Le 2 novembre 1789, l’Assemblée constituante décrète « que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation ». Leur mise en vente — avec celle des « domaines de la couronne, à l’exception des forêts et des maisons royales dont Sa Majesté voudra se réserver la jouissance » — fait ensuite l’objet d’une série de décrets. Le 4 octobre 1790, l’érudit et antiquaire François-Marie Puthod de Maison-Rouge (1757-1820) présente à l’Assemblée une pétition dans laquelle il demande la sauvegarde des « inscriptions, légendes, épitaphes, tombeaux et autres monuments quelconques ». Deux jours plus tard, l’Académie de peinture et de sculpture plaide à son tour pour la conservation des « ouvrages et monuments de peinture et sculpture les plus précieux ». Sur la proposition de Talleyrand, par un décret du 13 octobre, l’Assemblée charge la municipalité parisienne et les directoires des départements de dresser un état des monuments et de veiller à leur conservation. Une commission des monuments tient sa première réunion le 8 novembre au collège des Quatre-Nations. Le 9 décembre, l’érudit et antiquaire Aubin-Louis Millin (1759-1818) s’exprime à son tour devant l’Assemblée. Il approuve la vente des biens nationaux puisqu’elle assure la prospérité publique, mais s’alarme de la « destruction de chefs-d’œuvre du génie ou de monuments intéressants pour l’histoire » et présente à l’Assemblée la première livraison d’une publication intitulée : Antiquités nationales, ou Recueil de monumens pour servir à l’histoire générale et particulière de l’Empire français. François-Marie Puthod publie de son côté Les Monumens, ou le Pélerinage historique. Les deux pétitionnaires seraient les premiers à employer les termes de « monument historique » et de « patrimoine national » dans le sens qu’ils acquièrent au cours des deux siècles suivants.
Chronologie indicative
2 novembre 1789. — Décret sur la mise à la disposition de la nation des biens ecclésiastiques.
13 novembre 1789. — Décret sur l’inventaire des biens ecclésiastiques.
19 décembre 1789. — Décret sur la mise en vente des biens ecclésiastiques — et des « domaines de la couronne, à l’exception des forêts et des maisons royales dont Sa Majesté voudra se réserver la jouissance » — à concurrence de 400 millions de livres.
17 mars 1790. — Décret sur l’aliénation aux municipalités des biens à vendre.
22 mars 1790. — Création du Comité d’aliénation.
14 mai 1790. — Décret sur les formes et les conditions de l’aliénation.
4 octobre 1790. — Adresse de François-Marie Puthod à l’Assemblée constituante.
5 octobre 1790. — Création d’un dépôt des monuments au couvent des Petits-Augustins sous la garde du peintre Alexandre Lenoir.
6 octobre 1790. — Adresse de l’Académie de peinture et de sculpture à l’Assemblée constituante.
13 octobre 1790. — Décret sur la conservation des monuments.
9 décembre 1790. — Adresse de Aubin-Louis Millin à l’Assemblée constituante.
10 décembre 1790. — Première livraison des Antiquités nationales, ou Recueil de monumens pour servir à l’histoire générale et particulière de l’Empire françois, tels que tombeaux, inscriptions, statues, vitraux, fresques, etc. ; tirés des abbayes, monastères, châteaux et autres lieux devenus domaines nationaux.
16 décembre 1790. — Réunion des commissions formées en vertu du décret du 13 octobre, la première par la municipalité parisienne, la seconde par le Comité d’aliénation ; naissance de la Commission des savants ou Commission conservatrice des monuments.
Séance du 4 octobre 1790
M. Puthod, capitaine des chasseurs de l’armée parisienne, et membre de plusieurs académies, est admis à la barre et présente une adresse dont voici la substance :
« Je me livre depuis plusieurs années aux antiquités nationales. Ami de l’histoire, j’en puise l’intelligence dans ces sources. Peu content d’ouvrir ces archives dédaignées du vulgaire, les recueils poudreux, ou l’exactitude dédommage de l’ennui, je parcours avec beaucoup de fruit nos temples. Et si, dans des inscriptions mensongères, ouvrage de la vanité d’un fils, je n’ai pas toujours réussi à démêler quel était le père, je me suis instruit du moins de faits inconnus et de dates essentielles, dont la découverte, ou rectifiait les erreurs de notre histoire, ou accroissait la masse de ses richesses. Ainsi un double motif peut attirer le savant dans ces mêmes temples, où le commun des fidèles ne cherche que le Dieu qui y réside. Les monastères lui offrent autant de richesses ; mais bientôt ces retraites ne seront plus. On vous donne l’état des bâtiments, des revenus, des meubles et immeubles, cela ne suffit pas. Il faut exiger un relevé de toutes les inscriptions, légendes, épitaphes, tombeaux et autres monuments quelconques. Il faut exiger qu’on les retire de ces coins ténébreux où un mépris ignare les avait enterrés. Il faut exiger qu’on rende à ces marbres la propriété qui leur convient, et que, dans ceux où le lecteur aura à s’exercer, on fasse disparaître cette croûte des siècles qui en rend les caractères indéchiffrables.
