permanente de justice internationale décrète nettement que la Cour applique… « la coutume internationale comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit ». Ainsi, même au point de vue du droit des gens, nous rencontrons, semble-t-il, et pour la première fois, consacré même par une loi internationale précise, l’avis d’après lequel une coutume ne saurait résulter uniquement d’une longue et continue répétition des faits, mais qu’il faudrait quelque chose de plus ; qu’il faudrait que les faits répétés fussent envisagés comme une manifestation de la conscience juridique.

Et pourtant ce texte n’ajoute absolument rien de nouveau à la conception de la coutume internationale généralement enseignée. Il veut en effet nous dire tout simplement que nous devons nous garder de confondre la coutume internationale, que le juge international ne saurait en principe écarter, avec la courtoisie internationale, qui, cependant, pourrait elle-même arriver graduellement à devenir une coutume, c’est-à-dire une loi internationale obligatoire, dès que tels actes faits et répétés bénévolement et par courtoisie, commencent à être considérés par la pratique internationale comme nécessaires à la vie interétatique, et par conséquent comme devant juridiquement être imposés.

Comme suite à ces considérations générales sur la naissance, l’évolution et l’affirmation des coutumes, presque à l’égal des conventions sources des obligations découlant du droit international, nous croyons formuler de façon plus précise que, tout au moins depuis les premières années du siècle dernier, à la suite de l’enseignement d’historiens moralistes éminents, du développement et de la propagation de l’éducation artistique chez les peuples, s’affirme, de la façon la plus certaine, la condamnation par le droit des gens de toute dégradation des monuments considérés comme historiques ou artistiques ; voire même, toute extorsion d’objets d’art ou historiques, considérés comme appartenant au domaine public d’un État étranger. Mieux encore ; nous croyons pouvoir formuler que depuis 1815 s’est établie en droit des gens une coutume nette et précise, dont la teneur reconnue dans les correspondances diplomatiques fut affirmée et sanctionnée par de multiples accords internationaux, coutume d’après laquelle tous objets d’art ou historiques appartenant au domaine public d’un pays et directement ou indirectement extorqués par un autre doivent être restitués au premier.

Affirmant l’existence d’une telle coutume nous devons, au point de vue scientifique, démontrer sa naissance, sa reconnaissance par les faits, son évolution.

***

Sans parler de l’invasion persane dans la Grèce ancienne qui, d’après les historiens de l’époque, ravagea tout sur son passage, la pratique de l’enlèvement de tous les objets d’art qui remplissaient les pays conquis fut générale lors des invasions puniques et romaines. Personne ne saurait du reste, à ces époques, contester la légitimité de cette pratique. En effet lorsqu’on trouvait juridiquement normal qu’à la suite de la guerre les habitants du pays conquis fussent réduits à l’esclavage, on ne pouvait évidemment soutenir, avec quelque espoir de succès, que les vainqueurs devraient respecter leurs richesses. Aussi la Grèce — sur le sol de laquelle, à l’époque romaine, se trouvaient, a-t-on pu dire, plus de statues que d’êtres vivants — fut-elle complètement dévastée. Les croisés imitèrent ces exemples ; il n’en fut pas autrement des Barbares. Cependant c’est plutôt à des rafles et à des spoliations mais non à des dégradations que nous assistons durant ces époques.

Les dégradations ne commencent qu’avec l’invasion musulmane ; les Turcs, par fanatisme ou ignorance, n’ayant que du mépris pour les beautés artistiques de l’antiquité hellénique. Cependant les Turcs eux-mêmes ne dégradèrent que d’autant que les monuments anciens pouvaient leur fournir des matériaux nécessaires à leurs besoins pratiques quotidiens. Avec les marbres de Phidias ils faisaient tout simplement de la chaux. Fort heureusement ces nécessités journalières étaient plutôt réduites. Par contre, fort malheureusement, en raison de leur incapacité de comprendre la beauté des choses dont ils devinrent les dépositaires, ils ne furent que de bien mauvais gardiens, surtout depuis l’époque où le goût de l’antique avait commencé par obséder les collectionneurs de l’Occident. Aussi, pour ne citer que Chateaubriand, ce fut « une chose triste à remarquer que les peuples civilisés de l’Europe ont fait plus de mal aux monuments d’Athènes dans l’espace de cent cinquante ans, que tous les Barbares dans une longue suite de siècles ».

