Influence de la puissance maritime dans l’histoire selon Mahan (1890)

« GUERRE D’AMÉRIQUE. — Combat naval de New-Port-News, les 8 et 9 mars. — Le Merrimac coulant le Cumberland. » Le Monde illustré, 5 avril 1862.

Alfred Thayer Mahan (1840-1914) est un officier de marine américain. Sorti deuxième de l’Académie navale d’Annapolis (Maryland, 1859), il sert dans la marine de l’Union pendant la guerre de Sécession (1861-1865) et parvient au grade de capitaine de vaisseau en 1885, mais il doit avant tout sa célébrité à son œuvre d’historien et de stratège naval. Son premier livre — The Gulf and Inland Waters, 1883 — traite de l’histoire navale de la guerre civile américaine. Chargé en 1884 d’un enseignement au Collège de guerre navale de Newport (Rhode Island), il publie en 1890 : The Influence of Sea Power upon History (1660-1783). « Le but de cet ouvrage, explique-t-il dans sa préface, est d’examiner l’histoire générale de l’Europe et de l’Amérique au point de vue particulier de l’effet produit sur son cours par la puissance maritime. » La période étudiée court de 1660, « date à laquelle l’ère du vaisseau à voiles, avec ses traits distinctifs, était déjà entamée » à la fin de la guerre d’indépendance des États-Unis. Le but est également « pratique » : « tirer des leçons de l’histoire certaines déductions profitables à notre pays et à notre marine ». Avant d’ouvrir son étude historique par un état de l’Europe en 1660, Mahan réserve un chapitre liminaire à la « discussion des éléments de la puissance maritime ». La « chaîne de puissance maritime », explique-t-il, est constitué de « trois anneaux » : la production intérieure, la marine, les établissements à l’étranger. Or, « de ces trois anneaux, il n’y en a […] qu’un entre les mains des États-Unis ». Il attend par conséquent du gouvernement qu’il constitue une marine de guerre suffisamment puissante, tout en favorisant le développement de la flotte de commerce, sans laquelle la première serait « comme une tige qui, privée de racines, se flétrit rapidement ». Il lui faudrait en outre donner à la marine « des stations pour se réparer et faire du charbon », sans quoi ses navires de combat seraient « en temps de guerre, comme des oiseaux de terre, incapables de voler loin du rivage ». La même année 1890, le onzième recensement marque la fin de la frontière. Les États-Unis se tournent désormais vers l’Océan, le regardant comme une nouvelle frontière. On trouvera ci-après des extraits du chapitre premier, dans sa première traduction française — Influence de la puissance maritime sur l’histoire —, celle d’Émile Boisse (1848-1926), capitaine de frégate. Publiée en feuilleton, de mai 1894 à août 1896, dans la Revue maritime et coloniale — devenue Revue maritime en 1896 —, elle est reprise en volume en 1899 sous le titre : Influence de la puissance maritime dans l’histoire.


CHAPITRE PREMIER

DISCUSSION DES ÉLÉMENTS DE LA PUISSANCE MARITIME

Caractère de la mer. — Au point de vue politique et social, le caractère de la mer qui frappe tout d’abord, et de la manière la plus évidente, est celui d’une immense route publique, ou mieux peut-être d’une grande étendue de terrain banal, sur laquelle les hommes peuvent passer dans tous les sens. Quelques voies bien tracées montrent, en outre, que, pour des raisons majeures, le passage se fait dans certaines directions, choisies de préférence aux autres. — Ces directions portent le nom de routes commerciales ; et leur tracé a été déterminé par des raisons que l’on trouverait dans l’histoire du monde.

Avantages du trafic par eau. — En dépit des dangers connus ou inconnus de la mer, les voyages et le trafic ont toujours été plus faciles et à plus bas prix par eau que par terre. La grandeur commerciale de la Hollande, par exemple, fut due certainement à sa marine, mais aussi à ses nombreuses voies de communication en eau tranquille. Elle avait, par là, un accès facile et peu coûteux, au sein de son propre territoire et de l’Allemagne. — Cet avantage du transport par eau était bien plus marqué, il y a deux cents ans, qu’aujourd’hui. — À cette époque, les routes étaient aussi rares que mauvaises, les guerres étaient fréquentes et la société troublée. Le commerce par mer, bien qu’exposé à devenir la proie des voleurs, était néanmoins plus sûr et plus rapide que par terre. — Un écrivain hollandais de ce temps, pesant les chances qu’avait son pays dans une guerre avec l’Angleterre, remarquait, entre autres choses, que les voies de communication par eau de l’Angleterre ne pénétraient pas assez loin dans l’intérieur du pays. Conséquemment, et par suite du mauvais état des chemins, les marchandises ne pouvaient aller que par mer, d’une province du royaume à une autre ; elles étaient, dans le trajet, exposées à être prises. — En ce qui concerne le commerce purement intérieur, ce danger a aujourd’hui généralement disparu. La plupart des contrées civilisées ne seraient maintenant qu’incommodées par la suppression du trafic côtier, bien que le transport par eau soit encore le moins coûteux. Sans remonter au delà des guerres de la première République française et du premier Empire, ceux qui sont familiarisés avec l’histoire de cette période et avec les documents maritimes assez insignifiants qui ont éclos autour d’elle, savent avec quelle fréquence il est fait mention de convois se glissant le long de la côte française. Et cependant, les croiseurs anglais pullulaient sur mer, et la terre offrait de bonnes routes.

