Au terme de la campagne d’Italie, Bonaparte, au nom de la République française, signe le traité de Campoformio avec l’Autriche (17 octobre 1797). Le texte prévoit, dans son article 20, la réunion à Rastadt d’un congrès de paix destiné à régler les affaires allemandes après cession à la France de la rive gauche du Rhin. Restée seule dans la guerre, l’Angleterre parvient à former une deuxième coalition en 1798. Devenu sans objet, le congrès se sépare en avril 1799. Le 28, à leur départ de Rastatt, les délégués français sont attaqués par des hussards autrichiens. Dans le cinquième tome de L’Europe et la Révolution française (1902), Albert Sorel donne un récit de l’attentat.
Le Directoire s’obstinait à tenir à Rastadt. Talleyrand écrivit aux plénipotentiaires, les 8 et 10 avril, de rester jusqu’à la dernière extrémité ; puis, s’ils étaient contraints de partir, de protester, de se retirer à Strasbourg, de s’y déclarer toujours prêts à négocier avec l’Empire et avec chacun de ses membres, même par correspondance, afin de manifester des dispositions bienveillantes aux États d’Allemagne qui ne feraient point acte d’hostilité. C’était le vieux jeu des divisions de l’Empire. L’Autriche était décidée à y couper court. Une dissolution du Congrès en eût été le seul moyen régulier ; mais cette dissolution ne se pouvait opérer sans le concours de la Prusse et des autres États de l’Allemagne du Nord ; or, Thugut ne voulait rien leur demander. Il se borna à rappeler les représentants de l’empereur. Il aurait dû, en même temps, notifier loyalement que l’Autriche cessait de considérer Rastadt comme un territoire neutre. Le plénipotentiaire impérial, Metternich, se contenta de rompre les négociations, le 8 avril. Le journal de Carlsruhe l’annonça, le 10, avec cette remarque : « La neutralité du lieu du Congrès cessant, les ministres français n’y séjourneront vraisemblablement pas longtemps. »
Metternich quitta Rastadt le 10. Il s’agissait de faire partir les Français. Il s’agissait surtout de se débarrasser des agents officieux qu’ils gardaient, çà et là, en particulier à Stuttgart, l’envoyé hollandais Strick et le Danois Wachter. Pour obtenir l’expulsion de ces agents, il était nécessaire de se procurer la preuve de leur connivence avec les républicains. L’Autriche, du même coup, confondrait les ministres des petites cours suspects de pactiser avec l’ennemi, ferait scandale de leur trahison et réduirait, par la peur, leurs maîtres à merci. Rien ne parut plus expédient, en ces occurrences, que de sommer, militairement, les diplomates français de quitter Rastadt, de leur tendre, sur la route, quelque embus- cade, de les y attirer par un insidieux malentendu, de saisir leurs papiers, et, pour bien marquer que l’aventure n’avait rien de concerté ni d’officiel, de les faire houspiller lourdement et détrousser à fond, ce qui démontrerait à l’Europe, d’ailleurs fort endurcie et indifférente, que ces grossiers procédés ne pouvaient être l’acte que de maraudeurs ou de brigands, aussi faciles à désavouer que difficiles à poursuivre.