Cependant, déjà, à la suite des enlèvements et des dépouillements opérés par les Romains, Polybe, l’historien grec si substantiel (205-125 av. J.-C), dans son histoire générale s’élève de façon supérieure contre les spoliations de cette espèce, bien qu’admirateur convaincu de la civilisation de Rome. Certaines parties de ces passages du merveilleux écrivain peuvent être considérées comme des modèles de considérations de haute envolée et de profonde morale ; je ne crois pas qu’on en puisse trouver de plus beaux pour les mettre en guise d’avant-propos à une convention générale qu’on pourrait peut-être un jour élaborer sur la matière. Ainsi déjà à une époque où le vaincu devenait juridiquement esclave, on enseigne que la probité impose le respect de la propriété artistique d’un pays. Or c’est dans cet enseignement que nous constatons en germe et pour la première fois, l’idée qui se trouve à la base de la coutume du respect de la propriété artistique d’autrui, qui ne finit guère par s’imposer de façon définitive qu’à notre époque.

L’obligation à ce respect, déjà pendant le Moyen Âge, semble devenir moins académique. Ainsi Charlemagne malgré son désir « d’enrichir ses possessions franco-germaniques de quelques œuvres d’art conservées en Italie, en demande-t-il spécialement l’autorisation au pape Adrien » (Muntz).

Cet exemple de Charlemagne ne fut certainement pas suivi de façon générale ; cependant en Europe occidentale, pendant les derniers siècles qui précédèrent le nôtre, la morale enseignée par Polybe et que Charlemagne pratiqua, paraît être considérée comme la bonne. Ainsi Richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois ne songèrent point « à profiter des victoires des armées françaises pour enrichir les collections royales. Notre pays, écrit Muntz, a donc eu l’honneur d’inaugurer des mœurs plus humaines… Au cours de leurs guerres, Louis XIII et Louis XIV purent bien annexer des provinces ; ils se gardèrent soigneusement d’enlever aux vaincus les monuments qui personnifiaient leurs souvenirs nationaux, leurs titres scientifiques, littéraires ou artistiques ».

L’enseignement donné commence donc par prendre les formes d’une pratique continue de respect ; aussi pendant tout le XVIIIe siècle les exemples d’enlèvement font presque carence.

Certes, au milieu de la continuité de cette tradition nous rencontrons la triste parenthèse, déjà constatée, des armées de la Révolution et de Napoléon dépouillant la Belgique et l’Italie.

Cependant même pendant cette époque, ultra utilitaire, nul monument ne fut touché, de par la volonté de Bonaparte. En effet, à cette même époque nous rencontrons l’arrêté, déjà cité, portant qu’il ne serait enlevé aucun monument public ; fait qui prouve, tout au moins, qu’une coutume constante de respect envers ces monuments existait et était suivie.

Par ailleurs c’est justement à la suite de ces.actes de 1794 et de Bonaparte, que nous constatons nettement une volonté générale, affirmant le respect dû à la propriété artistique appartenant au domaine public d’un État étranger, volonté générale proclamée, non seulement par l’élite des intellectuels de cette époque, mais également par les représentants des Grandes Puissances, voire même sanctionnée par elles de la façon la plus solennelle.

Et cette volonté générale, basée sur une morale incontestée, n’apparaissait nullement comme un fait nouveau, mais comme la suite d’une morale déjà existante, approuvée et suivie par la coutume, qui fut un moment oubliée, et à côté de laquelle, pour écarter des oublis futurs analogues, on établissait solennellement la sanction, consistant tout simplement dans l’obligation de la restitution des objets enlevés.

En effet, et tout d’abord, quel était l’avis des intellectuels, de cette époque ? Contentons-nous de ne citer que les intellectuels français ; c’est-à-dire ceux qu’un patriotisme inintelligent aurait pu conduire à défendre justement la thèse de la spoliation. Grands à côté des petitesses, ils protestent tout simplement contre les enlèvements des objets d’art ou d’histoire, opérés au nom de leur propre patrie.

