Le petit âge glaciaire dans les Mémoires de Saint-Simon (1749)

Au cours de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), le maréchal de Boufflers (1644-1711) est contraint d’abandonner Lille (9 décembre 1708). À Versailles, le secrétaire d’État à la Guerre Chamillart (1652-1721) s’emploie à convaincre Louis XIV (1638-1715) de reprendre la place. « Il vouloit faire marcher le Roi pour donner vigueur aux troupes, écrit Saint-Simon, et à lui seul l’honneur de la conquête ; mais, comme l’argent étoit difficile, et que ce siège seroit cher, il avoit résolu que les équipages seroient courts, et surtout que les dames ne seroient point du voyage, qui ne causent que beaucoup de dépense et d’embarras à mener sur la frontière. » (Boislisle, t. XVI, p. 492.) Au commencement du Grand Hiver (1708-1709), Mme de Maintenon (1635-1719) parvient à détourner le roi d’un projet qui la tient à l’écart et la dessert, précipitant la disgrâce du ministre Chamillart. « Mme de Maintenon fut heureuse, écrit Saint-Simon, d’avoir eu à s’avantager de l’excès du froid ».

Tandis que Boufflers achevoit d’user sa santé pour les préparatifs secrets de la reprise de Lille, Mme de Maintenon n’oublioit rien pour en faire avorter le projet. La première vue l’avoit fait frémir ; la réflexion combla la mesure de son dépit, de ses craintes, et de sa résolution de rompre ce coup. Être séparée du Roi pendant un long siège, le laisser livré à un ministre à qui il sauroit gré de tout le succès, et pour qui son goût ne s’étoit pu démentir jusqu’alors, un ministre sa créature à elle, qui avoit osé mettre son fils dans la famille de ceux qu’elle regardoit comme ses ennemis, qui, sans elle, et par cette même famille, avoit eu le crédit de ramener Desmaretz sur l’eau, de vaincre la répugnance extrême du Roi à son égard, de le faire contrôleur général des finances, enfin ministre, c’étoient déjà des démérites qui allaient jusqu’à la disgrâce ; mais sa conduite sur Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme, et le projet fait et résolu à son insu du siège de Lille, et sans l’y mener, lui montra un danger si pressant, qu’elle crut ne devoir rien épargner pour le rompre, et pour se défaire après d’un ministre assez hardi pour oser se passer d’elle, assez accrédité auprès du Roi pour y réussir, et assez puissant par ses autres liaisons pour avoir soutenu Vendôme malgré elle contre Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne. Elle alla d’abord au plus pressé, et profita de tous les moments avec tant d’art, que le projet de Lille ne parut plus au Roi si aisé, bientôt après difficile, ensuite trop hasardeux et ruineux : en sorte qu’il fut abandonné, et que Boufflers eut ordre de tout cesser, et de renvoyer tous les officiers qu’on avoit fait retourner en Flandres. Mme de Maintenon fut heureuse d’avoir eu à s’avantager de l’excès du froid : il prit subitement la veille des Rois, et fut près de deux mois au delà de tout souvenir. En quatre jours, la Seine et toutes les autres rivières furent prises, et, ce qu’on n’avoit jamais vu, la mer gela à porter le long des côtes. Les curieux observateurs prétendirent qu’il alla au degré où il se fait sentir au delà de la Suède et du Danemark. Les tribunaux en furent fermés assez longtemps. Ce qui perdit tout, et qui fit une année de famine en tout genre de production de la terre, c’est qu’il dégela parfaitement sept ou [huit] jours, et que la gelée reprit subitement, aussi rudement qu’elle avoit été : elle dura moins ; mais, jusqu’aux arbres fruitiers, et plusieurs autres fort durs, tout demeura gelé. Mme de Maintenon sut tirer parti de cette rigueur de temps si extraordinaire, qui, en effet, auroit causé d’étranges contretemps pour un siège. Elle y joignoit toutes les autres raisons dont elle se put aviser, et vint ainsi à bout de ce qu’elle crut la plus importante affaire de sa vie, avec le mérite d’avoir approuvé d’abord ce qu’elle ne parut détruire que par les plus fortes raisons. Chamillart en fut très touché, mais peu surpris. Dès qu’il vit le secret échappé et Mme de Maintenon instruite, il n’espéra plus que foiblement. Ce prélude put dès lors lui faire craindre l’accomplissement personnel de ce que Chamlay lui avoit prédit.

[…]

L’hiver, comme je l’ai déjà remarqué, avoit été terrible, et tel que, de mémoire d’homme, on ne se souvenoit d’aucun qui en eût approché. Une gelée qui dura près de deux mois de la même force avoit, dès ses premiers jours, rendu les rivières solides jusqu’à leur embouchure, et les bords de la mer capables de porter des charrettes qui voituroient les plus grands fardeaux. Un faux dégel fondit les neiges qui avoient couvert la terre pendant ce temps-là ; il fut suivi d’un subit renouvellement de gelée aussi forte que la précédente trois autres semaines durant. La violence de toutes les deux fut telle, que l’eau de la reine d’Hongrie, les élixirs les plus forts et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles dans les armoires de chambres à feu et environnées de tuyaux de cheminées, dans plusieurs appartements du château de Versailles, où j’en vis plusieurs ; et, soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très petite cuisine, où il y avoit grand feu, et qui étoit de plain-pied à sa chambre, une très petite anti-chambre entre-deux, les glaçons tomboient dans nos verres. C’est le même appartement qu’a aujourd’hui son fils. Cette seconde gelée perdit tout. Les arbres fruitiers périrent ; il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n’est pas la peine d’en parler. Les autres arbres moururent en très grand nombre, les jardins périrent, et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale. Chacun resserra son vieux grain ; le pain enchérit à proportion du désespoir de la récolte. Les plus avisés ressemèrent des orges dans les terres où il y avoit eu du blé, et furent imités de la plupart : ils furent les plus heureux, et ce fut le salut ; mais la police s’avisa de le défendre, et s’en repentit trop tard. Il se publia divers édits sur les blés, on fit des recherches des amas, on envoya des commissaires par les provinces trois mois après les avoir annoncés, et toute cette conduite acheva de porter au comble l’indigence et la cherté, dans le temps qu’il étoit évident, par les supputations, qu’il y avoit pour deux années entières de blés en France, pour la nourrir toute entière, indépendamment d’aucune moisson. Beaucoup de gens crurent donc que Messieurs des finances avoient saisi cette occasion de s’emparer des blés par des émissaires répandus dans tous les marchés du Royaume, pour le vendre ensuite au prix qu’ils y voudroient mettre au profit du Roi, sans oublier le leur.

Mémoires de Saint-Simon, nouvelle édition collationnée sur le manuscrit autographe par Arthur de Boislisle, tome XVII, coll. Les Grands Écrivains de la France, Paris, Hachette, 1903, pp. 25-197.