Les origines de la guerre selon Jules Isaac (1921-1933)

À partir de 1903, Albert Malet (1864-1915) publie un cours complet d’histoire à l’usage de l’enseignement secondaire, mais le septième volume, à l’usage des classes de philosophie et de mathématiques — XIXe siècle —, reste incomplet en 1914. Après la mort de l’auteur (Artois, 25 septembre 1915), Pierre Grillet termine la rédaction du livre (1917) et Jules Isaac (1877-1963) lui ajoute un chapitre sur la Première Guerre mondiale intitulé la Grande Guerre, « la plus grande guerre, non seulement des Temps modernes, mais de toute l’histoire » (1921). Dans la deuxième édition (1922), il rectifie la phrase suivante : « la mobilisation générale russe, survenant après la mobilisation générale autrichienne » et s’en explique dans l’avant-propos d’un livre publié en 1933 : Un débat historique. 1914 : le problème des origines de la guerre. La mobilisation générale russe est antérieure à la mobilisation générale autrichienne, non pas postérieure, comme l’écrivaient Émile Durkheim et Ernest Denis dans une brochure de janvier 1915 : Qui a voulu la guerre ? L’erreur trouve son origine dans une pièce réécrite du Livre jaune français (30 novembre 1914) : « La mobilisation générale de l’armée austro-hongroise entraîne la mobilisation générale russe » (no 118), Paléologue, Saint-Pétersbourg, 31 juillet 1931.

Les origines de la guerre dans le Malet-Isaac (1921-1922)

Les origines de la guerre dans le livre de 1933


Les origines de la guerre dans le Malet-Isaac (1921-1922)

CHAPITRE XXV

LA GRANDE GUERRE

Le 28 juillet 1914, la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie a été le signal d’une guerre générale qui s’est terminée le 11 novembre 1918 par l’armistice conclu entre l’Allemagne et ses adversaires, les Alliés. On l’a appelée la Grande Guerre : elle est en effet la plus grande guerre, non seulement des Temps Modernes, mais de toute l’Histoire.

La Grande Guerre a eu pour cause essentielle les prétentions de l’Allemagne à l’hégémonie. Elle a eu pour cause directe la politique de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans, son agression préméditée contre la Serbie qui lui formait obstacle. L’occasion du conflit fut le meurtre de l’archiduc héritier d’Autriche à Serajevo (28 juin 1914). L’Autriche saisit ce prétexte pour adresser un ultimatum à la Serbie (23 juillet), puis une déclaration de guerre (28 juillet). La mobilisation russe (31 juillet) servit de prétexte à l’intervention de l’Allemagne, qui déclara la guerre à la Russie (1er août) et à la France (3 août). La violation de la neutralité de la Belgique par les armées allemandes détermina l’Angleterre à déclarer la guerre à l’Allemagne (4 août).

Au cours de la guerre chacune des coalitions adverses s’agrandit. Les « Empires centraux » — Allemagne et Autriche-Hongrie — furent soutenus par la Turquie (octobre 1914) et la Bulgarie (octobre 1915). Les « Alliés » — Belgique, Empire britannique, France. Monténégro, Russie et Serbie — obtinrent successivement l’appui — total ou limité — du Japon (août 1914, de l’Italie (mai 1915), du Portugal (mars 1916), de la Roumanie (août 1916), des États-Unis (avril 1917), de la Grèce (juin 1917), du Brésil (octobre 1917).

Pendant quatre ans, de juillet 1914 à juillet 1918, la lutte se poursuivit avec des alternatives de succès et de revers pour les deux partis. À trois reprises, l’Allemagne s’efforça de remporter en France une victoire décisive : elle fut arrêtée chaque fois par la résistance victorieuse des armée françaises, sur la Marne en septembre 1914, devant Verdun en février 1916, et de nouveau sur la Marne en juillet 1918. La deuxième victoire de la Marne fut le signal de la grande offensive par laquelle les armées alliées, sous la direction du maréchal Foch, réussirent à mettre l’Allemagne hors de combat et la contraignirent à signer l’armistice du 11 novembre 1918.

La Conférence interalliée de Paris, ouverte le 18 janvier 1919, prépara les traités de paix qui furent signés avec l’Allemagne à Versailles (28 juin 1919), avec l’Autriche à Saint-Germain (10 septembre 1919), avec la Bulgarie à Neuilly (27 novembre 1919), avec la Hongrie au château de Trianon (4 juin 1920), avec la Turquie à Sèvres (11 août 1920). Le plus important de ces traités est le traité de Versailles, non seulement parce qu’il a fixé les conditions de la paix avec l’Allemagne, mais parce qu’il a institué une Société des Nations.

La Grande Guerre a eu d’innombrables répercussions. Elle a accumulé les ruines en Europe et particulièrement en France. Elle a été accompagnée ou suivie de bouleversements territoriaux, politiques, sociaux, économiques, dont les principaux sont la révolution russe (1917), la dislocation de l’Empire russe (1917-1918), la révolution allemande (novembre 1918), la dislocation de l’Autriche-Hongrie (octobre novembre 1918). Le monde contemporain en est sorti complètement transformé ; la civilisation européenne a été ébranlée jusque dans ses fondements.

I

LES ORIGINES DE LA GUERRE

La responsabilité allemande

Quarante-quatre ans — presque jour pour jour — après Frœschwiller et Saint-Privat, les armées françaises et allemandes se heurtaient de nouveau. Mais, tandis que la guerre de 1870 n’avait été qu’un duel entre la France et l’Allemagne, la guerre qui commence en 1914 pour se terminer en 1918 a mis aux prises la majeure partie de l’Europe et du monde entier. Cette guerre, la plus grande et la plus sanglante qu’il y ait jamais eu, apparaît comme un immense cataclysme dont on ne peut encore mesurer toute l’ampleur ni apercevoir tous les effets.