Ce ne serait pas méconnaître Thugut que de lui attribuer ce dessein ; mais ce serait, paraît-il, le calomnier, car on n’a point de preuves. Tout indique, au contraire, que cet état d’esprit régnait autour de l’archiduc Charles. Ce prince fut pris d’une crise de la maladie nerveuse à laquelle il était sujet ; elle l’obligea d’abandonner, du 14 au 25 avril, l’exercice du commandement. Le général Schmidt le suppléa. Cet officier écrivit, vers le 15 avril, au lieutenant-colonel Mayer de Heldensfeld, chef d’état-major du général Kospoth, commandant de l’avant-garde, une lettre où il dénonçait, avec l’emportement de sa haine et de son mépris pour les républicains, la conduite hostile des Français à Rastadt, leur espionnage, leurs complots avec des agents accrédités en Allemagne ; il exprima l’opinion qu’on en trouverait la preuve dans leurs papiers, le vœu qu’on s’emparât de ces papiers, qu’on arrêtât les courriers français, peut-être même les ministres. Étaient-ce des insinuations, étaient-ce des ordres ? Comme les discours de Schmidt étaient conformes à l’intérêt de l’état-major et répondaient aux passions des officiers, le colonel Mayer les interpréta, très volontiers, comme des instructions, et les transforma en mesures formelles d’exécution. Les environs de Rastadt furent occupés par les hussards Széklers, troupe sauvage et pillarde, dont le colonel, Barbaczy, était connu pour un homme de main, brutal, exécrant les Français. Il écrivit, le 18 avril, à son général, Gœrger, qu’il avait reçu des ordres secrets, et qu’il avait pris toutes ses mesures pour expulser les ministres français ; il demandait s’il devait traiter en ennemis les Badois qui leur serviraient d’escorte. Le même jour, Merveldt fit ce rapport à Kospoth : « M. le général de Gœrger, se conformant à la lettre du lieutenant-colonel Mayer, reçue hier par courrier, a pris toutes les dispositions nécessaires pour que l’affaire ne manque pas, même si les hussards trouvent le nid vide. » Ces derniers mots signifiaient : même si les ministres quittent Rastadt. Sur quoi Kospoth écrivit à Merveldt, le 20 avril : « L’affaire doit être engagée et conduite de façon telle que l’on soit obligé de la considérer comme un malentendu. Votre Excellence devra donc recommander à ceux qui sont au courant de la chose, de garder à ce sujet le secret le plus absolu, qui leur est imposé par le soin de leur réputation. »
Des patrouilles parcouraient les alentours. C’étaient les hussards de Barbaczy, les Széklers. Il y avait, rôdant également et battant l’estrade dans le voisinage, sous les ordres également du général Gœrger, un 13e régiment de cavalerie, composé, en partie, de hussards, dits de Berczény, (Bercheny), et où servaient nombre d’émigrés français, entre autres le fameux partisan Danican, et des gens de sa bande. Ils étaient gens à tout faire, et l’exécration qu’ils professaient pour les régicides fournissait d’avance un prétexte à toute violence de leur part. Les chargea-t-on de faire le coup ? s’accommoda-t-on de manière qu’ils le fissent comme d’eux-mêmes, sauf aux autres hussards, les Széklers, à arriver à point, c’est-à-dire trop tard pour mettre le holà ?
Le 22, Barbaczy envoya un trompette au château de Rastadt, avec une lettre pour Albini, président de la députation de l’Empire : — Rastadt, disait-il, n’est plus le siège du Congrès, l’autorité militaire ne peut plus garantir la sûreté du corps diplomatique ; toutefois l’inviolabilité des diplomates sera respectée par les soldats autrichiens — sauf le cas de nécessité militaire. — Ce cas, selon la casuistique de Barbaczy, devait être précisément celui des ministres français, car il va de soi qu’à la guerre il n’est pas de nécessité militaire plus urgente, de l’avis de tous les auteurs et selon la pratique de tous les temps, que de prévenir et déjouer les manœuvres des ennemis. Les diplomates allemands, qui savaient lire entre les lignes, décidèrent de plier bagage et annoncèrent aux Français leur prochain départ. Ils ajoutèrent vraisemblablement, en bons collègues, quelques avis obligeants et quelques avertissements utiles, car les Français demandèrent aussitôt leur rappel. Ils virent passer Trouvé, chassé de Stuttgart, et qu’une escorte accompagnait à la frontière. « Nos plénipotentiaires, dit un contemporain, enviaient par une sorte de pressentiment la priorité de cette expulsion offensante. » Mais l’ordre du Directoire était impératif. Bonnier, de Bry et Roberjot n’osèrent pas encore partir.