Quatremère de Quincy déclarait ainsi « en pleine révolution », comme le constate Muntz, qu’il croirait se rendre coupable d’une injure à son siècle en le soupçonnant « capable de faire revivre ce droit de conquête des Romains qui rendait les hommes et les choses la propriété du plus fort… » (1). Et, continuait-il : « les arts et les sciences forment depuis longtemps en Europe une république, dont les membres, liés entre eux par l’amour et la recherche du beau et du vrai, qui sont leur pacte social, tendent beaucoup moins à s’isoler de leurs patries respectives, qu’à rapprocher les intérêts sous le point de vue précieux d’une fraternité universelle » (2). Et Quatremère de Quincy ne fut pas seul à protester contre ces mesures renouvelées de l’Antiquité. Un certain nombre de journalistes, et parmi eux un rédacteur du Journal littéraire, demandèrent « si un autre qu’un barbare pouvait applaudir à la spoliation qu’on voulait accomplir ». Enfin « huit membres de la troisième classe de l’Institut les peintres Vieil, David et Vincent, les sculpteurs Pajou, Roland, Dejoux, Julien, l’architecte Dufourny, signèrent, avec quarante-trois autres artistes, une pétition au Directoire exécutif, dans laquelle ils appelaient son attention sur cette grave question ».

A la suite de la diffusion de telles doctrines d’une haute et incontestable moralité, et aussi des réclamations de la part du pape, du grand-duc de Toscane et du roi des Pays-Bas, les Puissances alliées de l’Europe, qui, pour la seconde fois, avaient envahi la France en 1815, se virent-elles obligées, — l’a-t-on prétendu du moins — de prendre la décision de faire restituer aux pays de leur provenance les objets d’art et historiques qui leur avaient été enlevés malgré le droit coutumier de la guerre qui imposait le respect de ces patrimoines.

Certainement d’autres raisons ne furent pas étrangères à l’application d’une telle sanction. Cependant, au point de vue juridique c’est sur la coutume du respect, dû au patrimoine intellectuel d’un pays, que fut basée cette décision.

Ce droit coutumier de respect était au surplus nettement constaté dans la note du ministre anglais lord Castlereagh, du 11 septembre 1815, sur la base de laquelle les mesures de restitution furent adoptées. Il était dit notamment dans ce document qu’on ne pouvait laisser à la France des objets d’art appartenant à des territoires étrangers, « objets que tous les conquérants modernes avaient invariablement respectés, comme inséparables du pays auquel ils appartenaient… » Et la note concluait en déclarant « qu’en appliquant un remède… aucun terme moyen ne paraissait pouvoir être adopté sans reconnaître une foule de spoliations, sous le couvert de traités, d’un caractère plus flagrant, s’il est possible, que les actes de rapine ouverte, au moyen desquels ces restes avaient en général été réunis ».

À la suite de ces constatations on ne saurait douter, nous paraît-il du moins :

a) ni de l’existence d’un droit de guerre coutumier imposant le respect de la propriété artistique et historique des pays conquis,

b) ni d’une sanction apparaissant depuis 1815 et confirmant cette coutume, en obligeant l’extorqueur à rapatrier les objets extorqués ; au surplus l’apparition de cette sanction est d’autant plus significative, dans le cas qui nous occupe, qu’elle fut décrétée malgré la défense acharnée de la thèse opposée par la diplomatie de Talleyrand, dont les arguments, dans le cas spécial, étaient loin d’être sans valeur, et bien que l’idée de se partager entre les alliés les œuvres d’art étrangères qu’on rencontra à Paris, fut également avancée au cours des pourparlers.

Le point de vue du droit coutumier que nous venons de constater s’établissait par ailleurs de plus en plus nettement surtout sous l’influence d’une doctrine à peu près générale. Bluntschli, hésitant lors des premières éditions de son droit international codifié, l’affirme formellement dans sa dernière : « Le fait d’emporter et de s’approprier, nous dit-il, dans l’article 650, les collections scientifiques et artistiques (bibliothèques, galeries de tableaux, instruments) est interdit actuellement, parce que ces collections sont destinées à satisfaire aux besoins intellectuels permanents du pays… » Et il ajoute en note : « dans les éditions précédentes, je n’avais pas encore osé considérer ce progrès du droit international comme déjà accompli ». Au surplus son enseignement en ce qui concerne le respect dû aux monuments et autres œuvres d’art n’en diffère guère. (V. art. 648 et 649). Il ne pouvait pas en être autrement.

Mieux encore, aussi bien les instructions américaines de 1863 (art. 36) que la déclaration de Bruxelles de 1874 se rallient nettement à cet avis

Mais ce qu’il nous faut surtout relever c’est que la pratique internationale sanctionne de nouveau par des accords formels cette doctrine, consacrée ainsi de plus en plus comme Une coutume aussi précise que possible. Ainsi le traité du 3 septembre 1866 oblige le Grand-duché de Hesse à restituer à Cologne la bibliothèque enlevée en 1794 au Chapitre de cette ville. Et l’article 18 du traité de Vienne du 3 octobre 1866 formule également que « les archives des territoires cédés… ainsi que les documents politiques et historiques de l’ancienne République de Venise, seront remis dans leur intégrité aux commissaires qui seront désignés à cet effet, auxquels seront également consignés les objets d’art et de science spécialement affectés au territoire cédé ».