L’antagonisme franco-allemand n’a même pas été la cause immédiate de la guerre. Ce sont les visées autrichiennes sur la Serbie — au secours de laquelle la Russie est accourue — qui ont déchaîné la crise européenne : le point de départ en est l’ultimatum autrichien du 20 juillet 1914. Mais si la responsabilité de l’Autriche est indéniable, elle est partagée : docile alliée de l’Allemagne, sans elle totalement impuissante, jamais l’Autriche n’eût risqué la guerre si elle n’avait eu la certitude que l’Allemagne la soutiendrait. C’est donc sur l’Allemagne que retombe la responsabilité majeure du conflit.

Les causes profondes. La mentalité allemande

Dans les premiers mois de la guerre, alors que les Allemands se croyaient encore assurés de vaincre, un leurs plus célèbres publicistes, Maximilien Harden, écrivait : « Renonçons à nos misérables efforts pour excuser l’action de l’Allemagne… Cette guerre ne nous a pas été imposée par surprise. Nous l’avons voulue, nous devions la vouloir. L’Allemagne la fait en raison de la conviction immuable que ses œuvres lui donnent droit à plus de place dans le monde et à de plus larges débouchés pour son activité. Notre force créera une loi nouvelle en Europe. » Cet aveu explicite mérite d’être retenu : la mentalité de l’Allemagne moderne, mentalité faite de convoitises, d’orgueil, d’un immense appétit de domination, joint au culte de la force bru- tale, telle est, en dernière analyse, la cause profonde de la guerre.

La guerre est le résultat des convoitises allemandes. Depuis la fin du dix-neuvième siècle, la population, l’industrie, le commerce de l’Allemagne s’étaient prodigieusement développés. Sur une superficie égale à celle de la France, elle comptait en 1914 69 millions d’habitants, 29 millions de plus que la France. Venue trop tard à la politique coloniale, elle ne possédait que quelques territoires africains, de vaste étendue, mais d’importance secondaire et qui ne se prêtaient pas au peuplement européen. En face de ses deux grands concurrents, l’Angleterre et les États-Unis, auxquels elle disputait la suprématie économique, elle souffrait de son infériorité territoriale et coloniale. De là cette opinion courante en Allemagne que le cadre de l’Empiré, tel que l’avait délimité Bismarck, était devenu trop étroit, qu’il fallait l’agrandir, principalement aux dépens de la France, beau- coup moins peuplée, beaucoup plus riche en colonies et considérée comme une nation en pleine décadence : « L’opinion publique allemande, écrivait en 1913 notre attaché militaire à Berlin, trouve que pour nos 40 millions d’habitants nous tenons au soleil une place trop grande !

Ces convoitises étaient fortifiées par un orgueil inouï. Grisée par une série ininterrompue de victoires éclatantes — victoires militaires et victoires industrielles — , l’Allemagne était convaincue qu’elle était appelée à diriger le monde et que cette mission lui revenait de droit, de par la supériorité de ses vertus, de son organisation, de ce qu’elle appelait sa Kultur. Intellectuels et hommes d’action proclamaient à l’envi que les Allemands étaient un peuple de maîtres — Herrenvolk — auquel l’humanité pour son salut était tenue d’obéir. « Le bon Dieu, disait Guillaume II en 1905, ne se serait jamais donné tant de peine pour notre patrie allemande s’il ne nous réservait pas une grande destinée. Nous sommes le sel de la terre ; Dieu nous a appelés à civiliser le monde.

Or pour réaliser ce programme de domination et de spoliation, l’Allemagne ou plus exactement les classes dirigeantes de l’Allemagne ne concevaient qu’un moyen : la guerre. D’une politique qui avait réussi au delà de toute espérance — la politique de Frédéric II et de Bismarck —, on avait fait une doctrine que les maîtres les plus influents prêchaient a la jeunesse allemande et que celle-ci, depuis plusieurs générations, acceptait comme un dogme. Elle peut se formuler ainsi : c’est la force seule qui crée le droit ; la guerre est donc légitime ; elle est loi de la nature et la volonté de Dieu. « Le Dieu vivant veillera, disait l’historien Treitschke, a ce que la guerre revienne toujours comme le terrible remède dont a besoin l’humanité ». Ce culte de la force reposait d’ailleurs sur la conviction absolue que tout bon Allemand avait de la supériorité de la force allemande, sur la certitude que toute guerre entreprise par l’Allemagne ne pouvait se terminer que par une victoire profitable. Le plus célèbre des théoriciens militaires allemands, Bernhardi, écrivait en 1912 : « À quelque endroit que nous ouvrions l’histoire, nous constatons avec une pleine évidence que les guerres recherchées avec une décision virile à l’heure opportune ont toujours produit les plus heureux résultats au point de vue social comme au point de vue politique ».

La lutte pour l’hégémonie

Cette mentalité germanique s’incarnait en la personne de l’empereur Guillaume II. Sous prétexte L’hégémonie d’étendre l’influence allemande dans le monde entier, la politique impériale visait délibérément à l’hégémonie. Mais, plus encore que l’alliance franco-russe, l’accord de 1904 qui substitua une entente cordiale à l’ancienne rivalité franco-anglaise parut former obstacle aux prétentions allemandes. Ce fut le point de départ d’une longue crise dont la question du Maroc et la question des Balkans fournirent tour à tour les principaux incidents et qui ne devait se dénouer qu’en 1914 par la guerre.

