Dans ses Éléments de physiologie végétale et de botanique (1815), le botaniste Charles-François Brisseau de Mirbel (1776-1854), membre de l’Académie des sciences et professeur à la Sorbonne, s’interroge sur les rapports entre couvert forestier et conditions climatiques. Il considère que le déboisement peut être bénéfique puisqu’il entraîne un adoucissement du climat, mais qu’il devient dangereux quand il est excessif.
Un effet ordinaire de la présence des forêts, c’est de produire un abaissement dans la température, plus considérable que celui qui résulte du degré de latitude. Lorsque la Gaule et la Germanie étaient couvertes de bois, l’Europe était beaucoup plus froide qu’elle ne l’est aujourd’hui ; les hivers de l’Italie se prolongeaient davantage ; l’on ne pouvait cultiver la Vigne au-delà de Grenoble ; la Seine gelait tous les ans. Les côtes de la Guyane, que les Européens ont défrichées, éprouvent en été, les chaleurs dévorantes du soleil de la zone torride, et, dans la même saison, l’intérieur des terres est rafraîchi à tel point par la présence des forêts, que souvent l’on ne saurait y passer la nuit sans abri ou sans feu.
Les causes de cet abaissement de température sont évidentes. Les forêts arrêtent et condensent les nuages ; elles répandent dans l’atmosphère des torrens de vapeurs aqueuses ; les vents ne pénètrent point dans leur enceinte ; le soleil ne réchauffe jamais la terre qu’elles ombragent. Cette terre poreuse, formée en partie de feuilles, de branches, de troncs décomposés, et recouverte d’un lit épais de broussailles et de mousses, retient une humidité perpétuelle. Les lieux bas servent de réservoirs à des eaux froides et stagnantes ; les pentes donnent naissance à des ruisseaux sans nombre ; aussi les contrées les plus boisées de la terre, sont-elles arrosées par les plus grands fleuves.
À mesure que l’homme qui se trouve à l’étroit dans les pays d’ancienne culture, recule les limites de son domaine en dépouillant le sol de ses antiques forêts, les vents et le soleil dissipent l’humidité surabondante ; les sources se tarissent ; les lacs se dessèchent; les inondations cessent ou se portent à de moindres distances ; la masse d’eau que roulent les fleuves diminue ; l’atmosphère se réchauffe et s’assainit. On ne saurait nier ces résultats, et, sans parler des nombreux exemples que nous offre l’histoire, il suffit de citer les États-Unis de l’Amérique. C’est un fait avéré que les défrichemens que les colonies européennes y ont commencés dans les deux siècles derniers, et qu’elles continuent sans relâche, ont occasionné une diminution notable dans la quantité des eaux, et une élévation sensible de température. Ainsi les défrichemens peuvent tourner au profit de l’espèce humaine. Mais lorsque, par suite d’une insouciance aveugle ou d’un égoïsme brutal, les hommes détruisent sans réserve toutes les forêts d’une contrée, le sol privé de l’humidité nécessaire au maintien de la végétation, devient d’une affreuse stérilité. Les îles du cap Vert, jadis rafraîchies par des sources nombreuses, et couvertes de grandes forêts et de hauts herbages, ne présentent guère maintenant, aux regards de l’observateur, que des ravins à sec et des rochers dégarnis de terre végétale où croissent de loin à loin des herbes dures, des arbrisseaux rabougris, et quelques plantes grasses telles que des Cacalia, des Euphorbes, des Aloës, des Yucca, des Mesembryanthemum et des Cierges. L’île-de-France, autrefois si productive, est menacée d’une pareille stérilité, si une administration sage ne se hâte de mettre des bornes aux défrichemens qui se poursuivent sur tous les points avec une activité effrayante.
C’est surtout dans les pays montueux que la destruction des arbres a des suites funestes. Les forêts qui ceignent les plateaux supérieurs protègent les campagnes situées au-dessous d’elles ; mais si l’on y porte indiscrètement la hache, les pluies délayent et entraînent la couche de terre végétale que les racines ne consolident plus ; les torrens ouvrent de tous côtés de larges et profonds ravins ; les neiges amoncelées sur les sommets durant l’hiver, glissent le long des pentes au retour des chaleurs ; et comme ces énormes masses ne trouvent point de digues qui les arrêtent, elles se précipitent avec un bruit effroyable au fond des vallées, détruisant dans leur chûte, prairies, bestiaux, villages, habitans. Une fois le roc mis à nu, les eaux pluviales qui pénètrent dans ses fissures, le minent sourdement ; les fortes gelées le délitent et le dégradent ; il tombe en ruine, et ses débris s’accumulent à la base des montagnes. Le mal est sans remède : les forêts bannies des hautes cimes n’y remontent jamais ; les lavanges et les éboulemens qui se renouvellent chaque année, changent bientôt en des déserts sauvages des vallées populeuses et florissantes.
