Les cadres sociaux de la mémoire de Maurice Halbwachs (1925) : le compte rendu critique de Marc Bloch dans la Revue de synthèse historique

Dans Les cadres sociaux de la mémoire (1925), le sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945) définit la notion de mémoire collective. La même année, dans la Revue de synthèse historique, l’historien Marc Bloch (1886-1944) en donne un compte rendu critique.

L’ouvrage extrêmement riche et suggestif que j’entreprends de présenter aux lecteurs de la Revue de Synthèse, est né, semble-t-il, en son principe, d’une observation que l’auteur a faite d’abord sur lui-même et qu’il a confirmé ensuite par l’étude de la littérature du rêve. La voici, telle qu’on la trouve résumée aux pages 48 et 49 : « Nous sommes incapables de revivre notre pensée pendant le rêve ; …si nos songes mettent bien en œuvre des images qui ont toute l’apparence de souvenirs, c’est à l’état de fragments, de membres détachés de scènes réellement vécues ; …jamais une scène complète d’autrefois ne reparaît aux yeux de la conscience pendant le sommeil. » Si M. Halbwachs, comme ce point de départ eût pu le faire supposer, était demeuré sur le terrain de la psychologie individuelle, l’historien qui écrit ces lignes eût borné ses ambitions à lire le livre, et n’eût certainement pas poussé la témérité jusqu’à en rendre compte. Mais M. Halbwachs est, par profession et par tour d’esprit, sociologue. La remarque féconde que je rappelais à l’instant l’a amené à construire toute une théorie de la mémoire envisagée envisagée du point de vue de la psychologie collective, — théorie qui, ainsi qu’il était à prévoir, offre une double face : d’une part l’auteur s’attache à dégager « tout ce qu’il entre de social dans les souvenirs individuels » (p. 199) ; de l’autre, il étudie la mémoire collective au sens propre du mot, c’est-à-dire la conservation des souvenirs communs à tout un groupe humain et leur influence sur la vie des sociétés ; par une pente naturelle, cette dernière recherche rejoint les enquêtes déjà menées auparavant par M. Halbwachs, dans des travaux biens connus, sur la notion de classe sociale. C’est, bien entendu, cette seconde partie (chap. V à VII) presque uniquement dont il sera question ici. Je dois pourtant commencer par indiquer brièvement les conclusions des quatre premiers chapitres ; on voudra bien m’excuser si cette analyse, forcément assez sèche, ne donne qu’une idée bien imparfaite de développements très finement nuancés.

Ayant constaté que rêver ce n’est jamais se souvenir, M. Halbwachs ne put manquer de s’apercevoir que le fait ainsi mis en lumière se trouvait en complète contradiction avec la philosophie bergsonienne. S’il est vrai, en effet, comme le soutient M. Bergson, que la « mémoire vraie » — distincte de la mémoire-habitude — « retient et aligne à la suite les uns des autres tous nos états au fur et à mesure qu’ils se produisent », et si l’on admet en outre que notre passé ne nous demeure presque tout entier caché, en temps normal, que parce qu’il « est inhibé par les nécessités de l’action présente », comment concevoir que pendant le sommeil, c’est-à-dire au moment même où nous nous désintéressons le plus radicalement de l’ « action efficace », la mémoire nous fasse complètement défaut ? D’une façon plus générale, toute théorie qui considère la mémoire comme une fonction essentiellement individuelle se trouvera toujours incapable d’expliquer que la porte des songes ne s’ouvre pas aux souvenirs.