Guillaume II essaya d’abord de tourner l’obstacle. Utilisant l’influence personnelle qu’il avait su prendre sur l’esprit faible du tsar Nicolas II, il lui proposa dès 1904 et obtint de lui à l’entrevue de Bjœrkœ (23 juillet 1905) la signature d’un traité secret d’alliance: il espérait que la Russie, redevenue son alliée, ferait pression sur la France pour la détacher de l’Angleterre. La manœuvre échoua : la convention de Bjœrkœ désavouée par le gouvernement russe, resta lettre morte ; bien plus, par un mouvement en sens contraire, ce fut la Russie qui vint rejoindre la France aux côtés de l’Angleterre et former avec elles la Triple Entente (1907-1908).

Irrité de voir ses plans déjoués, Guillaume II donna à la politique allemande un caractère de plus en plus agressif. De 1905 à 1914, les incidents, provoqués par l’Allemagne ou par son alliée l’Autriche, se multiplièrent de telle sorte que l’Europe vécut dans une atmosphère d’orage favorable aux complications belliqueuses. À quatre reprises au moins la guerre faillit éclater, en 1905 — débarquement de Guillaume II à Tanger —, en 1908 — incident des déserteurs de Casablanca —, en 1909 — démarches comminatoires pour obliger la Serbie et la Russie à reconnaître l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche —, en 1911 — envoi d’un navire de guerre allemand, la Panther, à Agadir —. Elle ne fut évitée chaque fois que grâce aux dispositions pacifiques et aux concessions de la Triple Entente. Annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche (1908), cession par la France à l’Allemagne d’une partie de la colonie d’Afrique équatoriale avec accès au fleuve Congo (1911), offre anglaise de reconnaître les prétentions allemandes sur l’Afrique portugaise, création d’une principauté d’Albanie (1913) dont le souverain fut un Allemand, le prince de Wied, mainmise sur Constantinople et les détroits placés en fait sous le commandement d’un général allemand (décembre 1913), toutes ces conquêtes faites en pleine paix ne suffirent pas à apaiser les convoitises germaniques. En 1912-1913, la tournure imprévue prise par les affaires d’Orient, la victoire de la coalition balkanique sur la Turquie, puis la victoire des Grecs et des Serbes sur les Bulgares furent interprétés comme une grave défaite de l’Autriche et par con- séquent du germanisme dans les Balkans. C’est vers ce moment que se précisa la volonté de guerre des deux Empires alliés : ils estimèrent que l’heure était venue de ressaisir par la force la suprématie qui leur échappait. L’année 1913 fut véritablement pour eux la veillée des armes.

Les préparatifs en 1913

Une note secrète, émanant du Grand État-Major allemand, révèle le véritable sens de la politique allemande dans cette période : « Il faut, disait la note, mener les affaires de telle sorte que, sous la pesante impression d’armements puissants, de sacrifices considérables et d’une situation politique tendue, le déchaînement (de la guerre) soit considéré comme une délivrance parce qu’après viendraient des décades de paix et de prospérité comme après 1870 ».

L’Allemagne arma formidablement. Par une loi votée le 30 juin 1913, l’effectif de l’armée active fut porté à 870 000 hommes ; des sommes énormes furent consacrées à l’accroissement du matériel de guerre ; les dépenses, évaluées à un milliard de marks, furent couvertes par un im- pôt de guerre direct, prélevé sur le capital. Visée directement, la France riposta le 7 août 1913 par le vote d’une loi qui élevait de deux ans à trois ans la durée du service dans l’armée active. La loi de trois ans — simple riposte — fut présentée aussitôt en Allemagne comme une « provocation ». L’empereur prit prétexte des anniversaires de 1813 pour lancer un véritable appel d’alarme : « Les temps d’aujourd’hui, déclara-t-il, ne sont guère moins graves qu’il y a cent ans ». Tandis qu’une campagne de presse concertée était dirigée contre la Russie et la France, les incidents se multipliaient, soit à la frontière, soit en Alsace. De la source la plus autorisée, le gouvernement français reçut à ce moment même l’avertissement secret du péril qui le menaçait ; l’ambassadeur de France à Berlin, M. Jules Cambon, rendant compte d’une conversation que l’empereur avait eue avec le roi des Belges Albert Ier en présence du chef du Grand État-Major de Moltke, écrivait : « Guillaume II en est venu à penser que la guerre avec la France est inévitable… Il croit naturellement à la supériorité écrasante de l’armée allemande et à son succès certain… Le général de Moltke, lui aussi, déclara la guerre nécessaire et inévitable, mais il se montra plus assuré encore du succès, car, dit-il au Roi, cette fois il faut en finir, et Votre Majesté ne peut se douter de l’enthousiasme irrésistible qui, ce jour-là, entraînera le peuple allemand tout entier. » Conformément à la tradition bismarckienne, l’Allemagne ne songeait plus qu’à saisir, à provoquer au besoin l’occasion favorable.

L’attentat de Serajevo

L’occasion, ce fut l’attentat de Serajevo. Le 28juin 1914, à Serajevo, capitale de la Bosnie, l’archiduc héritier d’Autriche, François-Ferdinand, était assassiné par un étudiant bosniaque nommé Princip. L’enquête ne permit pas d’établir que le gouvernement serbe eût la moindre part de complicité dans l’attentat de Princip.