Et la doctrine enseignant le respect dû aux monuments historiques et aux œuvres d’art d’un pays, fortifiée par des accords généraux, formulés nettement dans le même sens, persiste et s’affermit sans nulle discontinuité. Ainsi nous la rencontrons de nouveau, aussi impérative que possible, dans le 2e al. de l’article 56 de l’annexe, de la IVe des conventions de La Haye de 1907, concernant le règlement des lois et coutumes de la guerre sur terre. C’est un texte devenu classique : « Toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle, y lit-on en effet… de monuments historiques, d’œuvres d’art et de science, est interdite et doit être poursuivie« . Poursuivie : c’est-à-dire qu’elle doit être considérée comme une infraction ; ainsi à La Haye la généralité des États ne se contente plus de prohiber les écarts à la règle coutumière que nous venons de constater, en imposant des réparations civiles, mais elle fait un pas de plus. Elle les considère comme des infractions ; comme de véritables délits du droit des gens, dont les auteurs doivent être poursuivis. Évidemment les objets ainsi saisis doivent avant tout être restitués. Spolialus ante omnia restituendus. Cette considération ne saurait faire de doute. C’était là tout simplement une répétition conventionnelle générale de la règle coutumière de restitution apparaissant pour la première fois en 1815 pour les objets d’art enlevés depuis 1794, et renouvelée par la pratique de 1866.

En fait, et tout autant que les circonstances le réclament, dès que des cas analogues se présentent nous rencontrons la continuité de la coutume de la restitution, de plus en plus appliquée, quelquefois même avec une étendue territoriale et une largeur de conception toute particulières.

Ainsi lors de la grande guerre, la Roumanie était intervenue auprès des Puissances de l’Entente, pour qu’il lui fût remis le drapeau d’Étienne le Grand, détenu déjà depuis le XVIe siècle dans le monastère bulgare Zographos du Mont-Athos, qui bien que placé sous la souveraineté hellène était occupé par un détachement mixte franco-russe. À la suite de pourparlers diplomatiques, la réclamation roumaine fut favorablement accueillie par les alliés ; aussi les troupes du détachement français commandé par le capitaine Six procédèrent-elles à l’enlèvement officiel au mois d’avril 1917 du drapeau réclamé, après lui avoir rendu les honneurs qui lui étaient dus. Ce drapeau, dirigé sur le quartier général des armées alliées à Salonique, fut remis au consul général de Roumanie de cette ville, sans nulle protestation du gouvernement hellénique.

Mais les plus éclatants exemples de la coutume que nous venons de constater nous sont fournis par les traités de paix qui ont mis fin à la dernière guerre.

En vertu de l’article 245 du traité de Versailles, l’Allemagne s’oblige à restituer à la France les œuvres d’art enlevées de ce pays lors de la guerre de 1870 ; également en vertu de l’article 246 du même traité l’Allemagne s’obligeait à restituer, à Sa Majesté le roi du Hedjaz, le Coran original ayant appartenu au calife Osman, qui fut enlevé de Médine par les autorités turques, pour être offert à l’ex-empereur Guillaume II. Ainsi, dans ce dernier cas, l’empereur Guillaume fut considéré tout simplement comme un intermédiaire, dont l’interposition ne devrait d’aucune façon pouvoir déjouer les effets de l’application d’un principe général. II n’en est pas autrement du cas d’Elgin.

Le traité de Saint-Germain avec ses articles 191 et suiv. fait une application bien plus large encore de cette coutume.

En effet, il oblige l’Autriche « à rendre respectivement à chacune des Puissances alliées et associées tous les actes, documents, objets d’antiquité et d’art, et tout matériel scientifique et bibliographique enlevés des territoires envahis… » Puis après certaines autres obligations analogues à la charge de cette Puissance, sur lesquelles nous croyons inutile d’insister, ce même traité édicte qu’un comité de trois juristes devrait examiner « les conditions dans lesquelles ont-été emportés, par la maison de Habsbourg et par les autres maisons ayant régné en Italie », les objets ou manuscrits en possession de l’Autriche, énumérés comme il suit : « Les bijoux de la couronne… les bijoux privés de la princesse… de Médicis, les médailles faisant partie de l’héritage des Médicis… de propriété domaniale… transportés à Vienne pendant le XVIIIe siècle ». Tous objets qu’on devrait restituer à l’Italie dans le cas où, d’après l’avis du susdit comité, ils auraient été emportés en violation du droit des provinces italiennes.

