Dans un article de la Revue alsacienne illustrée (1905), l’ancien bourgmestre de Bruxelles et amateur de monuments anciens et d’art urbain, Charles Buls (1837-1914) donne une définition du monument historique. « Les monuments, les tableaux, les statues, les livres, les traditions, les légendes, les chants, la musique, la poésie, le théâtre, écrit-il, sont les accumulateurs qui emmagasinent ce que l’âme des peuples a conçu de plus beau, de meilleur, de plus profond au cours des temps, et, de ces énergies concentrées, jaillit l’étincelle qui donne un élan nouveau aux aspirations de la nation. » La phrase est souvent citée, sans être toujours exactement attribuée.
LA RESTAURATION DES MONUMENTS ANCIENS
PAR CH. BULS
L’Europe a traversé une période néfaste pour l’art après les guerres de l’Empire. La misère des temps avait fait négliger les édifices anciens, et quand, avec la paix, l’aisance revint, on voulut soit approprier ces édifices à des besoins nouveaux, soit les démolir pour faire place à d’autres ; il s’en fit un effroyable hécatombe.
Victor Hugo fut l’un des premiers à protester contre ces attentats barbares : Préservons les souvenirs historiques incorporés dans leurs restes vénérables, respectons les chefs-d’œuvre du passé ! s’écriait-il.
La littérature romantique favorisa cette évolution de l’opinion publique vers l’admiration des témoignages du génie artistique de nos pères. On se mit à étudier avec passion les vestiges de l’architecture romane et gothique. Des artistes bien intentionnés, mais mal documentés, incomplètement pénétrés de l’esprit d’une époque clôturée, voulurent rendre à ces antiques débris leur splendeur primitive et leur restituer une unité de style et de facture qu’ils ne présentèrent jamais. Cette tendance funeste sévit encore dans notre École de St-Luc. Nous étions tombés de Charybde en Scylla ! Après avoir tué les vieux édifices par indifférence, on les déforma par une admiration intempestive. Il semble que l’humanité doive toujours osciller entre deux extrêmes. L’invariabilité dans le milieu, recommandée par Confucius, nous paraît en opposition avec la notion du progrès.
Comme les poètes, les archéologues constituent un genus irritabile vatum. Ils se sont livrés à des luttes homériques sur le terrain de la restauration des monuments anciens. Cependant, puisqu’un amour commun de l’antiquité les unit, ne pourraient-ils combattre à armes courtoises et délimiter rigoureusement le champs clos de la discussion ? On se querelle souvent faute de s’entendre sur l’objet du débat.
À part quelques ingénieurs de chemin de fer et quelques Haussman, partisans de rues stratégiques, plus personne ne réclame la démolition des monuments anciens. Leur cause est gagnée. « Ces vieux monuments parlent plus haut que les livres, car ils sont ouverts devant tous les yeux « , a très bien dit M. Paul Clemen, le savant conservateur provincial de la Prusse rhénane.
Posons d’abord cet axiome : il vaut mieux entretenir que refaire, et, pour n’avoir pas à restaurer un monument, commençons son entretien le jour même de son achèvement.
Essayons maintenant de fixer avec précision les règles à suivre pour les monuments que le temps nous a livrés plus ou moins détériorés. — Pour cela il importe de déterminer exactement la nature des constructions dont on s’occupe, et nous adoptons l’excellente distinction proposée par un de nos compatriotes, M. Cloquet, professeur à l’Université de Gand, entre monuments vivants et monuments morts.
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Les monuments vivants sont des édifices civils ou religieux qui rendent encore des services. Les monuments morts sont ceux qui ont été tués par leur ruine ou par une irrémédiable désaffectation.
Quand on examine les devoirs du restaurateur à l’égard des monuments vivants, on est amené à les classer sous les rubriques suivantes : 1o Monuments intacts ; 2o Monuments négligés ; 3o Monuments restaurés ou complétés en un autre style que l’original ; 4o Monuments restés inachevés ; 5o Monuments non restaurables.
Pour les monuments intacts le cas est simple, il n’y a pas à les restaurer, il suffit de les entretenir.
Pour les monuments négligés et, par suite, ayant subi des dégradations, trois cas peuvent se présenter : 1o il reste des documents de leur état primitif ; 2o il ne reste que des amorces, des fragments ; 3o il ne reste rien.