Origines de la marine de commerce. — Mais, actuellement, le commerce intérieur ne représente qu’une partie des affaires d’une contrée touchant à la mer. Objets de nécessité ou de luxe sont apportés de l’étranger dans ses ports, soit par ses bâtiments, soit par ceux d’autres nations. — Les navires repartent chargés des produits du pays, fruits de la terre ou du travail de l’homme, et chaque nation ambitionne de voir faire ce trafic sous son propre pavillon. Il faut à ces bâtiments, qui vont et viennent, des ports sûrs, où ils puissent retourner ; il leur faut aussi, autant que possible, la protection de leur pays pendant toute la durée de la traversée.

Origines et raison d’être de la marine de guerre. — Ce sont les navires de guerre qui, en temps d’hostilités, ont la charge de protéger le commerce. La nécessité de la marine, dans le sens restreint de bâtiments de guerre, naît donc de l’existence de la marine marchande. Elle disparaît avec elle, sauf dans le cas d’une nation qui, ayant des visées agressives, entretient une marine comme faisant partie de sa force militaire.

Les États-Unis n’ont, pour le moment, aucune intention agressive, et leurs bâtiments de commerce ont disparu. La décadence de leur marine de guerre, le peu d’intérêt qui s’y attache s’ensuivent avec une logique rigoureuse.

Quand, pour une raison quelconque, le commerce par mer redeviendra rémunérateur, l’intérêt qu’il inspirera reprendra assez d’importance pour entraîner la reconstitution de la flotte de guerre. Peut-être aussi, la tendance agressive sera-t-elle assez forte pour produire le même résultat, le jour où le projet de canal à travers l’isthme central paraîtra près d’être réalisé. Cela est cependant douteux, parce que la prévoyance n’est pas l’attribut d’une nation pacifique, aimant le gain. — Or, il faut de la prévoyance, de nos jours surtout, pour être militairement prêt aux événements.

Origines des colonies. — Quand une nation envoie loin de ses rives des bâtiments destinés à faire la guerre et le négoce, le besoin ne tarde pas à se faire sentir de points sur lesquels les navires puissent compter pour faire pacifiquement des échanges, pour se réfugier et s’approvisionner. De nos jours, on trouve sur toute la surface du globe des ports amis, bien qu’étrangers. Tant que dure la paix, ils servent d’abri, et cela suffit. — Il n’en fut pas toujours ainsi ; et, bien que les États-Unis aient eu la chance de jouir de longues années de tranquillité, la paix ne dure pas toujours. — Le marchand du temps jadis cherchait à trafiquer dans des régions nouvelles et inexplorées. Il réalisait des bénéfices en exposant sa vie et sa liberté chez des peuples soupçonneux et hostiles, où le soin de rassembler un chargement complet et rémunérateur le retenait longtemps. Instinctivement donc, il chercha à l’extrémité de sa route commerciale une ou plusieurs stations à acquérir de gré ou de force, où il pût se fixer par lui-même ou par ses agents, et trouver une sécurité raisonnable. De plus, ses bâtiments devaient être en sûreté pendant leur séjour dans ces stations. Enfin, il fallait que les produits échangeables du pays s’y puissent rassembler sans cesse, en attendant l’arrivée de la flotte chargée de les porter à la mère patrie. Si le risque était grand dans ces premiers voyages, les bénéfices étaient immenses ; aussi, vit-on les établissements se multiplier et s’accroître, jusqu’à devenir des colonies.