La Belgique, la Pologne, et la Tchécoslovaquie furent également admises à prétendre à des restitutions analogues. Ainsi le même comité des juristes devrait se prononcer : a) sur le Triptyque de Saint-Ildefonse, de Rubens, provenant d’une abbaye de Bruxelles, acheté en 1777 et transporté à Vienne, comme sur un certain nombre d’objets et documents enlevés de Belgique et transportés en Autriche, pour y être mis en sûreté, en 1794 ; b) sur la coupe en or du roi Ladislas IV (No 1 114 du musée de la cour de Vienne), enlevée des territoires faisant partie de la Pologne depuis le premier démembrement de 1772 ; c) sur certains documents, mémoires, historiques, etc. revendiqués par l’État tchécoslovaque, et qui par ordre de Marie-Thérèse (1717-1780) ont été emportés par Thaulow de Rosenthal, ainsi que sur certains documents de Bohême et objets d’art qui, faisant partie de l’installation du château royal de Prague et autres châteaux royaux de Bohême, ont été enlevés par les empereurs Mathias, Ferdinand II, Charles VI, vers 1718, 1723 et 1737 et François-Joseph Ier « et qui se trouvaient lors de la signature du traité de Saint-Germain dans les archives, châteaux impériaux, musées et autres établissements publics centraux à Vienne ».

Le traité de Saint-Germain confirmant donc, plus que tout autre acte conventionnel, la pratique coutumière que nous avons constatée, considère en principe comme légitime la restitution par l’Autriche à leur pays d’origine des objets, dont quelques-uns avaient été tout simplement légalement achetés (triptyque), presque cent cinquante ans avant notre époque ; mieux encore ; il déclare restituables des objets emportés par le pouvoir royal légitime de ces pays deux siècles auparavant, appliquant ainsi une fois de plus la conception généralement reçue que la théorie de la prescription ne saurait avoir d’effets en droit international.

Des considérations absolument similaires guident également les signataires des traités de Trianon.

Et la nomenclature des objets à rapatrier n’est nullement limitative. En effet, l’art. 196 du traité de Saint-Germain et l’art. 177 du traité de Trianon, faisant une large application de la règle générale qui a servi de fondement à tous ces accords, invitent l’Autriche, ainsi que la Hongrie, à négocier avec les États intéressés le rapatriement mutuel de tous les objets ou documents ayant un caractère artistique archéologique ou historique, appartenant anciennement au domaine public de l’Autriche-Hongrie ou à la couronne, comme devant revenir « au patrimoine intellectuel de leur pays d’origine ».

Le Traité de Sèvres — et il en est de même du Traité de Lausanne — ne parle guère de restitutions analogues à faire de la part de la Turquie, nulle réclamation n’ayant été élevée sur ce point.

Cependant on ne saurait certainement pas douter un seul moment que si par hasard les marbres* de l’Acropole, au lieu d’avoir été transportés à Londres par lord Elgin, se trouvaient depuis cette même époque dans les musées de Constantinople, transportés par ordre net et formel du sultan lui-même, on eût pris soin d’ordonner en 1920 leur rapatriement sur le sol libre de l’Attique, en supposant qu’une pareille décision n’eût été déjà prise par les premiers traités concernant la libération de la Grèce.

Par ailleurs, étant donné que nul cessionnaire ne saurait avoir plus de droits que le cédant, il est tout à fait évident que si par hasard les marbres de l’Acropole avaient été cédés à la même époque et par ce même sultan, non point à Elgin, mais à l’Autriche ou à la Prusse, même par personnes interposées, les derniers traités de Paix n’auraient pas manqué d’ordonner également leur rapatriement à la Grèce ; ils constituent en effet partie intégrale du patrimoine intellectuel de ce pays, bien plus que n’importe quel autre objet d’art, dont on a stipulé le retour à son pays d’origine.