Dans le premier cas, ces documents peuvent être des dessins de l’architecte (Église St-Pierre à Louvain), des dessins de l’époque où les édifices étaient encore complets (Maisons des Gildes de la Grand’place à Bruxelles), des restes conservés dans les briques qui ont bouché une fenêtre (Broletto de Brescia). Aucune erreur n’étant possible, on peut approuver les autorités qui s’efforcent de rendre à ces édifices, encore vivants et utilisés, leur splendeur primitive. On arrivera ainsi à restituer un ensemble magnifique auquel le temps ne tardera pas à donner une patine harmonieuse, si la restauration a été faite avec goût et avec un soin pieux. Viollet-le-Duc a tracé pour ces restaurations des règles qu’il faudra s’efforcer de suivre mieux qu’il l’a fait lui-même au Château de Pierrefonds. Gardons-nous cependant de toucher aux parties dont l’état ne compromet pas la solidité de l’édifice.
Il n’est pas nécessaire de rétablir les arêtes de toutes les moulures ébréchées, de tous les angles écornés. Il ne faut pas vouloir effacer les rides qui accusent l’âge de l’édifice.
Ne reste-t-il que des amorces, des fragments, la solution devient une question de tact et de goût, de talent et de science, bien délicate à résoudre. Le plus souvent il vaudra mieux s’abstenir, conserver à l’enveloppe extérieure son aspect vénérable et se borner à assurer sa préservation par des travaux confortants à l’intérieur, invisibles au dehors.
Mais s’il ne reste ni documents, ni fragments, le doute n’est plus possible, et il faut s’abstenir, car la restauration ne serait qu’un pastiche bâtard. Elle n’aura ni le caractère qu’aurait pu lui donner l’architecte primitif, ni celui que le restaurateur aurait pu imprimer à une œuvre de sa propre époque.
On doit alors se borner à préserver l’édifice de la ruine ; s’il réclame des annexes pour les services qui y sont installés, les construire à côté ; si cela n’est pas possible, chercher une transition habile entre la partie ancienne et celle qui sera franchement moderne. Il faut en art, comme dans toute notre conduite, de la sincérité. N’essayons pas de tromper nos successeurs, en leur faisant croire que nous leur laissons un édifice ancien intact. Disons-nous bien quand nous retaillons des moulures du XIIe siècle, sculptons des chapiteaux du XIIIe siècle, faisons refleurir la flore décorative du XIVe siècle, modelons des statuettes du XVe, retapissons les murailles de nos églises, de nos hôtels de villes, de nos burgs des fresques naïves du moyen-âge, que nous sommes frappés d’une impuissance fatale. Nous ne retrouvons pas les mêmes matériaux, nous n’employons plus les mêmes outils, nous exécutons avec une autre organisation du travail, nous vivons dans un autre milieu social. La tradition a été interrompue, et ceux qui ont cherché à la renouer ne sont plus animés du même esprit que les maîtres d’œuvres. — Notre travail manquera fatalement d’invention, de liberté, de spontanéité et sera l’imitation d’un art que nous n’avons ni inventé, ni reçu de nos prédécesseurs. La restauration ne sera qu’un produit scientifique et non un poème de pierre.
S’agit-il de monuments restaurés ou complétés autrefois en un autre style que celui de la première conception, nous touchons à un problème excessivement délicat. Il ne comporte pas une solution absolue, car il faut distinguer entre différents cas.
On peut se trouver en présence d’un monument qui, lors de son achèvement, présentait une unité absolue de style, tels le Parthénon, les temples de Paestum, de Sélinonte, d’Agrigente, de Ségeste. Le cas est plus rare pour les édifices romains, et il devient une exception pour les grandes églises du moyen-âge ; leur vaste plan exigeait des siècles de travail. Ce ne sont que les petites églises de campagne auxquelles leur rapide achèvement a permis de réaliser l’unité de style.
Il en résulte que la plupart de nos églises, de nos hôtels de ville, de nos palais racontent leur propre histoire par les styles des époques qui ont collaboré à leur construction. Vouloir ramener de tels édifices à une unité de style qu’ils n’ont jamais possédée, est donc un manque de sincérité, la falsification d’un document historique.
Le cas est différent quand des additions postérieures à l’achèvement du monument en ont dénaturé le style primitif.
L’appréciation de la conduite à tenir devient très délicate. L’artiste sera tiraillé entre deux désirs antinomiques : D’une part la tentation de dégager l’église de la gangue qui enveloppe ses piliers, ses arcs, obstrue ses fenestrages gothiques, sera bien forte ; d’autre part se résignera-t-il à sacrifier d’élégantes additions de la Renaissance ?