Leur développement et leur prospérité ultérieures dépendaient de la nation qui les fondait. Le récit de ce développement forme une grande partie de l’histoire du monde, en particulier de son histoire maritime. Toutes les colonies n’eurent pas l’origine et l’accroissement simples et naturels que nous venons de décrire. Plusieurs furent artificielles, purement politiques dans leur conception et dans leur fondation, actes de gouvernements plutôt que de particuliers ; mais le comptoir, avec son expansion subséquente, créé simplement par l’aventurier en quête de bénéfices, était, par sa raison d’être et son essence, de même nature que la colonie, dont la laborieuse organisation avait été l’objet d’une charte. Dans les deux cas, la mère patrie avait pris pied sur une terre étrangère, cherchant un débouché pour ce qu’elle avait à vendre, une nouvelle sphère pour ses armements, de nouvelles occupations pour ses habitants, plus de richesse et de bien-être pour elle-même.

Origines des stations autres que les colonies. — Le commerce avait d’autres besoins que celui de trouver la sécurité à l’extrémité de sa route. Les traversées étaient longues et dangereuses, les mers souvent sillonnées d’ennemis. Au temps de la plus grande activité du mouvement de colonisation, il régnait sur mer une anarchie, dont le souvenir même est perdu aujourd’hui ; les jours où les nations maritimes pouvaient compter sur une paix bien assise étaient rares et largement espacés. — De là naquit le besoin de stations intermédiaires, comme le cap de Bonne-Espérance, Sainte-Hélène, Maurice, destinées d’abord, non au commerce, mais à la guerre, et à servir d’abri ; — ainsi s’explique encore le désir de posséder des postes comme Gibraltar, Malte, Louisbourg, à l’entrée du Saint- Laurent. L’importance de ceux-ci était surtout stratégique, sans exclure forcément toute autre valeur. — Colonies et postes coloniaux étaient tantôt commerciaux, tantôt militaires ; il était exceptionnel que la même position fût également précieuse aux deux points de vue. — New-York était dans ce cas.

Influences qui ont développé les marines ; développement naturel. — L’explication de la plus grande partie de l’histoire et de la politique des peuples riverains de la mer, se trouve dans trois faits : production, d’où nécessité d’échanger les produits ; navigation, par laquelle se font les échanges ; colonies, qui facilitent, élargissent les opérations maritimes et les protègent en multipliant les abris. — La politique a varié avec la tendance des époques, avec le caractère et la clairvoyance des gouvernants. Mais ce ne sont pas l’habileté et la prévoyance des gouvernements qui ont déterminé l’histoire des peuples maritimes. Ce sont plutôt les conditions de position, d’étendue, de configuration, de nombre et de caractère de leur population, en un mot, les conditions que l’on appelle naturelles.

Développement artificiel. — Il faut admettre cependant, et on le verra, qu’à certaines époques quelques individualités ont, par la sagesse ou la sottise de leur conduite, exercé une grande influence et modifié le développement de la puissance maritime. Nous appliquons cette expression dans son sens le plus large, non seulement à la force militaire flottante qui fait la loi sur mer par les armes, mais aussi au commerce pacifique, à la navigation. Ces derniers seuls peuvent faire naturellement éclore une marine militaire vigoureuse et lui servir de base inébranlable.

Conditions affectant la puissance maritime. — Les principales conditions affectant la puissance maritime des peuples peuvent s’énumérer comme suit : I. Position géographique ; II. Conformation physique, y compris et en découlant les productions naturelles et le climat ; III. Étendue territoriale ; IV. Nombre d’habitants ; V. Caractère de la population ; VI. Caractère du gouvernement, en y comprenant les institutions nationales.

I. POSITION GÉOGRAPHIQUE. — Position insulaire. — Nous remarquerons, tout d’abord, que, si un État est situé de manière à n’être ni forcé à se défendre, ni poussé à s’étendre du côté de terre, toutes ses aspirations seront dirigées vers la mer. Cette unité de tendances lui donne un avantage sur un autre État dont les frontières seraient continentales.

[…]

II. CONFORMATION PHYSIQUE. La description des traits particuliers de la côte du Mexique auxquels nous venons de faire allusion serait mieux à sa place dans le chapitre traitant de la conformation physique d’un pays. Nous avons classé ce chapitre le second dans la discussion des conditions qui affectent le développement de la puissance maritime. Le moment est donc venu de le traiter.

Conformation du rivage. — Le rivage de la mer est une des frontières d’un pays maritime. Plus sera facile l’accès que donnera la frontière à la région au delà, plus sera grande la tendance des habitants à se servir d’elle pour leurs relations avec le reste du monde. Une contrée qui aurait un long développement de côtes, mais sans ports, ne pourrait avoir par elle-même ni commerce, ni navires, ni marine. Tel était, en fait, le cas de la Belgique, quand elle était une province espagnole et autrichienne. Les Hollandais avaient, en 1648, après une guerre heureuse, imposé comme condition de paix la fermeture de l’Escaut au commerce maritime. Le port d’Anvers étant ainsi consigné, le commerce que la Belgique aurait pu faire par mer allait en Hollande. Les Pays-Bas espagnols cessaient dès lors d’être une puissance navale.