Cependant l’Autriche n’hésita pas : d’accord avec l’Allemagne, elle décida de saisir ce prétexte pour en finir avec la Serbie et l’acculer à la guerre par des exigences inacceptables. Attaquer la Serbie, c’était sans nul doute courir le risque d’une guerre avec la Russie et par conséquent d’une guerre européenne. La Russie ne pouvait pas laisser écraser la Serbie sans intervenir : d’abord parce qu’une tradition puissante faisait d’elle le défenseur des petits États slaves ; ensuite parce que la germanisation des Balkans eût été pour elle une menace directe et la banqueroute de toute sa politique : « La domination de l’Autriche sur la Serbie, devait dire un ministre russe, est aussi intolérable pour la Russie que le serait pour l’Angleterre la domination de l’Allemagne sur les Pays-Bas. C’est pour elle une question de vie ou de mort ». Mais l’entrée en jeu des Russes permettrait de rejeter sur eux la responsabilité du conflit : on les déguiserait en agresseurs pour s’assurer la neutralité anglaise et l’appui de l’Italie. Dans des conférences secrètes à Potsdam le 5 juillet, dans un Conseil des ministres à Vienne le 7 juillet, le risque d’une guerre européenne fut pesé et accepté. De Vienne on télégraphiait le 11 juillet à l’ambassadeur d’Autriche en France : « L’accord complet avec l’Allemagne est obtenu en ce qui concerne la situation politique résultant de l’attentat de Serajevo et toutes les conséquences éventuelles.

L’ultimatum à la Serbie

Pendant tout le mois de juillet une véritable machination se poursuivit dans l’ombre. Pour mieux surprendre l’adversaire, on l’endormit par des assurances pacifiques : à telle enseigne que le président de la République, M. Poincaré, et le président du Conseil, M. Viviani, n’hésitèrent pas à quitter la France le 15 juillet pour rendre visite au tsar et aux Cours du Nord. Cependant l’Allemagne et l’Autriche se partageaient les rôles, ainsi que le révèle une note adressée à Munich le 18 juillet par la légation de Bavière à Berlin : « Dans l’intérêt de la localisation de la guerre, la direction de l’Empire commencera une action diplomatique auprès des grandes puissances, aussitôt après la remise de la note autrichienne à Belgrade. S’appuyant sur le fait que l’empereur est en voyage dans le Nord et que le chef du grand État-Major et le ministre de la guerre de Prusse sont en congé, elle prétendra avoir été surprise par l’action de l’Autriche, exactement au même degré que les autres puissances. Elle s’efforcera d’obtenir l’adhésion des puissances à ce point de vue que le différend entre l’Autriche et la Serbie est une affaire concernant seulement ces deux États ». Écrasement de la Serbie par l’Autriche, opposition de l’Allemagne à toute médiation russe ou européenne, tel était le programme qui, sous prétexte de « localiser » la guerre, devait infailliblement mener à la guerre générale. Soudain le 23 juillet au soir — on avait attendu à dessein que le président Poincaré, ayant quitté Saint-Pétersbourg, fût en mer et dans l’impossibilité de se concerter avec le tsar —, la note autrichienne fut remise à Belgrade. La Serbie était tenue de souscrire dans les quarante-huit heures à des demandes qui, toutes, paraissaient incompatibles avec la dignité et la souveraineté d’un État libre : le gouvernement serbe devait s’engager publiquement, sous la forme la plus humiliante, à réprimer la propagande nationaliste dirigée contre l’Autriche, à supprimer les publications et à dissoudre les sociétés accusées de propagande anti-autrichienne, à révoquer les officiers et fonctionnaires dont les noms seraient communiqués par le gouvernement autrihien, à accepter la collaboration de fonctionnaires autrichiens pour « la répression du mouvement subversif » dirigé contre l’Autriche, ainsi que pour l’enquête sur l’attentat de Serajevo que la note affirmait, sans aucune preuve à l’appui, avoir été tramé à Belgrade. L’ultimatum était conçu en termes d’un caractère si provocant que, dès qu’il fut publié, le 24 juillet, le monde entier en découvrit le sens clairet tragique : la guerre, et non pas seulement une guerre austro-serbe, la guerre européenne.

La rupture austro-serbe

L’ultimatum du 23 juillet attestait la volonté de l’Autriche et de l’Allemagne. Mais ce qui l’atteste plus clairement encore, c’est que l’Autriche contre toute attente obtint satisfaction et que néanmoins elle décida de rompre. De Berlin on la poussait à agir sans délai ; le 25 juillet, son ambassadeur en Allemagne télégraphiait : « On nous conseille de la manière la plus pressante de commencer immédiatement et de mettre le monde en présence d’un fait accompli ». Cependant, sur les conseils pacifiques de la Russie et de la France, la Serbie se résignait à accepter les exigences de l’ultimatum ; elle ne formulait de réserves que sur la collaboration des fonctionnaires autrichiens, proposant de s’en remettre à l’arbitrage soit des grandes puissances, soit du tribunal de la Haye. Une demi-heure après avoir reçu cette réponse conciliante, par un nouveau coup de théâtre, le ministre autrichien quittait Belgrade. Docile aux conseils de l’Allemagne, l’Autriche avait « mis le monde en présence d’un fait accompli » (25 juillet).

Les tentatives de médiation

Du samedi 25 juillet, date de la rupture austro-serbe, au samedi 1er août, date de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie, la semaine qui s’écoula fut dramatique, lourde d’événements et comme chargée de toute l’angoisse du monde civilisé.

L’impression très nette qui, pour tout spectateur impartial, se dégage de l’enchevêtrement des faits et des négociations, est la suivante : d’un côté quatre puissances sincèrement pacifiques, Angleterre, France, Russie et Italie, multiplient les propositions, les démarches et les concessions en vue de sauvegarder la paix menacée ; de l’autre l’Allemagne et l’Autriche, par leur intransigeance, leurs faux-fuyants, leur inertie calculée, s’appliquent à faire échouer toutes les tentatives de conciliation : elles n’ont d’autre préoccupation que de rejeter sur la Russie la responsabilité finale et de s’assurer ainsi la neutralité anglaise.