Les patrouilles de hussards, qui parcouraient les environs de la ville, arrêtèrent des promeneurs, et, dans le nombre, plusieurs ministres accrédités au Congrès. On leur demanda s’ils étaient Français, et, sur leur réponse négative, on les renvoya dans la ville. Le 25, le courrier Lemaire, de la légation républicaine, fut pris et dépouillé de ses papiers. L’archiduc qui reprenait, ce jour-là même, l’exercice du commandement, manda à Kospoth d’envoyer Barbaczy à Rastadt, de sommer les Français d’en sortir dans les vingt-quatre heures et de mener le tout « avec toute la prudence et tout le tact possibles ». Cette prudence n’allait point jusqu’à inviter Barbaczy à faire escorter de Bry, Bonnier et Roberjot, ainsi qu’on l’avait ordonné pour Alquier, Bacher et Trouvé ; c’était à la « dextérité » de Barbaczy de saisir la nuance. Quant aux papiers, l’archiduc montra l’intérêt qu’il y prenait, en se faisant envoyer ceux du courrier Lemaire. Le 28, pour que Barbaczy n’en ignore, il lui mande de ne se point engager dans des « écritures diplomatiques », de déclarer que le retour des Français aura lieu « sûrement et sans osbtacles » ; toutefois, en ce qui concerne leur correspondance, il ne donnera nullement une assurance tranquillisante ; il avisera surtout à s’emparer des paquets et à les envoyer, comme il l’a déjà fait, au quartier général. » Il eût été préférable qu’à ces instructions artificieuses, l’archiduc substituât tout crûment l’ordre d’arrêter les Français et de les mettre en prison : ils auraient eu au moins le sort qu’avaient éprouvé, en 1793, Maret et Sémonville. Du reste, cette lettre qui, dans une certaine mesure, corrigeait celle du 25, et laissait un peu moins de marge à la « dextérité » de Barbaczy, n’arriva point en temps utile. Quand elle parvint au chef des Széklers, le coup était fait.
Les ministres français, fort anxieux, et à trop juste titre, avaient pris prétexte de l’enlèvement de leur courrier, violation patente de la neutralité, pour déclarer les négociations suspendues et annoncer qu’ils partiraient pour Strasbourg le 28. Ce jour-là, leurs voitures étaient prêtes, ils demandèrent à Albini de leur garantir qu’ils pourraient voyager sans inconvénient. Albini en référa à Barbaczy. Ce hussard fit attendre sa réponse toute la journée, et envoya, le soir, pour toute sauvegarde, l’injonction de quitter la ville dans les vingt-quatre heures.
Dans le même temps, les Széklers, sous le commandement du chef d’escadron Burkhard, occupèrent les portes avec la consigne de ne laisser entrer ni sortir personne. D’autres hussards allèrent s’embusquer à l’extrémité du faubourg Saint-Georges. Les Français réclamèrent le passage et la protection d’une escorte ; Burkhard répondit que la consigne était suspendue, mais pour eux seuls ; l’escorte fut refusée.
Il était dix heures du soir. La nuit était sombre et pluvieuse. Les Français emmenaient leurs familles, le personnel de leur ambassade, leurs archives, le tout dans huit voitures, qui marchaient lentement. Quand elles arrivèrent dans le faubourg, des hussards barrèrent la route, et ouvrirent les portières, criant aux voyageurs : « Es-tu le ministre de Bry, Bonnier, Roberjot ? » Ces malheureux, arrachés de leurs berlines, furent assaillis aussitôt et sabrés. Bonnier et Roberjot moururent sur le coup. De Bry survécut et parvint à s’échapper. Les papiers furent enlevés, le trésor, que l’on disait considérable, pillé ; ni les femmes ni les personnes de la suite ne furent blessées ; les hussards se contentèrent de les épouvanter, de les dépouiller, qui de leur montre, qui de leur bourse. Burkhard averti fit partir quelques Széklers, qui ramenèrent dans la ville la caravane en détresse. Comme les diplomates allemands, accourus en émoi, l’accablaient de questions, de reproches même : « C’est, dit-il, comme il en avait reçu la consigne, un malheureux malentendu. » Barbaczy leur écrivit le 29 : « Je donne l’ordre d’accorder une escorte sûre aux individus de la légation française qui sont heureusement parvenus à se sauver, pour les conduire jusqu’au Rhin ; de même, je ferai arrêter sur-le-champ les scélérats que je dois malheureusement me convaincre, avec la plus grande affliction, avoir en sous mon commandement pour la première fois de ma vie. » Cependant les hussards se répandaient dans la ville, se vantant de leur exploit, étalant les pièces d’or qu’ils avaient volées, et Barbaczy, adresse, le 29, ce rapport à ses supérieurs : « La chose est consommée, et comme il fallait s’y attendre, j’ai reçu les doléances et les plaintes de toutes les légations… Vous verrez qu’on peut aisément faire valoir comme excuse de l’acte, un malentendu… » Il se disait, d’ailleurs, « anéanti », et demandait une permission de quelques jours.