Nécessité de fortifier les ports. — Des ports nombreux et profonds sont une source de force et de richesse ; surtout s’ils sont les débouchés de fleuves navigables, car les produits du commerce intérieur s’y concentrent alors très aisément. Mais cette facilité d’accès devient une source de faiblesse, si leur défense n’est pas sérieusement organisée. En 1667, les Hollandais remontèrent la Tamise sans difficulté, et brûlèrent, en vue de Londres, une grande partie de la flotte anglaise. Quelques années plus tard, au contraire, les escadres combinées de France et d’Angleterre, essayant d’opérer un débarquement en Hollande échouèrent, grâce aux difficultés de la côte, autant qu’à la valeur des marins hollandais. — En 1778, l’hésitation de l’amiral français empêcha seule New-York d’échapper aux Anglais pris au dépourvu. Ils auraient en même temps perdu la libre disposition de l’Hudson, où ils régnaient en maîtres. Par la possession de ce fleuve, la Nouvelle-Angleterre aurait recouvré une communication rapide et sûre avec New-York, New-Jersey et la Pennsylvanie. Un tel avantage, suivant de si près le désastre de Burgoyne survenu l’année précédente, eût probablement forcé les Anglais à traiter plus tôt de la paix. Le Mississipi est pour les États-Unis une source féconde de richesse et de force ; cependant les faibles défenses de son embouchure, le nombre de ses tributaires pénétrant dans l’intérieur du pays, en firent une source de faiblesse pour la Confédération du Sud. — Enfin, en 1814, l’occupation de la Chesapeake et la destruction de Washington mirent rudement en évidence les dangers que de- viennent les voies de communication par eau les plus imposantes, lorsque leurs approches ne sont pas défendues. Cette leçon est assez récente pour être présente aux esprits, et cependant, à voir l’état actuel de la défense des côtes, ne paraît-elle pas oubliée avec une étrange facilité ? Et que l’on ne pense pas que les conditions soient changées. Les circonstances, les détails de l’attaque et de la défense ont été modifiés de nos jours, aussi bien qu’autrefois, mais les conditions générales en restent les mêmes.

Avant et pendant les guerres de Napoléon, la France n’avait à l’est de Brest aucun port capable de recevoir des vaisseaux de ligne. Quel n’était pas l’avantage de l’Angleterre possédant dans la même zone deux grands arsenaux, Plymouth et Portsmouth, sans compter les autres ports de refuge et d’approvisionnement. Les travaux faits à Cherbourg ont, depuis lors, remédié à cette situation.

Autres conditions physiques. — Richesse du sol, climat, etc. En outre des contours de la côte qui donnent facilement accès à la mer, il y a d’autres conditions physiques propres à entraîner les peuples vers la mer ou à les en détourner. La France, manquait, il est vrai, de ports militaires dans la Manche ; mais elle avait sur cette mer, sur l’Océan et dans la Méditerranée des havres excellents, bien situés pour le trafic avec l’étranger, et placés à l’entrée de grands fleuves, ce qui devait développer le commerce intérieur. Cependant, après que Richelieu eut mis fin à la guerre civile, les Français ne s’adonnèrent pas au métier de marin avec l’entrain et le succès des Anglais et des Hollandais. La principale raison en était, dit-on, dans les conditions physiques faisant de la France un séjour enchanteur, jouissant d’un climat délicieux et produisant plus que le nécessaire à ses habitants. L’Angleterre, d’autre part, maltraitée par la nature, n’avait que peu de chose à exporter, jusqu’au moment où ses manufactures se furent développées. Ses habitants furent poussés vers l’extérieur par de nombreux besoins, qui se combinaient avec une infatigable activité, et d’autres conditions favorables aux entreprises maritimes. — Ils trouvèrent loin de la mère patrie, des terres plus riches, des résidences plus agréables. Leurs besoins et leur génie en firent d’un côté des marchands et des colons, d’un autre côté des manufacturiers et des producteurs. — Or le lien indispensable entre les producteurs et les colons est le navigateur. Par là s’accrut la puissance maritime anglaise. — Mais si l’Angleterre était poussée vers la mer, la Hollande était précipitée vers elle. Sans la mer, l’Angleterre languissait, la Hollande mourait.