Quand on se trouve en présence de ce difficile problème, on doit peser avec soin la valeur historique, archéologique et esthétique des éléments en présence. Si nous nous décidons à faire reparaître la construction primitive, procédons à ce dépouillement avec la plus grande prudence, en nous méfiant de notre goût contemporain qui ne sera plus celui de demain.
Mais il est arrivé souvent que ces remaniements postérieurs ont si complètement modifié les proportions et l’architecture d’une église, qu’on ne peut la ramener à son état primitif. Tel est le cas du Tempio Malestiano de Rimini, qui enveloppe complètement la construction du XIIIe siècle, et celui de la cathédrale de Winchester, dont les piliers romans ne sauraient plus être dégagés des faisceaux de colonnettes gothiques qui les entourent. Plus d’hésitation alors, respectons cet avatar du monument.
L’édifice a-t-il suivi dans sa lente construction les évolutions des styles, plus de doute non plus. Ce serait folie de vouloir corriger le passé. Le monument raconte ses vicissitudes ; le torturer pour le ramener, par une orthopédie architecturale, à une unité factice serait lui imposer le silence. Contentons-nous de retarder sa ruine par des soins pieux, mais n’exagérons pas notre intervention. Gardons-nous de substituer notre science à l’inspiration artistique de nos pères et de parer d’une fausse jeunesse de vieilles pierres. Persuadons-nous bien que nous sommes réduits à l’impuissance quand nous voulons retailler des moulures ébréchées, sculpter des statues, peindre des fresques en un autre style que celui de notre époque.
Prétendre qu’un artiste, même après un entraînement spécial, conforme son sentiment intime, sa manière d’interpréter la nature, de sentir le beau, d’exprimer sa foi à celle d’un vieux maître, c’est méconnaître les sources de l’inspiration, placer la cause après l’effet. La foi de Flandrin a pu être aussi sincère que celle de Mantegna, mais quelle différence dans la manière dont ils l’ont exprimée dans leurs œuvres ! — Condamnons donc, sans rémission, les peinturages préraphaélites, dont l’école néo-catholique prétend souiller nos églises.
Aux monuments inachevés qui demandent à être complétés pour répondre aux exigences de leur destination, on peut appliquer la même règle qu’aux monuments, détériorés pour lesquels il ne reste ni documents, ni fragments. Il faut alors adopter franchement un style moderne, mais en l’harmonisant avec goût aux parties anciennes.
Si une catastrophe détruit un édifice faisant partie d’un ensemble décoratif vivant (tel l’écroulement du Campanile de Venise), il faut le reconstruire pour conserver le tableau séculaire de Venise dont l’image pittoresque est la synthèse de son histoire.
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Il est difficile quand on s’occupe des monuments morts d’en parler après Ruskin. On ne peut que citer ses paroles ; l’illustre esthète anglais nous dénie le droit de toucher aux monuments du passé :
« Ils ne nous appartiennent pas. Ils appartiennent en partie à ceux qui les bâtirent, en partie à toutes les générations de l’humanité qui nous suivront. Les morts ont gardé des droits sur eux ; ils découlent de leurs sacrifices pour les édifier, du mérite de leur achèvement ou de l’expression de leur sentiment religieux ou de n’importe quelle pensée qu’ils ont entendu y imprimer pour toujours et que nous n’avons pas le droit d’en effacer. »
Seulement il faut se borner à exécuter des travaux qui retardent la destruction totale et figent le monument dans l’état où on l’a trouvé. Voici comment Ruskin traite la question de la restauration. « Il est impossible, dit-il, aussi impossible que de ressusciter un mort, de restaurer quoi que ce soit qui a été beau et grand en architecture. Cet esprit qui est la vie du tout, cet esprit donné par la main et l’œil de l’ouvrier ne peut jamais être rappelé. Un autre esprit peut y être incorporé, donné par un autre temps, et c’est alors une nouvelle construction, mais l’esprit de l’ouvrier mort ne peut être évoqué pour lui ordonner de diriger d’autres mains et d’autres pensées.
« Quant à copier directement et simplement, cela est, de soi, impossible. Quelle copie peut-on faire de surfaces qui ont été usées d’un demi-pouce ?