Comme elle s’y était engagée précédemment, l’Allemagne avait signifié dès le 24 juillet sur un ton menaçant que le conflit devait rester localisé entre l’Autriche et la Serbie, « toute intervention d’une autre puissance, avait déclaré l’ambassadeur d’Allemagne en France, M. de Schoen, devant, par le jeu naturel des alliances, provoquer des conséquences incalculables ». Mais le 25 juillet, le gouvernement russe affirmait de son côté que le conflit austro-serbe ne pouvait pas « laisser la Russie indifférente » et que ce conflit était une affaire européenne. L’opposition des deux thèses était absolue, et la thèse allemande ne laissait à la Russie d’autre alternative que la soumission la plus humiliante ou la guerre.

Cependant l’Angleterre, d’accord avec la France, s’efforçait de trouver une solution pacifique. Le 26 juillet, le ministre anglais Affaires Étrangères, sir Edward Grey, proposa une médiation à quatre : l’Autriche, la Serbie et la Russie seraient invitées à s’abstenir de toutes opérations militaires, pendant que quatre puissances qui n’avaient pas d’intérêt direct en Serbie, Allemagne, Italie, France et Angleterre, s’entendraient pour « résoudre les difficultés ». La moindre pression de l’Allemagne eût amené l’Autriche à accepter la proposition Grey ou toute proposition analogue. Or le 27 juillet, l’ambassadeur d’Autriche en Allemagne télégraphiait à Vienne : « Le gouvernement allemand assure de la façon la plus formelle qu’il ne s’associe aucunement à ces propositions (de médiation), qu’il est absolument contraire à leur prise en considération et ne les transmettra que pour tenir compte de la demande anglaise ». Ainsi soutenue par l’Allemagne, l’Autriche ne craignit pas de s’engager plus à fond : le 28 juillet, elle déclarait la guerre à la Serbie, et le lendemain, bombardait Belgrade.

La déclaration de guerre à la Russie

Presque aussitôt, par l’intervention brutale de l’Allemagne, la guerre austro-serbe se transforma en guerre européenne. Pour empêcher l’écrasement de la Serbie, injustifiable de l’aveu même de Guillaume II, le tsar avait ordonné une mobilisation partielle ; mais, profondément attaché à la paix, il continuait à négocier dans l’esprit le plus conciliant. Le 29 juillet, il proposa à Guillaume II l’arbitrage de la Cour de la Haye ; le même jour, à Berlin, le chancelier s’efforçait d’acheter « par une forte enchère » la neutralité anglaise. Le 30 juillet, le gouvernement russe s’engagea à cesser les préparatifs militaires si l’Autriche éliminait de son ultimatum « les points qui portaient atteinte aux droits souverains de la Serbie », proposition qui fut déclarée à Berlin « inacceptable pour l’Autriche » ; le même jour, le gouvernement allemand expédiait à son ministre à Bruxelles, sous pli cacheté, le texte de l’ultimatum à la Belgique. Le 31 juillet, Nicolas II télégraphia encore à Guillaume II pour lui donner « sa parole d’honneur » que ses troupes « ne se livreraient à aucun acte de provocation » tant que dureraient les pourparlers, qui semblaient en meilleure voie. Mais ce jour même Guillaume II faisait le geste décisif : la mobilisation générale russe, dont l’ordre avait été lancé le 30 juillet au soir, lui servit de prétexte ; le 31, à minuit, la Russie reçut un ultimatum de l’Allemagne la sommant de suspendre dans les douze heures tous préparatifs militaires. Le 1er août, à l’expiration du délai fixé, tandis que le tsar lui adressait un suprême appel en faveur de la paix, Guillaume II lançait sa déclaration de guerre à la Russie.

La déclaration de guerre à la France

Le sort de la France, alliée de la Russie, n’était pas douteux ; la France savait qu’elle était visée la première par l’agression allemande. Cependant, jusqu’au dernier moment, elle ne se départit pas de l’attitude la plus pacifique. Le 30 juillet, alors que les troupes allemandes de couverture étaient déjà sur leurs positions de combat, les troupes françaises reçurent l’ordre, pour éviter tout incident, de se retirer partout à dix kilomètres de la frontière. Le 31 juillet le gouvernement allemand fit demander — réponse devant être donnée dans les dix-huit heures — si la France s’engageait à rester neutre ; dans le cas d’une réponse affirmative, il se préparait à exiger la livraison des forteresses de Toul et de Verdun comme gages de la neutralité française. Ainsi la tactique était partout la même : comme la Serbie, comme la Russie, la France devait être acculée à la guerre par des exigences inacceptables. Mais le 1er août, M. Viviani se borna à répondre que la France « consulterait ses intérêts », et l’ambassadeur allemand jugea inutile d’insister.

L’Allemagne se vit ainsi contrainte de prendre l’initiative de l’agression. Dès le 2 août on constatait dix-sept violations de frontière par les patrouilles allemandes. Le 3 août enfin, l’Allemagne déclara la guerre à la France : pour motiver sa déclaration, elle en fut réduite à accuser des aviateurs militaires français d’avoir jeté des bombes sur le territoire allemand, mensonges puérils à l’appui desquels aucune preuve ne fut jamais apportée.