[…]

III. ÉTENDUE DU TERRITOIRE. Des conditions affectant le développement d’une nation, en tant que puissance maritime, et relatives au pays lui-même, à part du peuple qui l’habite, l’étendue territoriale est la dernière. Quelques lignes, relativement courtes, suffiront à l’étudier.

Ce qu’on entend par étendue territoriale. — En ce qui affecte le développement de la puissance navale, il ne faut pas considérer seulement le nombre de milles carrés que contient un pays, mais la longueur de ses côtes et la nature de ses baies. Et nous dirons à ce sujet que, les conditions géographiques et physiques étant les mêmes, l’étendue des côtes est une source de force ou de faiblesse, suivant que la population est nombreuse ou clairsemée.

Densité de la population. — En cela, une contrée ressemble à une forteresse ; la garnison doit être proportionnée au développement de l’enceinte. Un exemple récent et connu en a été donné dans la guerre de la sécession. La grande longueur des côtes des États du Sud, leurs baies nombreuses auraient été les éléments d’une force considérable, si la population de ces États avait été aussi nombreuse que guerrière, si leur marine avait été en rapport avec leurs autres ressources comme puissance maritime.

[…]

IV. NOMBRE D’HABITANTS. — Nous avons examiné l’effet des conditions dans lesquelles la nature a placé un pays. — Nous avons à étudier l’influence des traits caractéristiques de sa population sur le développement de sa marine. Nous considérerons le chiffre de cette population en premier lieu, à cause de sa relation avec l’étendue territoriale dont nous venons de parler. — À propos du territoire, nous avons dit qu’il ne fallait pas considérer, comme influençant la puissance maritime, le nombre de milles carrés, mais la longueur et le caractère de la côte.

Ce qu’on entend par population. — De même, pour la population, ce n’est pas le total qu’il faut compter, mais seulement le chiffre des habitants vivant sur mer, ou tout au moins aptes à être utilisés à bref délai sur les navires et pour la construction du matériel naval.

[…]

V. CARACTÈRE NATIONAL. — Nous allons maintenant considérer l’effet du caractère et des aptitudes d’un peuple sur le développe- ment de sa puissance navale.

Disposition au négoce. — Si la puissance navale est réellement basée sur un commerce étendu et pacifique, l’aptitude au négoce doit être un caractère distinctif des nations qui, à une époque ou à une autre, ont dû leur grandeur à la mer. L’histoire prouve que cela est vrai, et presque sans exceptions. Sauf les Romains, il n’y a pas d’exemple marquant du contraire.

Appât du gain. — Tous les hommes recherchent le gain et, plus ou moins, aiment l’argent ; mais la manière de rechercher le gain aura un effet sensible sur les fortunes commerciales et sur l’histoire des habitants d’un pays.

Effet produit suivant la manière de rechercher le gain. — Si nous devons en croire l’histoire, la manière dont les Espagnols et leurs alliés par le sang, les Portugais, cherchèrent la richesse, non seulement imprima une tache au caractère national, mais encore fut fatale au développement d’un commerce prospère et conséquemment aux industries qui alimentent le commerce, à la richesse nationale elle-même, objet de ces poursuites mal dirigées. Le désir du bénéfice devint, chez eux, une fureur d’avarice. Tandis que la découverte du Nouveau Monde donnait un si grand élan au développement maritime et commercial des contrées de l’Europe, Espagnols et Portugais cherchèrent dans ces régions vierges, non de nouveaux champs d’industrie, ni la saine excitation des découvertes et des aventures, mais l’or et l’argent. Ils avaient de nombreuses et grandes qualités ; ils étaient hardis, entreprenants, sobres, enthousiastes, savaient supporter les souffrances et faisaient preuve d’un attachement très vif à leur patrie.

Décadence de l’Espagne. — À ces qualités s’ajoutaient, pour l’Espagne, les avantages de la position et de ports admirablement placés. De plus, elle fut la première à occuper de grandes et riches portions du Nouveau Monde où elle resta longtemps sans compétiteurs. Enfin, un siècle après la découverte de l’Amérique, elle était encore à la tête des États de l’Europe. Ne devait-on pas s’attendre à la voir se placer, grâce à tout cela, au premier rang des puissances maritimes ? Ce fut exactement le contraire qui arriva, tout le monde le sait. Depuis la bataille de Lépante, en 1571, aucune victoire navale ne brille sur les pages de l’histoire d’Espagne, bien qu’elle ait pris part à beaucoup de guerres ; et le déclin de son commerce explique suffisamment la lamentable et quelquefois ridicule inaptitude qui se remarquait sur les ponts de ses navires de guerre.