***

Nous avons développé les raisons à la suite desquelles aussi bien la morale que les nécessités de l’éducation intellectuelle du monde contemporain militent en faveur de la restitution des marbres d’Elgin. Nous croyons également avoir réussi à démontrer qu’en vertu de ces mêmes exigences morales et artistiques générales, s’est développée l’obligation juridique de respecter les objets d’art et d’histoire appartenant au domaine public d’un État étranger, et faisant partie de son patrimoine intellectuel. Cette obligation est aujourd’hui conventionnellement affirmée. Mieux encore, nous croyons avoir prouvé de façon certaine que de nos jours s’est définitivement affirmée en droit des gens une coutume nette, formelle et précise qui tout simplement proclame l’obligation des pays, qui directement ou indirectement avaient extorqué de leur pays d’origine, serait-ce à des époques lointaines et par des intermédiaires, des œuvres d’art « présentant un intérêt véritablement unique pour le patrimoine artistique du pays » d’où elles furent enlevées, de consentir à leur rapatriement.

Cette coutume de l’obligation au rapatriement forme le droit international commun de notre époque ; elle a été constatée par la signature même de l’Angleterre aussi bien en 1815 contre la France, qu’en 1919-1920 contre l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie ; son application ne saurait donc évidemment être écartée par le pays même qui l’a aussi solennellement affirmée.

Ne pas accepter cette conclusion serait considérer certaines règles du droit international comme absolument subjectives, ce qui, tout simplement, nous mènerait à la négation même de notre discipline. En effet toute la force de la science du droit réside dans son objectivité.

S’agissant au surplus d’une question qui, considérée in specie, intéresse plus directement l’Angleterre, notre argumentation prend une valeur toute particulière. En effet, c’est justement en Angleterre que la loi qu’on applique — le « common law » — est, plus que partout ailleurs, basée sur la tradition, c’est-à-dire la coutume, qui précisément nous conduit à la solution du problème posé par notre étude.

Évidemment, l’application de la coutume que nous venons de constater ne se rencontre d’ordinaire qu’à la suite d’événements qui faisant des États tout-puissants —, qui avaient un moment oublié son existence, — les égaux des plus faibles, les obligeaient à se soumettre à la loi ; car cette loi existe, nettement proclamée et justement appliquée par tous les États lorsque les circonstances les appelaient à se prononcer comme justiciers. Or, pour que cette justice soit faite, faudrait-il donc être réduits à attendre l’affaiblissement de la force de telle Puissance, pour que tels autres États, jugés par elle la veille, se voient également obligés d’appliquer à son égard cette quasi-jurisprudence internationale ?

Une telle réflexion nous paraît certes d’un fâcheux anachronisme.

En effet, des cas analogues, — en supposant qu’il y ait des doutes sur l’exactitude de nos conceptions, et qu’une solution courtoise et favorable à notre façon de penser ne puisse être admise, — peuvent parfaitement être soumis à l’appréciation d’une Cour permanente de justice internationale.

Du reste deux des organismes complémentaires de la Société des Nations pourraient s’occuper de la question avec une éclatante compétence : la Commission internationale de coopération intellectuelle, et sa sous-commission des lettres et des arts. En effet, la première a parmi ses attributions celle « de faciliter l’entr’aide internationale dans le domaine intellectuel » ; et la seconde, plus spécialement, celle « d’appliquer les méthodes scientifiques à la conservation et à la restauration d’œuvres d’art ».

Aussi qu’il nous soit permis de penser que nous rencontrons certainement de nos jours un nouvel état de choses qui fera entrevoir à la direction du British Museum et au gouvernement Anglais la fin du mandat relatif à la protection des « marbres d’Elgin » qu’en des circonstances pénibles ils avaient assumé. Et pour finir cet essai avec Renan : « Quel beau jour que celui où toutes les villes qui ont pris des morceaux » du temple d’Athéna… « Venise, Paris, Londres, Copenhague… formeront des théories sacrées, pour rapporter les débris qu’elles possèdent, en disant : Pardonne-nous déesse : c’était pour les sauver des mauvais génies de la nuit… »

S. SÉFÉRIADÈS

Professeur à l’université d’Athènes, membre de l’Institut de droit international.

Stélio Séfériadès, « La question du rapatriement des « marbres d’Elgin » considérée plus spécialement au point de vue du droit des gens » in Revue de droit international, tome X, 6e année, 2e semestre, Paris, Les Éditions internationales, 1932, pp. 52-81.

Les notes de bas de page ne sont pas reproduites.


Le texte de la communication dans les Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, janvier-février 1932, pp. 113-135 :

La question du rapatriement des « marbres d’Elgin »

Le texte de l’article dans la Revue de droit international, 2e semestre 1932, pp. 52-81 :

La question du rapatriement des « marbres d’Elgin »