Cependant, devant le péril de mort qui la menaçait, la nation se montrait merveilleusement calme et résolue : comme par miracle, toutes les divisions cessèrent, toutes les passions politiques se turent, l’unité morale de la France se reforma soudain. Un tragique incident, l’assassinat du grand orateur socialiste Jaurès, le 31 juillet, ne réussit pas à détourner de leur devoir les masses populaires. Et quand l’ordre de mobilisation générale fut lancé, le samedi 1er août, fort de son bon droit, le peuple français se leva dans un admirable mouvement de résolution unanime.

L’Italie et l’Angleterre

Deux autres grandes puissances pouvaient être entraînées dans le conflit : l’Italie, membre de la Triple Alliance, l’Angleterre, membre de la Triple Entente.

L’Italie, conformément à un accord conclu avec la France en 1902, se déclara neutre, « la guerre ayant un caractère agressif ne cadrant pas avec le caractère purement défensif de la Triple Alliance ».

Rien ne permettait de préjuger de la décision que prendrait l’Angleterre. Bien qu’elle fît partie de la Triple Entente, aucun engagement formel ne la liait à la Russie ni à la France. La nation anglaise était plus profondément attachée à la paix qu’aucune autre. Le parti libéral qui était au pouvoir depuis 1905 inclinait même vers le pacifisme. Tout en pratiquant l’entente cordiale avec la France, il avait fait de constants efforts pour améliorer les relations anglo-allemandes, tantôt proposant la limitation des armements navals, tantôt négociant des accords très favorables aux intérêts allemands. L’Allemagne en avait conclu que, surtout en cas de complications orientales, elle pourrait compter sur la neutralité anglaise ; tout au moins espérait-elle que l’Angleterre hésiterait et interviendrait trop tard, quand le sort des armes aurait déjà prononcé.

Dès que la guerre parut imminente, l’Angleterre se vit sollicitée par les deux partis. Le 29 juillet le chancelier lui offrit pour prix de sa neutralité « une forte enchère », l’engagement de ne chercher aucun agrandissement territorial aux dépens de la France — du moins sur le continent —, car l’engagement ne s’étendait pas aux colonies. Le gouvernement anglais répondit : « Ce serait pour nous une honte que de passer aux dépens delà France un pareil marché avec l’Allemagne, une honte telle que jamais l’honneur de notre pays ne se laverait de la souillure ». Mais s’il refusait à l’Allemagne toute déclaration de neutralité, il se dérobait encore aux invites pressantes de la France ; le 31 juillet une lettre du président de la République au roi George ne reçut qu’une réponse évasive ; jusqu’au 3 août l’Angleterre ne s’engagea à intervenir que dans le cas d’une agression navale de l’Allemagne dans les eaux françaises. Il ne fallut rien moins pour la décider à entrer dans la guerre, avec toutes ses forces, que la violation de la neutralité belge.

La violation de la neutralité belge

La Prusse, avec les autres grandes puissances, avait contresigné les traités de 1831 et 1839 qui garantissaient la neutralité perpétuelle de la Belgique. Mais la Prusse — et toute l’Allemagne avec elle — professait que la fin justifie les moyens : or, pour écraser rapidement la France, le plus sûr moyen paraissait de l’attaquer par le Nord, en traversant la Belgique. Tel était le plan de l’État-Major allemand que le chancelier Bethmann-Hollweg justifiait en ces termes à la tribune du Reichstag : « Nécessité ne connaît pas de loi. Nos troupes ont peut-être déjà foulé le territoire belge. Cela est contraire au droit des nations… Quand on est aussi menacé que nous et qu’on combat pour ce qu’on a de plus sacré, on s’arrange comme on peut!… » Dès le 1er août les Allemands pénétraient dans le grand duché du Luxembourg dont la neutralité était garantie par la convention de 1867. Le 2 août au soir l’Allemagne somma la Belgique de livrer passage à ses armées ; elle s’attira cette fière réponse : « Le gouvernement belge, en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l’honneur de la nation, en même temps qu’il trahirait ses devoirs vis-à-vis de l’Europe. » Le 4 août les Allemands attaquèrent Liège. Le même jour l’Angleterre déclara la guerre à l’Allemagne : ‘Rien que pour un chiffon de papier! » s’écria Bethmann-Hollweg au cours d’un entretien dramatique avec l’ambassadeur anglais. Toute la mentalité allemande est dans ce mot.

Le sens de la guerre

Par là se révèle aussi la signification profonde de la guerre. De même qu’au temps des guerres médiques, derrière les armées rivales, deux types de civilisation s’affrontaient. L’une la civilisation allemande, apparaissait comme une merveille d’organisation et de discipline collective, un mécanisme supérieurement agencé selon les méthodes scientifiques les plus modernes ; mais son âme même était barbare, et tyranniques étaient les fins qu’elle poursuivait : ne croyant qu’à la force du poing et au droit de la force, sans frein dans ses appétits comme dans son orgueil, elle visait à l’asservissement et à l’exploitation du monde. L’autre, la civilisation occidentale, incarnée par la France et par l’Angleterre, s’était peut-être laissé distancer sous le rapport de l’organisation et du travail scientifique : l’individualisme, parfois excessif, y gênait l’effort collectif : elle n’était pas exempte d’erreurs et de défaillances, mais sa supériorité résidait dans son principe: la liberté. En dépit des déclamations allemandes, la Russie, encore adolescente et mal formée, ne jouait dans ce débat capital qu’un rôle secondaire: la lutte était entre le militarisme allemand et le libéralisme occidental.

Albert Malet et Pierre Grillet, XIXe siècle. Histoire contemporaine (1815-1920), Paris, Hachette, pp. 1062-1081.