[…]

VI. CARACTÈRE DU GOUVERNEMENT. Dans la discussion de l’effet produit par le Gouvernement et les institutions sur le développement du pouvoir maritime, nous devrons éviter la tendance à philosopher à perte de vue, concentrer notre attention sur les causes évidentes et immédiates, ainsi que sur leurs résultats directs, sans scruter trop profondément, à la recherche d’influences indirectes et tirées de loin. Néanmoins, il nous faut noter que certaines formes de Gouvernement, avec les institutions qui les accompagnent et les caractères des gouvernants, à une époque ou à une autre, ont exercé une très grande influence sur le développement de la puissance maritime. Les divers traits d’un pays et de ses habitants, qui ont été considérés jusqu’à présent, constituent les éléments naturels, avec lesquels une nation, comme un homme, commence sa carrière. À son tour, la conduite du Gouvernement correspond à l’exercice de la faculté de volonté ; celle-ci, suivant qu’elle est sage, énergique, persévérante, ou le contraire, provoque le succès ou l’insuccès de la vie d’un homme ou de l’histoire d’un peuple. Il semble probable qu’un Gouvernement, en pleine communauté de tendances avec son peuple, devrait favoriser à tous égards sa prospérité ; et, en ce qui concerne la puissance maritime, les plus brillants succès ont été acquis sous l’intelligente direction de pouvoirs imbus de l’esprit du peuple et conscients de la tournure de son caractère. On a le plus de chances d’avoir de tels gouvernements, lorsque la volonté du peuple ou de ses représentants naturels les plus autorisés, contribue largement à les constituer. Cependant, ces autorités librement choisies, se sont quelquefois montrées impuissantes, tandis que, d’autre part, un pouvoir despotique, manié avec jugement et esprit de suite, a créé parfois un grand commerce maritime et une brillante marine, plus promptement que n’auraient pu le faire les efforts plus lents d’un peuple libre. — La difficulté, dans ce cas, est d’assurer la continuité d’action après la mort du personnage qui détient le pouvoir.

[…]

« Influence de la puissance maritime sur l’histoire (1660-1783) », The Influence of Sea Power upon History (1660-1783) by Captain A. T. Mahan, United States Navy, London, Sampson Low, 1 vol. in-8o, s. d., trad. Émile Boisse, Revue maritime et coloniale, tome CXXI, Paris, 1894, pp. 497-543.

Bibliothèque diplomatique numérique


France. — La France, admirablement placée comme puissance maritime, avait reçu de deux grands maîtres, Henri IV et Richelieu, la politique bien définie qui devait guider son Gouvernement. À certains projets d’extension territoriale vers l’Est se joignait la pensée de résister constamment, d’une part, à la maison d’Autriche, qui, alors, gouvernait l’Autriche et l’Espagne ; d’autre part, sur mer et avec la même énergie, à l’Angleterre. — Pour favoriser ce dernier dessein, et aussi pour d’autres raisons, il fallait rechercher l’alliance hollandaise. Il fallait encourager le commerce et la pêche, et sur ces bases, édifier une marine militaire. Dans ce qu’il appelait son testament politique, Richelieu avait fait ressortir les moyens de perfectionner sa puissance maritime, qu’offraient à la France sa position et ses ressources. Aussi, les écrivains français le considèrent-ils comme le vrai fondateur de la marine, non pas seulement parce qu’il arma des navires, mais plutôt à cause de la largeur de ses vues et des mesures qu’il prit pour assurer par de saines institutions une prospérité toujours croissante. Après sa mort, Mazarin hérita de ses projets et de sa politique générale, mais non de son esprit aussi élevé que martial ; et, sous sa direction, la marine, à peine éclose, disparut. Lorsque Louis XIV prit en mains le Gouvernement, en 1661, la France n’avait que trente bâtiments de guerre, et trois d’entre eux seulement portaient soixante canons. Alors commença une éclatante manifestation de ce que peut faire un Gouvernement absolu, méthodiquement dirigé par une haute capacité.