L’affaire avait été menée avec brutalité ; les hussards avaient manqué de formes, mis les apparences contre eux. Les chancelleries ne s’offusquent guère de ces inconvenances ; mais, quand elles y trouvent leur intérêt, elles s’en offusquent avec éclat. Ce fut le cas dans les petites cours d’Allemagne. On y avait intérêt à s’indigner, à pousser de nobles clameurs juridiques, à disputer sur les immunités et les neutralités, car l’attentat s’était commis contre elles encore plus que contre la France. Elles s’indignèrent donc bruyamment.
La cour de Vienne, sournoise, équivoque, demanda le silence, espérant l’oubli : les papiers ne contenaient rien de ce qu’on y cherchait. Le droit public avait été violé inutilement. C’était le moment de protester de ses bonnes intentions et de se laver les mains, selon les rites et protocoles. Les papiers furent restitués aux Français ; l’Empereur ordonna une enquête et promit de faire justice. L’enquête eut lieu du 7 au 13 mai. Elle se perdit dans le bruit de la guerre. La conclusion est tout entière en cette lettre que l’archiduc Charles écrivit à l’empereur, le 18 mai :
« Je ne saurais assez te dire combien l’incident de Rastadt a été désagréable et inattendu. Mais, la chose ayant eu lieu, je n’ai plus d’autres ressources que de rechercher les voies et moyens de l’expliquer au public de telle façon que des personnes occupant un rang distingué, soit à la cour, soit dans l’armée, ne puissent être soupçonnées d’y avoir pris une part quelconque… Je me vois obligé de te demander, mon cher frère, une grâce toute particulière en faveur du général Schmidt. Entraîné par la haine qu’il éprouve contre les Français, et écrivant au lieutenant-colonel Mayer, il lui a fourni une idée, ou plutôt des impressions… Mayer a donné au contenu de cette lettre, d’un caractère absolument privé, une signification particulière, et, de cette manière, l’affaire s’est envenimée. Chacun des subalternes y ajoutant un peu du sien, il en est résulté fatalement ce malheureux événement… En agissant ainsi, il n’a pas réfléchi de sang-froid et ne s’est pas rendu compte des conséquences que pouvait entraîner son acte. C’est pourquoi je te prie encore une fois, instamment, de vouloir bien lui pardonner cette malheureuse étourderie. »
L’enquête fut reprise, du 21 au 30 mai. Le 2 septembre, l’archiduc ayant en main, depuis quatre mois, toutes les pièces, écrivit à l’empereur : « Il n’y a que deux façons d’en finir avec cette affaire : 1o présenter au public les faits tels qu’ils se sont réellement passés ; 2o ou bien s’efforcer de démontrer que ce ne sont pas les hussards de Székler, mais des étrangers qui ont commis le crime. Mais si l’on adopte le premier moyen, il convient de considérer que l’on sera obligé de lui donner la sanction qu’il comporte. On ne saurait, en effet, punir les hussards qui n’ont fait qu’exécuter les ordres reçus… »
Les hussards ne furent point punis. Le silence absolu fut commandé à tous ceux « qui savaient quelque chose de l’affaire », et des deux seuls moyens que voyait l’archiduc de finir cette affaire, on prit celui qui ne consistait pas « à présenter les événements tels qu’ils s’étaient réellement passés ».
Pour détourner l’attention et couvrir la retraite, les publicistes autrichiens remplirent les gazettes d’insinuations qui parurent d’autant plus probantes qu’elles étaient plus invraisemblables. On accusa le Directoire d’avoir fait tuer ses propres agents pour rejeter sur l’Autriche l’odieux de la rupture ; la réputation des directeurs était telle que cette version trouva crédit en France et même en Europe où les directeurs cependant étaient moins connus. On accusa le malheureux de Bry, qui fut contraint de se justifier dans les formes. On accusa les émigrés et jusqu’à la reine Marie-Caroline.
Au fond, les apologies de la cour de Vienne, plaidoiries de casuistes devant un jury de badauds, se bornèrent à cet argument : la chancellerie n’a rien ordonné, car il ne reste aucune trace d’ordres de sa part ; l’archiduc était malade et paraît hors de cause ; tout se réduit à ce qu’on nomme, en style de dépêche, « un regrettable malentendu », de la part du chef, et à des actes « fâcheux » de brutalité, de la part des soldats.
Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, cinquième partie, Bonaparte et le Directoire, 1795-1799, Paris, Plon, 1902, nouveau tirage, 1948, pp. 293-299.