« Tout le fini de l’ouvrage consistait dans ce demi-pouce ! Si vous tentez de restaurer ce demi-pouce, vous le ferez conjecturalement. Si vous copiez d’après ce qui a été préservé, en admettant que la fidélité soit possible (et quels soins, quelle vigilance, quelle dépense pour l’obtenir !), en quoi le nouveau travail sera-t-il meilleur que l’ancien ? Il y avait encore dans l’ancien un peu de vie, quelque mystérieuse suggestion de son passé et de ce qu’il avait perdu, une certaine douceur dans les gracieuses lignes que le soleil et la pluie avaient rongées. Il ne peut y en avoir dans la sécheresse brute de la nouvelle sculpture. »
Peut-on relever les parties tombées, remettre en place les fragments qui gisent au pied d’un monument antique ? M. L. Cloquet fait à ce propos une remarque préliminaire, en s’appuyant sur l’autorité de M. Angé Lassus, pour signaler que ces sortes de restaurations sont beaucoup moins dangereuses pour les constructions de blocs soigneusement appareillés et en maçonnerie d’assemblage des Grecs, que pour les maçonneries concrètes des Romains et pour les bâtisses du Moyen-âge dont l’appareil extérieur se relie souvent dans un blocage irrégulier. Le redressement des fragments précipités est donc beaucoup plus délicat pour les monuments de cette dernière époque et moins à conseiller.
Faut-il démolir les constructions anciennes ou modernes accolées en parasites à des ruines ?
Nous abordons encore ici une matière à conflit d’opinions où le point de vue pittoresque peut être en désaccord avec le point de vue archéologique.
Poètes et artistes, archéologues et architectes se divisèrent souvent en deux cohortes ennemies sur la question de la démolition ou de la conservation de ces sortes d’additions.
Il est cependant des cas où la solution semble avoir rencontré un assentiment unanime :
On a bien fait de déblayer les temples égyptiens des informes masures en limon des fellahs ; de démolir les maisons qui dissimulaient le château des comtes à Gand ; de débarrasser l’Acropole d’Athènes des tours franques, des corps de garde vénitiens, des chapelles byzantines, des minarets turcs qui encombraient le Parthénon, l’Érechthéion et les Propylées.
Une raison péremptoire imposait ce déblaiement à l’Acropole. Ces additions parasites avaient été construites avec des fragments arrachés aux monuments grecs, et l’on y a retrouvé d’exquises statues archaïques, de pures sculptures décoratives, de précieuses inscriptions d’une haute valeur historique.
Mais dans les pays du Nord, les choses ne se présentent pas toujours d’une façon aussi simple et aussi évidente, et l’on peut souvent hésiter à sacrifier une annexe pittoresque à une vieille église, à un burg ruiné, à une porte désaffectée.
L’inconvénient de ces démolitions est d’entraîner fatalement à des restaurations : il faudra rempiéter une muraille, reconstruire une échauguette, regarnir un mur de créneaux et l’on s’expose à tous les dangers des restaurations, inutiles pour les savants, décevantes pour les ignorants, après avoir sacrifié l’aspect pittoresque de la ruine.
Comme conclusion à notre rapide étude., nous dirons donc : entretenons avec soin nos monuments vivants, afin que nos descendants n’aient pas à les restaurer, bornons-nous à empêcher leur ruine. Conservons précieusement nos monuments morts, sans songer à les compléter par des pastiches sans valeur.
Les monuments, les tableaux, les statues, les livres, les traditions, les légendes, les chants, la musique, la poésie, le théâtre, sont les accumulateurs qui emmagasinent ce que l’âme des peuples a conçu de plus beau, de meilleur, de plus profond au cours des temps, et, de ces énergies concentrées, jaillit l’étincelle qui donne un élan nouveau aux aspirations de la nation.
Ce sont bien les ancêtres qui ont produit les floraisons artistiques et les ont incorporées dans les œuvres de leur imagination. Mais celles-ci, à leur tour, exercent un effet réflexe sur la civilisation de leur postérité.
Tel un accumulateur, après avoir été chargé par une dynamo, pourra lui restituer la force reçue et la remettre en mouvement.
Conservons donc avec un soin pieux ces legs précieux, ces trésors pénétrés de la quintessence de l’âme de notre race et de l’esprit de notre nation.
Charles Buls, « La restauration des monuments anciens », Revue alsacienne illustrée, vol. VIII, 1905, pp. 72-78.