Œuvre de Colbert. — La partie de l’administration, relative au commerce, aux manufactures, à la navigation et aux colonies, fut confiée à un homme d’un grand génie pratique, Colbert, qui, ayant servi sous Richelieu, était pleinement imbu de ses idées et de sa politique. Il poursuivit ses desseins avec une ardeur vraiment française. Tout était à créer ; dans le cabinet du ministre était le ressort qui devait tout mettre en mouvement. « Organiser les producteurs et les marchands comme une puissante armée, soumise à une direction active et intelligente, de manière à assurer à la France une victoire industrielle par l’ordre et par l’unité des efforts, de manière aussi à obtenir les meilleurs produits, en imposant aux ouvriers les procédés reconnus les plus parfaits par les hommes compétents… Organiser les matelots, mettre le commerce lointain, aussi bien que les manufactures et le commerce intérieur, aux mains de grandes Compagnies ; donner comme appui, à la puissance commerciale de la France une marine établie sur une base solide et de proportions jusque-là inconnues. » — Telles étaient, nous dit-on, les vues de Colbert, en ce qui regarde deux des trois anneaux qui forment la chaîne du pouvoir maritime. Pour le troisième, les colonies à l’extrémité des voies de communications, — la même direction, la même organisation gouvernementale étaient évidemment projetées, car le Gouvernement commença par racheter le Canada, Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse et les îles françaises des Indes occidentales aux Compagnies qui les possédaient alors. On voit donc ici un pouvoir purement absolu, sans contrôle, rassemblant dans ses mains toutes les rênes pour diriger la nation dans sa course, et la dirigeant de telle sorte qu’il en résulte, entre autres choses, un grand pouvoir maritime.

Il n’est pas dans notre cadre d’entrer dans les détails de l’action de Colbert. Il nous suffit de remarquer le rôle capital, joué par le Gouvernement dans l’édification du pouvoir maritime de l’État. Notons aussi que ce très grand ministre ne porta pas son attention seulement sur l’une des bases de ce pouvoir, à l’exclusion des autres, mais qu’il les embrassa toutes dans sa sage et prévoyante administration. — L’agriculture, qui augmente les produits de la terre, et les manufactures qui multiplient les produits de l’industrie humaine ; les routes commerciales intérieures et les règlements qui facilitent l’échange des produits de l’intérieur à l’extérieur ; les ordonnances sur la navigation et les douanes, tendant à faire passer le transport des marchandises aux mains des Français, ainsi encouragés à construire les navires qui emportent les produits nationaux et rapportent les produits coloniaux ; l’administration et le développement des colonies par où un marché lointain s’accroît continuellement pour être monopolisé par le commerce de la métropole ; les traités avec divers États, favorisant le négoce français, tandis que les droits sur les navires et produits étrangers tendaient à ruiner celui des nations rivales, — tous ces moyens, embrassant d’innombrables détails, furent employés pour doter la France de : 1o production ; 2o marine de commerce ; 3o colonies et marchés. — En un mot, de puissance maritime. Une telle œuvre, quand elle est réalisée par un seul homme, esquissée par une sorte de procédé logique, s’offre à l’étude sous une forme plus simple et plus facile à saisir que lorsqu’elle est lentement élaborée par des intérêts opposés les uns aux autres, sous un gouvernement plus complexe. Dans les quelques années de l’administration de Colbert nous voyons toute la théorie de la puissance maritime traduite en faits, à la manière française, systématique et centralisatrice, tandis que la mise en œuvre de la même théorie dans l’histoire de l’Angleterre et de la Hollande est partagée entre des générations. — Cependant, une telle prospérité était forcée, et dépendait de la durée du pouvoir absolu qui veillait sur elle. Comme Colbert n’était pas roi, son pouvoir cessa lorsqu’il perdit la faveur royale. Le point le plus intéressant reste à noter, à savoir le résultat de ses travaux dans le champ propre de l’action gouvernementale, la marine de guerre. — Nous avons dit que, en 1661, lorsqu’il prit le ministère, la France avait en tout 30 bâtiments armés, dont 3 seulement avaient 60 canons. En 1666, le nombre de navires était de 70, dont 50 de ligne et 20 brûlots ; en 1671 il s’élevait jusqu’à 196. En 1683, on comptait 107 bâtiments portant de 24 à 120 canons ; — 12 d’entre eux avaient plus de 76 pièces. En outre, il y avait un grand nombre de plus petits navires. L’ordre et la méthode introduits dans les arsenaux les rendaient bien plus productifs que les arsenaux anglais.