La lumière, la chaleur, et l’oxigène, décomposent l’humus que les plantes herbacées produisent sur les terrains découverts, tandis que celui qui se forme à l’ombre des forêts, garanti par elles de l’action des agens destructeurs, s’augmente chaque jour, non seulement des dépouilles des végétaux, mais encore de celles des animaux de tous genres qui cherchent un refuge dans ces lieux solitaires. Voilà pourquoi les terres nouvellement défrichées sont d’une fécondité prodigieuse. Dans les premières années on y cultive le Seigle ou l’Avoine, de préférence au Froment, parce que cette précieuse Céréale y trouvant une nourriture trop abondante, s’emporterait en longs chaumes, et ne donnerait que peu de grains. Mais après un nombre d’années plus ou moins considérable, la terre s’épuise, et il faut avoir recours aux engrais, c’est-à-dire qu’il devient indispensable de restituer au sol les principes nourriciers dont les récoltes successives l’ont privé. Si le cultivateur néglige ce soin, les récoltes s’appauvrissent, et bientôt la Ronce, le Chardon, et cent autres espèces sauvages, prennent la place des espèces agricoles. Alors les troupeaux diminuent à vue d’œil ; car la multiplication des troupeaux, et par conséquent celle de la race humaine, dépendent surtout de l’état prospère de l’agriculture.
Ces considérations sur la nutrition des plantes me conduisent à vous entretenir des plus importans résultats de la végétation, et c’est par là que je terminerai ce discours.
Tout est lié dans le vaste système de notre monde ; l’ordre y résulte de l’équilibre entre les phénomènes contraires. Les animaux enlèvent l’oxigène de l’atmosphère, et le remplacent par du gaz acide carbonique ; ils travaillent donc à changer la constitution de l’air, et à le rendre impropre à la respiration. Les végétaux s’emparent du gaz acide, retiennent le carbone, restituent l’oxigène ; ils purifient donc l’air altéré par les animaux, et rétablissent les proportions nécessaires entre ses élémens. Quand nos végétaux européens, dépouillés de leur feuillage par la rigueur de la saison, n’exspirent plus d’air vital, les vents alisés nous apportent ce gaz salutaire des contrées méridionales de l’Amérique. C’est ainsi que les vents, d’un bout de la terre à l’autre, confondent les couches de l’atmosphère, et rendent sa constitution uniforme dans tous les temps et à toutes les hauteurs. Les substances provenant de la décomposition des matières animales et végétales, dissoutes dans l’eau, sont absorbées par les plantes, et font une partie de leur nourriture ; les plantes à leur tour sont la pâture d’une multitude d’animaux, et ceux-ci deviennent la proie des espèces qui se repaissent de chair et de sang. Malgré cet état perpétuel de guerre et de destruction rien ne périt puisque tout se renouvelle. Merveilleuse harmonie de la Nature ! les deux grandes classes des êtres organisés se maintiennent l’une par l’autre ; la vie et la mort des individus sont également utiles à la conservation des races.
Si maintenant nous considérons la végétation par rapport à nous-mêmes, nous reconnaîtrons que cette force de la Nature, soumise jusqu’à certain point à l’empire des sociétés humaines, est le principal instrument de leur grandeur ou de leur misère. Par elle en effet, l’homme change la face de la terre et modifie les climats, tantôt à son avantage, tantôt à son détriment. Combien l’ambition et la cupidité des princes, la lâcheté et l’abrutissement des peuples, n’ont-ils pas rendu de pays stériles ! Rappellez- vous ce que furent l’Asie mineure, la Judée, l’Égypte, les provinces situées au pied du mont Atlas, et voyez ce qu’elles sont devenues. Rappellez-vous la Grèce, autrefois la patrie des arts et de la liberté, aujourd’hui celle de l’ignorance et de la servitude ; elle n’est reconnaissable qu’à ses ruines et à ses tombeaux. L’homme a refusé son travail à la terre, et la terre ses trésors à l’homme : tout a disparu avec l’agriculture. Le voyageur qui parcourt cette contrée célèbre ne trouve, à la place des belles forêts dont les montagnes étaient couronnées, des riches moissons que récoltaient vingt nations industrieuses, des nombreux troupeaux qui fertilisaient les campagnes, que des rochers décharnés et des sables arides habités par de misérables bourgades. Vainement il cherche plusieurs fleuves dont l’histoire a conservé les noms, ils sont effacés de la terre. Ce n’est donc pas assez que la fureur des conquêtes et le despotisme renversent les villes, dépeuplent les provinces, et replongent l’espèce humaine dans la barbarie, il faut encore qu’ils tarissent jusque dans leur source les richesses naturelles du sol !
Je pourrais opposer à ces tristes résultats de nos passions les heureux effets de notre industrie : de nombreux troupeaux rendant à la terre les substances nutritives que les végétaux lui enlèvent ; les débris des corps organisés transportés des villes dans les campagnes ; les substances terreuses mélangées avec art, se corrigeant les unes parles autres; les saignées faites aux fleuves pour arroser des terrains trop secs ; les marais pestilentiels transformés en de gras pâturages ; les dunes inconstantes fixées par des forêts ; les bois abattus et replantés avec une intelligente économie ; la mer refoulée dans son lit et contenue par des digues; l’Europe associant à sa végétation celle des autres parties du monde, et répandant sur tout le globe les végétaux utiles qu’elle possède, etc. Mais ces considérations importantes se rattachent plus naturellement à l’art de la culture ou à la science administrative qu’à la Physiologie végétale, et sur-tout qu’à la Botanique, dont il est temps que je vous expose les principes fondamentaux.
Charles-François Brisseau-Mirbel, Élémens de physiologie végétale et de botanique, première partie, Paris, Magimel, 1815, pp. 447-453.