« Ce travail n’exige qu’un goût et une intelligence, dont tous sont susceptibles ; aussi est-ce à cela que doivent se borner les soins de nos ci-devant religieux ou religieuses. Il en est un autre plus difficile, celui de tirer parti de tant de richesses, de les rassembler dans un lieu qui soit propre à les contenir, de placer et classer insensiblement chaque marbre, chaque monument à mesure qu’on le connaîtra, de sorte que cette salle d’antiques devienne une espèce de bibliothèque où le public pourra, comme dans les autres, aller s’instruire certains jours de la semaine… Pourquoi celui qui se chargera des fonctions d’historien ne se chargerait-il pas aussi de celles de directeur du travail de nos religieux, fonctions qu’il importe de ne pas séparer ? Mais qui voudra gratuitement et par principe d’instruction s’imposer cette tâche pénible ? Moi, par exemple, si, conformément au sentiment d’équité dont vous faites profession, vous penser que l’auteur du plan doit être, de préférence à d’autres, chargé de son exécution ; cette confiance me flatterait en ce qu’elle me donnerait les moyens nécessaires pour perfectionner un travail déjà bien avancé sur cette matière et connu de beaucoup de savants… Un entier accomplissement de mon projet deviendrait un nouvel embellissement pour Paris, et un des plus beaux monuments du siècle. »
M. le Président répond :
« Les monuments de piété dont nos temples sont remplis, sont aussi la plupart des monuments précieux de notre histoire : l’Assemblée nationale applaudit au zèle éclairé que vous faites paraître pour leur conservation. Elle prendra votre mémoire en considération, et vous accorde les honneurs de sa séance. »
M. Alexandre de Lameth. — La pétition renferme un projet utile. Il est essentiel en détruisant les maisons religieuses de ne pas détruire les monuments précieux qu’elles renferment ; ces monuments n’ajouteraient aucun prix à la vente des biens ecclésiastiques et enlèveraient aux sciences des objets qui peuvent servir à leurs progrès et surtout à la connaissance des faits historiques ; réunis, au contraire, ils formeront un des recueils les plus intéressants de l’Europe.
Je demande, en conséquence, que la pétition de M. Puthod soit renvoyée au comité d’aliénation des domaines nationaux.
(Ce renvoi est ordonné.)
Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, première série (1787 à 1799), tome XIX, du 16 septembre 1790 au 23 octobre 1790, Paris, Société d’imprimerie et librairie administratives et des chemins de fer, 1884, pp. 434-435.
Séance du 6 octobre 1790
M. Vieillard (de Saint-Lô), secrétaire, fait lecture d’une adresse de l’académie de peinture et de sculpture, qui représente à l’Assemblée que la vente des biens ecclésiastiques, des maisons et communautés religieuses, peut exposer la nation à perdre un grand nombre de chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture qui existent dans ces maisons, s’il n’était pris aucune précaution pour leur conservation. Cette académie demande, en conséquence, d’être autorisée à nommer des commissaires parmi ses peintres et sculpteurs, à l’effet de rechercher dans toutes les églises et maisons religieuses les ouvrages et monuments de peinture et sculpture les plus précieux, et que ces monuments soient conservés et déposés dans un lieu convenable.
(Il est décrété que cette adresse sera renvoyée au comité d’aliénation, pour en faire son rapport à l’Assemblée.)
Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, première série (1787 à 1799), tome XIX, du 16 septembre 1790 au 23 octobre 1790, Paris, Société d’imprimerie et librairie administratives et des chemins de fer, 1884, p. 472.
Séance du 13 octobre 1790
Le 13 octobre, Talleyrand s’exprime devant l’Assemblée constituante au nom du comité de Constitution. Il rappelle que le comité prépare un rapport sur l’instruction publique, invite l’Assemblée à s’abstenir de toute délibération prématurée à ce sujet et plaide pour l’ouverture des écoles « comme à l’ordinaire » avant d’alerter ses collègues sur les périls courus par les chefs d’œuvre des biens nationaux.
Enfin votre comité doit mettre sous vos yeux une sorte de délit qui intéresse le département de l’instruction publique : il lui est revenu de divers endroits que des monuments précieux avaient été pillés ou indignement dégradés. Les chefs-d’œuvre des arts sont de grands moyens d’instruction, dont le talent enrichit sans cesse les générations suivantes. C’est la liberté qui les fait éclore, c’est donc sous son règne qu’ils doivent être religieusement conservés, et l’Assemblée nationale ne saurait trop se hâter de fixer sur cet objet la surveillance active des différents corps administratifs du royaume.