Sans préjuger de la nature de la mémoire, partons au contraire d’une analyse exacte de la nature du rêve. On ne saurait nier que « c’est dans le rêve que l’esprit est le plus éloigné de la société » (p. 52). Ne serait-ce pas là précisément, la raison pour laquelle il exclut le souvenir ? Hypothèse toute naturelle, mais pour l’instant simple hypothèse ; nous chercherons à la soumettre à l’épreuve de l’expérience, en étudiant la façon dont le passé revit à la conscience. Nous nous apercevrons alors que « l’opération de la mémoire » implique le déploiement d’une grande activité spirituelle ; se souvenir, ce n’est pas assister, en spectateur passif, à l’apparition d’images qui, conservées dans les zones obscures du moi, remonteraient comme d’elles-mêmes vers une surface plus claire ; c’est proprement reconstruire le passé. Or ce travail de reconstruction n’est possible que parce que l’esprit dispose, pour l’exécuter, de moyens d’action que lui ont préparés d’autres esprits. « Tout souvenir, si personnel soit-il… est en rapport avec tout un ensemble de notions que beaucoup d’autres que nous possèdent, avec des personnes, des groupes, des lieux, des dates, des mots et formes de langage, avec des raisonnements aussi et des idées, c’est-à-dire avec toute la vie matérielle et morale des sociétés dont nous faisons ou dont nous avons fait partie » (p. 51-52). Ces catégories d’origine sociale nous permettent de localiser les images du passé dans le temps et dans l’espace, de les nommer, de les comprendre. Est-il — pour ne citer qu’un exemple — une fonction plus éminemment sociale que le langage ? et par ailleurs qui ne voit que la mémoire est, dans une large mesure, sous la dépendance de la parole intérieure ? Ces aide-mémoire collectifs ne nous manquent jamais tout à fait ; même dans le sommeil, certains d’entre eux sont encore là, car dans le rêve « le contact entre la société et nous n’est pas tout à fait supprimé ; nous articulons des mots, nous en comprenons le sens » (p. 376) ; mais ils ne subsistent plus qu’en petit nombre et d’une façon fort imparfaite ; c’est pourquoi dans les songes les images du passé n’apparaissent plus qu’à l’état fragmentaire, trop insuffisamment liées entre elles et avec le reste du passé social pour être reconnues comme des souvenirs. Les faits que nous nous remémorons peuvent être strictement personnels ; les cadres de la mémoire, sans lesquels les souvenirs n’existent pas en tant que tels, sont toujours fournis par la société. La mémoire individuelle trouve un point d’appui, qui lui est indispensable, dans la mémoire collective ; en un certain sens, on peut dire qu’elle n’est qu’ « une partie et qu’un aspect de la mémoire du groupe » (p. 196).

Mais l’individu n’appartient pas qu’à un seul groupe ; chacun de nous est intégré dans un nombre plus ou moins considérable de sociétés, petites ou grandes, dont nous dépendons, comme on vient de le voir, jusque dans nos opérations mentales en apparence les plus intimes. Il convient donc maintenant — et c’est là, comme l’on sait, l’objet de la seconde partie du livre — de passer à l’analyse des différents genres de mémoire collective. M. Halbwachs a fait porter l’effort de sa recherche sur trois d’entre eux : mémoire familiale, mémoire du groupe religieux, mémoire de classe. Il n’a, cela va de soi, nullement prétendu épuiser par cet examen toutes les formes possibles du souvenir social ; les différentes « mémoires » étudiées ont été choisies à titre d’exemples particulièrement instructifs. Mais, de ce point de vue même, on peut regretter que la mémoire juridique, la « coutume », ait délibérément laissée de côté. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur cette lacune.

Il ne saurait être question de suivre M. Halbwachs dans tous les détails de son enquête tripartite, trop riche en observations et réflexions de toute sorte pour se laisser aisément condenser en quelques lignes. Une idée essentielle s’en dégage et la domine. Tout groupe social tire son unité spirituelle en même temps des traditions qui constituent qui constituent la matière propre de la mémoire collective et des « idées ou des conventions, qui résultent de la connaissance du présent ». Mais, entre ces deux espèces de représentations collectives, il n’y a pas l’antinomie que quelques auteurs ont cru découvrir ; elles n’existent en vérité que l’une par l’autre ; la société n’interprète ou même ne connaît le passé qu’à travers le présent et par ailleurs le présent n’a pour elle de sens concret et de valeur émotionnelle que parce que derrière lui s’entrevoit une certaine durée. Prenons, par exemple, la société religieuse chrétienne : la piété du fidèle se nourrit à la fois de rites, sans cesse renouvelés, et de souvenirs, particulièrement de ceux qui portent sur la vie du Sauveur ; mais la plupart des rites ne seraient que des formes vides s’ils ne commémoraient ou ne symbolisaient la carrière du Dieu ou, accessoirement, celle de ses saints ; et par ailleurs le trésor historique ou légendaire du christianisme du christianisme se transmet de génération en génération surtout par l’intermédiaire des rites. En somme, on pourrait dire, en forçant peut-être un peu la pensée de M. Halbwachs, que selon lui la messe est l’acte social par excellence puisqu’elle unit indissolublement le caractère d’une cérémonie commémorative de la Cène avec celui d’un sacrifice actuel et actuellement efficace De même le sentiment familial n’existe que par la notion en quelque sorte abstraite des liens de parenté présents — un tel est mon père, mon frère, etc. — et par les souvenirs qui permettent à chacun de nous de voir derrière ces noms de père ou de frère des réalités de chair et d’os. De même encore toute classe sociale puise la conscience de son être à la fois dans une forme d’activité technique commune, dans le présent, à tous ses membres et dans des conceptions ou des sentiments fournis par la connaissance, plus ou moins confuse ou imaginaire, du passé du groupe. Comment s’étonner d’ailleurs que dans la mentalité collective, le passage des idées nées de la perception des conditions présentes aux souvenirs se fasse ainsi quasi-insensiblement ? La mémoire collective, comme la mémoire individuelle, ne conserve pas précisément le passé ; elle le retrouve ou le reconstruit sans cesse, en partant du présent. Toute mémoire est un effort.