Les origines de la guerre dans le livre de 1933

AVANT-PROPOS

Ce livre n’est pas seulement une contribution à l’enquête historique sur les origines de la Guerre ; il répond à une obligation de conscience.

Au retour de la guerre, j’acceptai d’en écrire le récit sommaire dans le cours d’histoire — à l’usage des lycées — qu’Albert Malet, tué à la bataille de l’Artois en 1915, avait laissé inachevé. En supplément au volume de la classe de philosophie-mathématiques, cela fit un gros chapitre de cent quatorze pages, dont dix-huit consacrées aux origines de la guerre. Il me semblait qu’il y avait profit, pour la vérité historique, à ce que ce chapitre fût écrit par un témoin, en vertu de l’axiome, paraphrasé de Pascal et cité par J.-N. Cru : « La guerre seule parle bien de la guerre ».

Pour ce qui est de la guerre elle-même et de son visage réel, mon témoignage était valable, mais pour les origines de la guerre ? C’était le témoignage de « l’homme de la rue », qui ne sait de la réalité que ce que lui apprend son journal, moins que rien. Cette considération ne m’arrêta pas. Aucune considération, alors, n’était capable de m’arrêter. Aucun doute ne m’effleurait l’esprit. Je ne discutais pas, je détenais une certitude ; mes souvenirs, les documents officiels, les démonstrations signées de noms respectés semblaient m’en garantir la solidité.

Cependant l’un des piliers de ma foi ne devait pas tarder à s’effondrer. En ce temps-là (1922-1923), chaque jour nous révélait une fissure nouvelle dans la documentation et, par contre-coup, dans les démonstrations officielles. Dès 1922 (pour la deuxième édition du manuel) il me fallut rectifier une phrase imprudente sur « la mobilisation générale russe, survenant après la mobilisation générale autrichienne ». Sans doute je n’étais pas décidé pour autant à accepter les protestations d’innocence de l’Allemagne. La propagande sans vergogne d’outre-Rhin, et en France les excès d’une polémique injurieuse m’eussent plutôt détourné de la bonne voie, celle du doute méthodique et de la critique des textes, la seule qui convienne à l’historien. Sur ces entrefaites, la réforme des programmes de l’Enseignement secondaire m’imposa une nouvelle tâche et d’autres préoccupations qui m’absorbèrent — sans me laisser le moindre répit — durant sept années consécutives. Quand, à la fin de ce travail, je retrouvai devant moi le problème des origines de la guerre, c’est d’un esprit plus libre, entièrement libre, que je l’abordai, avec la ferme résolution d’effacer mes défaillances antérieures par un violent effort d’objectivité, une rigueur accrue dans l’application des règles de la méthode historique, un refus à toute concession, à toute transaction (avec la vérité reconnue telle). À mes lecteurs de dire si j’y ai réussi.

***

Un dernier mot et un dernier aveu. Il fut un temps où l’on pouvait espérer qu’une tentative de ce genre, une franche explication sur le terrain scientifique, aiderait à dissiper d’amers malentendus, et servirait ainsi (indirectement) la cause du rapprochement des peuples et de la paix. Ce temps-là est passé ; tout passe vite présentement, même l’espoir. D’un pays à l’autre, jamais il n’a été plus malaisé d’établir ou de maintenir le contact entre les hommes de bonne foi et de bonne volonté. Jamais l’heure n’a été moins propice aux libres discussions : vingt ans après 1914, les passions de 1914 flambent encore ; telle frontière passée, la notion même d’objectivité est proscrite. Certes ce n’est pas une raison pour quitter le droit chemin, après qu’on l’a retrouvé : mais la rencontre souhaitée ne s’y produira pas.

Jules ISAAC.

Jules Isaac, Un débat historique. 1914 : le problème des origines de la guerre, Paris, Rieder, 1933, pp. V-VII.


FINALE

Après avoir tant examiné, tant discuté, tant pesé et soupesé tous arguments, l’auteur se pose à lui-même une dernière question : est-ce qu’il y voit plus clair, assez clair pour conclure ?

Cela dépend sur quoi ou sur qui.