En réunissant les observations que votre comité de Constitution vient de vous soumettre, il vous propose le projet de décret suivant :
« L’Assemblée nationale décrète : 1o qu’elle ne s’occupera d’aucune des parties de l’instruction, jusqu’au moment où le comité de Constitution, à qui elle conserve l’attribution la plus générale sur cet objet, aura présenté son travail relatif à cette partie de la Constitution ;
« 2o Qu’afin que le cours d’instruction ne soit point arrêté un seul instant, le roi sera supplié d’ordonner que les rentrées dans les différentes écoles publiques se feront cette année encore comme à l’ordinaire, sans rien changer cependant aux dispositions du décret sur la constitution du clergé, concernant les séminaires ;
« 3o Elle charge les directoires des départements de faire dresser l’état et de veiller, par tous les moyens qui seront en leur pouvoir, à la conservation des monuments des églises et maisons devenues domaines nationaux, qui se trouvent dans l’étendue de leur soumission ; et lesdits états seront remis au comité d’aliénation ;
« 4o Elle commet au même soin, pour les nombreux monuments du même genre qui existent à Paris, pour tous les dépôts de chartes, titres, papiers et bibliothèques, la municipalité de cette ville qui s’associera, pour éclairer sa surveillance, des membres choisis des différentes académies.
Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, première série (1787 à 1799), tome XIX, du 16 septembre 1790 au 23 octobre 1790, Paris, Société d’imprimerie et librairie administratives et des chemins de fer, 1884, pp. 488-489.
Séance du 9 décembre 1790
L’Assemblée nationale renvoie au comité des finances une pétition du département de l’Aude, relative aux dommages qui ont été causés par l’effet des troubles survenus relativement à la libre circulation des grains.
Sont ensuite admises à la barre :
Une députation des ouvriers de la ville de Paris qui demandent, qu’il soit établi dans la capitale, une caisse municipale où les capitalistes puissent placer sûrement leurs fonds, et les porteurs de billets les escompter à un taux modéré.
Une autre députation des amis des arts et des sciences, qui supplient l’Assemblée nationale de prendre les moyens de conserver les chefs-d’œuvre du génie et les monuments intéressants pour l’histoire, placés dans les abbayes, monastères et autres lieux devenus domaines nationaux.
M. Aubin Louis Millin, orateur de cette députation, dit :
Messieurs, vous avez ordonné la vente des domaines nationaux, et le succès de cette vente assure pour jamais la prospérité de cet Empire régénéré par vos sages décrets. Mais les amis des lettres et des arts et les citoyens jaloux de la gloire de la nation ne peuvent voir sans peine la destruction de chefs-d’œuvre du génie ou de monuments intéressants pour l’histoire ; nous avons aussi gémi de l’oubli dans lequel ces monuments allaient être plongés, et nous avons tenté de les lui arracher. Nous venons vous offrir les premiers fruits de notre vaste, pénible et dispendieuse entreprise. Nous vous présentons la première livraison d’un ouvrage intitulé : Antiquités nationales ou Recueil de monuments, pour servir à l’histoire générale et particulière de l’Empire français, tels que tombeaux, inscriptions, statues, vitraux, fresques, etc., tirés des abbayes, monastères, châteaux, et autres lieux devenus domaines nationaux.
Nous ne sollicitons ni privilège, ni secours d’aucune espèce ; nous vous demandons seulement, si notre ouvrage vous paraît le mériter, de nous accorder la permission de vérifier tous les lieux claustraux, toutes les maisons nationales, d’y pénétrer sans difficulté, et de nous y livrer sans obstacle à l’objet de nos recherches. (On applaudit.)
M. le Président. — L’entreprise que vous avez formée est grande et utile. Sauver des ravages du temps, qui consume tout, ces antiques et précieux monuments du génie, c’est faire des conquêtes à l’empire de la raison. C’est en marquant ainsi tous les pas que l’homme fait dans les routes qu’il parcourt, c’est en fixant ses pensées fugitives et en conservant ses fragiles ouvrages, que l’esprit humain s’avance insensiblement vers la perfection. Il a sous les yeux le tableau vivant des vérités et des erreurs de tous les siècles ; il évite les unes, il embrasse les autres ; ses connaissances s’étendent, s’agrandissent, et il en recule sans cesse les bornes. L’Assemblée nationale se fera toujours un devoir de favoriser les progrès des sciences et des arts, tout ce qui peut illustrer les Empires, et surtout conduire les hommes vers le bonheur ; elle est trop convaincue que l’ignorance est la source de leurs maux. C’est vous dire assez l’accueil qu’elle fait à l’ouvrage que vous lui présentez ; elle vous accorde les honneurs de la séance.
L’Assemblée ordonne ensuite le renvoi de la pétition des ouvriers de Paris, au comité de mendicité : celle des amis des arts et des sciences est renvoyée au comité d’aliénation.)
Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, première série (1787 à 1799), tome XXI, du 26 novembre 1790 au 2 janvier 1791, Paris, Société d’imprimerie et librairie administratives et des chemins de fer, 1885, p. 354.