On reconnaîtra aisément tout ce que cette vue générale a de fécond. En particulier, les lecteurs qui ont encore présent à l’esprit le beau travail dans lequel précédemment M. Halbwachs avait cherché à définir la classe ouvrière trouveront dans son nouveau livre un heureux élargissement de sa pensée, qui se développe sans se contredire. Car s’il continue à croire — à juste titre sans doute — que « dans les sociétés urbaines, ce qui distingue la classe ouvrière des autres groupes, c’est que les ouvriers de l’industrie sont mis à l’occasion de leur travail en contact avec des choses, non avec des hommes » (p. 331), il hésiterait vraisemblablement aujourd’hui à étudier cette classe, non plus qu’aucune autre, en faisant abstraction chez ses membres de toute représentation d’ordre traditionnel. Par ailleurs, cette réconciliation, si l’on peut ainsi parler, de la tradition avec le présent, peut être conçue comme comportant certaines conclusions d’ordre pratique et politique, qu’il suffira d’indiquer ici d’un mot, sans y insister, puisque, aussi bien, M. Halbwachs s’est visiblement refusé à se laisser engager sur ce terrain. Mais précisément parce qu’elle est très générale, une vue de cette sorte ne saurait être discutée qu’en vérifiant l’application à des cas particuliers. Il nous sera permis, dans cette Revue, de la considérer avant tout comme une hypothèse directrice à proposer aux historiens, notamment à ceux qui auront le courage de s’attaquer à l’étude, jusqu’ici trop négligée des classes sociales. Je ne puis ici que présenter quelques remarques, sans prétendre les arranger avec beaucoup d’ordre.

Comment les souvenirs collectifs passent-ils dans un même groupe de génération en génération ? La solution doit évidemment varier selon le groupe considéré ; mais la question est trop grave pour pouvoir être négligée. M. Halbwachs, il me semble, n’a guère fait que l’effleurer, se bornant le plus souvent, pour toute réponse, à des formules d’un finalisme, et si j’ose dire, d’un anthropomorphisme un peu vague : « la société tend à écarter de sa mémoire tout ce qui pourrait séparer les individus… » (p. 392) ; la société, à de certains moments, est bien « obligée de s’attacher à de nouvelles valeurs, c’est-à-dire de s’appuyer sur d’autres traditions mieux en rapport avec ses besoins et tendances actuelles » (p. 358). Une pareille omission, chez un auteur aussi averti de la vie sociale, surprend si vivement qu’on est tenté d’en chercher l’explication en dehors de lui, dans certaines habitudes de méthode et de langage ; je serais assez tenté d’en tenir pour responsable le vocabulaire durkheimien, caractérisé par l’emploi, avec l’épithète « collectif », de termes empruntés à la psychologie individuelle. Non que je voie pour ma part aucune objection sérieuse à parler de « mémoire collective », comme de « représentations » ou de « conscience » collectives. Ces mots sont expressifs et commode et leur usage me paraît cent fois légitime. À une condition toutefois : c’est qu’on ne mette pas sous le nom de mémoire collective, par exemple, tout à fait les même réalités que sous le nom de mémoire individuelle. Comment l’individu conserve-t-il ou retrouve-t-il ses souvenirs ? Comment la société conserve-t-elle ou retrouve-t-elle les siens ? L’ancienne psychologie considérait volontiers le premier de ces problèmes comme complètement indépendant du second ; M. Halbwachs au contraire montre, avec une parfaite clarté, que l’idée d’une mémoire individuelle, absolument séparée de la mémoire sociale, est une pure abstraction, à peu près vide de sens ; son livre se raccorde ainsi à toute une série d’autres travaux qui, au cours de ces dernières années, nous ont habitué à chercher dans l’« individuel » la part du « social » ; l’influence de Durkheim semble aujourd’hui s’exercer d’une façon particulièrement féconde sur les études proprement psychologiques. Mais, pour être étroitement liés, les deux problèmes que j’énonçais plus haut n’en sont pas moins en un certain sens distincts ; et leurs données sont différentes. Pour qu’un groupe social dont la durée dépasse une vie d’homme se « souvienne », il ne suffit pas que les divers membres qui le composent à un moment donné conservent dans leur esprit les représentations qui concernent le passé du groupe ; il faut aussi que les membres les plus âgés ne négligent pas de transmettre ces représentations aux plus jeunes. Libre à nous de prononcer le mot de « mémoire collective », mais il convient de ne pas oublier qu’une partie au moins de ces phénomènes que nous désignons ainsi sont tout simplement des faits de communication entre individus.