Mon propos initial était de discerner la valeur respective des trois synthèses américaines. À cet égard la discussion même fait foi. Elle m’a conduit — bien malgré moi — à mettre hors jeu le terrible Harry Barnes, non parce qu’il est véhément ou que ses thèses heurtent nos préjugés nationaux, mais parce qu’il est téméraire, et d’une extrême fantaisie dans l’application de la méthode historique. M. G. Demartial, son trop généreux préfacier, nous invite à considérer La Genèse de la Guerre mondiale comme « une œuvre dynamique », par opposition à ce qu’il appelle les « œuvres académiques » : dynamique peut-être, historique non pas, pas plus que certaines œuvres « académiques ». L’exploration d’un tel sujet, si vaste et si embroussaillé, requiert un guide plus sûr, plus maître de soi, et néanmoins (ou par cela même) plus assailli de doutes et de scrupules. Considérés de ce point de vue, même les grands ouvrages de Sidney Fay et de Bernadotte Schmitt — bien qu’on leur doive l’estime et qu’ils émanent de maîtres historiens — ne donnent pas toute satisfaction : insensiblement parfois, on y passe de l’hypothèse à l’affirmation, de la probabilité à la certitude, sans délimitation préalable ; — glissement habituel, il est vrai, à la majorité des historiens, allègrement admis quand il s’agit de la Crête minoenne ou de la Francie mérovingienne, plus périlleux (et plus évitable) quand on en vient aux problèmes de l’histoire contemporaine et particulièrement à l’étude des origines de la Guerre. À suivre ces auteurs, tant leur démarche est aisée, élégante et assurée, on éprouve une confiance presque excessive ; on n’aperçoit pas toujours que le terrain parcouru est semé de fondrières, qu’il subsiste encore bien des énigmes, dont la solution peut-être serait susceptible de « modifier sensiblement l’idée d’ensemble que nous pouvons nous faire aujourd’hui [des événements] ». L’enquête documentaire, le prodigieux travail qu’ils ont accompli, inspirent le respect ; osera-t-on leur reprocher de n’avoir pas, dans certains cas, poussé assez loin la critique des textes (et la nécessaire méfiance), pas assez soigneusement distingué le bon grain, trop rare, de l’ivraie qui surabonde ? C’est le défaut presque inévitable des grandes et audacieuses synthèses que n’ont pas précédées en nombre suffisant les monographies critiques. Quant à la règle fondamentale d’objectivité, de multiples confrontations nous ont donné la mesure précise de son application. En dépit de critiques acerbes et manifestement injustes, il faut attribuer la palme à Bernadotte Schmitt : non pas qu’on ne puisse contester — surtout dans la deuxième partie de son travail — certaines indulgences ou certains ménagements qui surprennent ; mais on ne trouvera pour ainsi dire pas un texte essentiel qu’il n’ait cité, pas un fait essentiel qu’il ait omis, escamoté, ou maintenu dans une ombre trop discrète. Et qu’importent les inclinations, les passions même de l’historien, si la passion de la vérité parle plus haut en lui que toutes les autres, s’il est résolu, quoiqu’il lui en coûte, à jouer toujours franc jeu, si loyalement il fournit au lecteur toutes les pièces du procès, donc tous les moyens de se faire par soi-même une opinion ? C’est là le plus sûr critérium de ce qui me paraît être la forme visible, réelle (et seule possible) de l’objectivité : l’honnêteté tout simplement.

***

Chemin faisant, au lieu de se borner à marquer les coups, l’arbitre s’excuse d’être intervenu dans la mêlée. Entraîné par la grandeur du sujet, il n’a pu résister au violent désir de se faire, sur les points les plus controversés, une opinion personnelle. Cette déviation — volontaire — impose-t-elle le devoir de conclure sur le fond ? Je ne tairai pas l’embarras que j’en éprouve, ni le débat qui se livre dans ma conscience : cet embarras même témoigne de l’inextricable complexité du problème, de l’incertitude des solutions proposées. Peu enclin pour ma part à prononcer « le jugement de l’Histoire », je suis tenté de redire aujourd’hui ce que je disais hier : « L’Histoire n’est pas une Cour de cassation (ni de première instance), mais un pauvre petit juge d’instruction perpétuellement occupé à réviser ses dossiers et à recommencer ses enquêtes ». Si copieux qu’ils soient, les dossiers des origines de la Guerre sont encore très incomplets ; des témoignages, des pièces essentielles manquent à l’enquête. C’en est assez pour inciter l’historien à la prudence, et le détourner de toute sollicitation qui ne serait pas d’ordre purement scientifique.

M’accusera-t-on de vouloir esquiver ce que les Allemands appellent la Kriegschuldfrage, la brûlante question des « responsabilités » de la Guerre ? Il me serait aisé de répondre que, du point de vue historique le plus strict, il n’y a pas de question des responsabilités. Mais, de toutes les discussions précédentes, mon opinion, ou plutôt une constatation objective, se dégage assez clairement pour que je n’hésite pas à la formuler (sans plus de finasserie). Les thèses de la responsabilité unilatérale — qu’elles visent les Empires centraux, le groupe franco-russe ou la Triple-Entente — paraissent insoutenables, débordées qu’elles sont par la réalité historique, c’est-à-dire l’ensemble des faits actuellement acquis à l’Histoire. Bon gré mal gré, avec la grande majorité des historiens (bien que le nombre ne fasse rien à l’affaire), il faut consentir au partage (inégal) des responsabilités. À ne considérer que les origines immédiates (limitation d’ailleurs arbitraire et provisoire), le « pouvoir en blanc » des 5-6 juillet, les résolutions austro- hongroises du 19, l’ultimatum du 23, la rupture du 25, le refus opposé le 27 à la proposition d’une conférence, enfin et surtout la déclaration de guerre du 28, suffisent à faire pencher la balance du côté des Empires centraux. C’eût été un miracle que la succession concertée de ces gestes brutaux ne mît pas le feu à l’Europe. Or on ne discerne pas, dans l’autre camp, une bien miraculeuse volonté de paix : quelques gestes ébauchés, sans la foi et sans l’espoir, d’avance les cœurs gagnés à la guerre « inévitable », le « zéle » de M. Paléologue, les hâtives décisions russes, voilà quelle est sa part. Se demandant si « les Puissances centrales ont, en 1914, imposé la guerre » à l’Europe » (c’est-à-dire à la Triple- Entente), M. P. Renouvin conclut : « Après tant de discussions ardentes, la recherche historique répond : oui. » La stricte équité oblige à reconnaître que « l’Europe » n’a pas semblé très récalcitrante. Les Empires centraux lui ont offert délibérément (sinon imposé) la guerre ; elle l’a délibérément acceptée, avec une promptitude dont l’adversaire même fut surpris.

En dernière analyse, avouons-le : un pareil déchaînement ne se résume pas en une ligne (ou en une phrase). Mieux vaut donc s’abstenir de toute formule tranchante, et, pour un tel scrupule, accepter le risque (inévitable) de ne contenter ni les uns ni les autres.

Jules Isaac, Un débat historique. 1914 : le problèmes des origines de la guerre, Paris, Rieder, 1933, pp. 224-228.