Un exemple fera mieux saisir l’importance qu’il convient, à mon sens, d’attribuer à l’étude de ces transmissions. À propos de la « mémoire familiale », M. Halbwachs a consacré, par exception, quelques mots à une relation de cet ordre. Il s’agit des grands-parents. « C’est par fragments, dit-il, et comme à travers les intervalles de la famille actuelle qu’ils communiquent aux petits-enfants les souvenirs qui sont les leurs » (p. 233-34). Je croirais volontiers que, dans beaucoup de cas, le rôle des grands-parents est infiniment plus important et intéressant. Considérons par exemple, les sociétés rurales. Il arrive assez fréquemment que, pendant la journée, alors que père et mère sont occupés aux champs ou aux mille travaux de la maison, les jeunes enfants restent confiés à la garde des « vieux », et c’est de ceux-ci, autant ou même plus que de leurs parents directs, qu’il reçoivent le legs des coutumes et des traditions de toute sorte. Il y a lieu de se demander si, dans les sociétés rurales anciennes, avant le journal, l’école primaire et le service militaire, l’éducation de la génération la plus jeune par la génération la plus vieille n’a pas contribué, dans une large mesure, au maintien d’un tour d’esprit nettement traditionnaliste. Dans les villes, les conditions de la vie professionnelle et domestique n’imposaient sans doute pas au même degré cet enjambement perpétuel de la génération intermédiaire ; l’atmosphère s’y trouvait par là même plus favorable à une sorte de renouvellement intellectuel.

Étudiant la mémoire collective religieuse, M. Halbwachs écrit ce qui suit (p. 296) : « À l’origine, les rites répondirent sans doute au besoin de commémorer un souvenir religieux, par exemple, chez les Juifs, la fête pascale, et chez les chrétiens, la communion ». Est-ce bien vrai ? Nul doute que de nos jours et depuis longtemps l’Israélite pieux qui mange l’agneau pascal ne pense célébrer le souvenir des ancêtres qui fuirent devant Pharaon, ou que le catholique, tant soit peu instruit des mystères de sa religion, en voyant le prêtre élever l’hostie, ne songe à la parole évangélique : « Prenez, ceci est mon corps ; …ceci est mon sang ». Telle est incontestablement l’interprétation présente, et aujourd’hui traditionnelle, de ces rites ; mais se confond-elle en effet avec leur signification première ? Peu d’historiens des religions en conviendront. Il est à peine besoin de rappeler que l’idée de la communion divine n’a rien de spécifiquement chrétien ; elle faisait, au premier siècle de notre ère, partie du patrimoine commun, sur les rives de la Méditerranée, à un très grand nombre d’hommes ; elle ne tire pas son origine du récit de la Cène ; ce récit au contraire, de toute évidence, ne s’explique que par elle. De même, le banquet pascal n’a pu être rattaché que secondairement au joli conte qui lui sert maintenant de justification ; et il faut bien avouer que la suture est assez maladroite. De sorte que nous avons à faire ici qu’à de faux souvenirs. M. Halbwachs n’étudiera-t-il pas un jour les erreurs de la mémoire collective ?

Il eût sans doute été amené à le faire, par la force même des choses, s’il n’avait, comme je l’ai déjà indiqué, cru devoir négliger de parti-pris l’étude de la coutume juridique : omission d’autant plus regrettable que, sur ce point, contrairement à beaucoup d’autres, d’utiles travaux historiques lui avaient frayé la voie. Les sociétés médiévales peuvent fournir ici de bons exemples aux sociologues. Pendant plusieurs siècles, dans l’Europe occidentale, la vie juridique n’eut guère d’autre base que la coutume ; une règle de droit était considérée comme valable, une redevance comme légitime, pour cette seule raison qu’elles avaient toujours eu lieu, aussi loin que s’étendait mémoire d’homme. Les obligations que les historiens aujourd’hui appellent ordinairement droits seigneuriaux, ou féodaux, ne portaient-elles pas alors, dans la langue courante, ce nom même de coutumes, bien significatif du fondement qu’on leur reconnaissait ? Il y a peu d’année, le droit anglais, fidèle héritier en cette matières comme en tant d’autres du droit médiéval, définissait encore le copyholder : « Tenancier à la volonté du seigneur et selon la coutume du manoir. » Lorsqu’un juge consciencieux, un saint Louis par exemple, recherchait la vérité juridique, son premier soin était de se tourner vers le passé et de se demander : qu’est-ce qui a été fait avant moi ? Dans ces conditions, il semblerait au premier abord que le droit ait dû, pendant un long espace de temps, rester à peu près immuable ; or, il est certain qu’il a au contraire fortement évolué pendant les siècles considérés, et cela, en bien des cas, assez rapidement. Sous le nom de coutume immémoriale, une foule de nouveautés se sont glissées. N’est-ce pas là un phénomène curieux, bien digne de retenir l’attention d’un psychologue préoccupé par l’étude de l’âme collective ? D’autant qu’on lui trouverait peut-être, à la même époque, d’autres parallèles, en dehors du domaine juridique, sur le terrain religieux par exemple ; le christianisme, entre la Paix de l’Église et la Réforme, s’est transformé plus profondément, il me semble, que M. Halbwachs ne paraît l’imaginer. Essentiellement traditionnalistes, les sociétés du moyen âge ont fait le rêve de vivre de leur mémoire ; mais cette mémoire n’a été, à bien des égards, qu’un miroir infidèle.

Le chapitre que M. Halbwachs a consacré aux classes sociales a souffert évidemment de l’extrême pénurie de la littérature historique sur ce sujet. Je ne sais s’il s’est suffisamment rendu compte du caractère relativement récent — si l’on ose appliquer ce mot au XIIe et au XIIIe siècles — de l’apparition d’une classe nobiliaire proprement dite. D’autre part, je ne crois pas exact d’expliquer la règle — tardive elle aussi — d’après laquelle le noble ne peut exercer certaines professions sans déroger par cette conception qu' »une fortune dont les sources sont trop visibles… perd une partie de son prestige » (p. 339) ; car il y a toujours eu pour les fortunes nobiliaires une origine considérée comme parfaitement légitime, même quand elle était parfaitement claire : c’était la guerre ; et si M. Halbwachs doutait que la guerre ait pu être envisagée par le chevalier ouvertement et pour ainsi dire cyniquement comme une source de profit, il suffirait de le renvoyer par exemple aux poésies de Bertrand de Born. Par ailleurs, l’idée que la fonction entraîne la noblesse me paraît beaucoup plus vieille que M. Halbwachs ne le suppose (p. 325) ; la noblesse médiévale a son origine, en partie au moins, dans le corps des fonctionnaires carolingiens… Mais toutes ces questions sont infiniment complexes, et il serait absurde de prétendre ici y toucher, ne fût-ce qu’en passant. Nous n’avons pas de bonne histoire de la noblesse ; le jour où nous en posséderons une, M. Halbwachs sera certainement le premier à vouloir modifier quelques-uns de ses développements. En revanche, l’historien de la noblesse, s’il vient à se produire, n’aura pas manqué de lire M. Halbwachs et de tirer grand profit de cette lecture. C’est par des échanges intellectuels de cette sorte que l’on peut espérer voir progresser les sciences de l’homme. Il n’y aurait pas pour elles de pire danger qu’un cloisonnement dogmatique, qui amènerait les « sociologues » et les « historiens » à s’ignorer ou à se dédaigner réciproquement. C’est pourquoi j’espère avoir fait œuvre utile en signalant ici et en discutant ce livre remarquable. Indépendamment de sa portée proprement philosophique, à laquelle je n’ai évidemment pu rendre justice (il ne faut pas oublier qu’une des grandes doctrines métaphysiques de ce temps semble atteinte par lui dans une de ses œuvres vives), indépendamment même de tout un trésor d’observations pénétrantes, il nous rend un service précieux que nul mieux qu’un historien, trop souvent enfermé, par les nécessités mêmes du métier, dans les petites besognes d’érudition, ne saurait estimer à sa juste valeur : il nous oblige à réfléchir sur les conditions mêmes du développement historique de l’humanité : car, que serait ce développement sans la « mémoire collective » ?

Marc Bloch, « Mémoire collective, tradition et coutume. À propos d’un livre récent », Revue de synthèse historique, tome XL, décembre 1925, pp. 73-83.