[…]

Fragilité de l’œuvre de Colbert. — Cependant, toute cette merveilleuse prospérité, éclose comme par force, sous l’action du Gouvernement, se flétrit comme « la gourde de Jonas », dès que fut retirée la faveur gouvernementale. Ses racines n’eurent pas le temps de s’enfoncer profondément dans la partie vitale de la nation. L’œuvre de Colbert était directement inspirée par la politique de Richelieu, et, pendant quelque temps, on put croire à la continuation de la série d’actes qui devaient donner à la France la grandeur sur mer, aussi bien que la prédominance sur terre. Pour des raisons qu’il n’est pas encore nécessaire de donner, Louis XIV conçut contre la Hollande une vive inimitié ; Charles II la partagea, et les deux rois résolurent la destruction des Provinces-Unies. La guerre qui en résulta, en 1672, était, certes, plus contre nature de la part de l’Angleterre, mais elle était une bien plus grosse faute pour la France, surtout en ce qui regarde la puissance maritime. La France aidait à détruire son alliée probable, certainement indispensable ; l’Angleterre contribuait à ruiner la nation qui était sa plus grande rivale sur mer, et dont le commerce était encore, à cette époque, supérieur au sien. La France chancelait sous le poids de sa dette et du complet désordre de ses finances, lorsque Louis monta sur le trône. En 1672, elle commençait à peine, grâce aux réformes de Colbert et à leur très heureux résultat, à voir devant elle une route débarrassée d’obstacles. La guerre, prolongée pendant six ans, ne laissa subsister que bien peu de cette œuvre. La classe des agriculteurs, les manufactures, le commerce et les colonies, tout fut atteint ; les établissements de Colbert languirent, et l’ordre qu’il avait établi dans les finances fut profondément troublé. — Ainsi, la conduite de Louis XIV, — et il était, à lui seul, le Gouvernement dirigeant de la France, — déracina les éléments de sa puissance maritime et indisposa le meilleur de ses alliés sur mer.

Déclin de la puissance navale française. — Le territoire et la puissance militaire de la France furent accrus ; mais les ressorts du commerce d’une marine pacifique avaient été brisés en même temps. La marine militaire avait, il est vrai, conservé, pendant quelques années, sa splendeur et sa force ; mais bientôt elle commença à décliner, et, à la fin du règne, elle était, en fait, anéantie. La même politique erronée, en ce qui touche les choses de la mer, marqua le reste de ce règne de cinquante-quatre ans. Le roi ferma obstinément les yeux aux intérêts maritimes de la France et ne voulut s’occuper que des bâtiments de combat. Il ne put ou ne sut pas voir que ces derniers avaient peu d’utilité et une existence bien précaire, si leurs soutiens naturels, la marine marchande et l’industrie, venaient à périr. Sa politique, visant à la suprématie en Europe par la force militaire et l’extension du territoire, rendit nécessaire, entre l’Angleterre et la Hollande, une alliance, dont les conséquences furent, nous l’avons dit, de chasser immédiatement de la mer les flottes françaises et de saper indirectement le pouvoir maritime de la Hollande. La marine de Colbert périt et, pendant les dix dernières années de la vie de Louis XIV, bien que la guerre continuât sur mer, aucune escadre française n’y prit part. Ainsi fut mise en évidence, grâce à la simplicité des rouages de la monarchie absolue, la grande influence que peut exercer le Gouvernement sur la prospérité ou la décadence de la puissance maritime. Les dernières années de la vie de Louis XIV furent donc témoins du déclin de la puissance navale, causé par l’affaiblissement des éléments qui lui servent de bases : le commerce et la richesse qu’il procure.

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Laissons maintenant de côté les leçons de l’histoire, et revenons à la question générale de l’influence du Gouvernement sur la carrière maritime de la nation. De ce que nous avons dit, il faut conclure que cette influence peut s’exercer de deux manières distinctes, mais étroitement liées entre elles.

D’abord, en temps de paix : le Gouvernement, par sa politique, peut favoriser le développement naturel de l’industrie et les tendances du peuple à chercher sur mer aventures et profits ; il peut encore si ces qualités n’existent pas à l’état inné, chercher à les faire naître ; ou, au contraire, par une action mal dirigée, Il peut enrayer, entraver les progrès que le peuple abandonné à lui-même aurait faits. Dans l’un et l’autre cas, l’influence gouvernementale sera sensible, soit pour édifier, soit pour détruire la puissance maritime du pays par l’intermédiaire du commerce, dans lequel seul, nous ne saurions trop le redire, une marine de guerre réellement forte trouvera une base solide.

En second lieu, en temps de guerre l’influence du Gouvernement s’exercera de la manière la plus légitime, par l’entretien d’une marine de guerre proportionnée à l’importance du commerce et des intérêts qui lui sont liés. Les institutions qui régissent cette marine importent encore plus que sa force. Elles doivent favoriser le courage et l’activité, pourvoir en temps de guerre à l’augmentation rapide des escadres par des réserves suffisantes en hommes et en bâtiments, et aussi par la mise en valeur de cette puissance que nous avons signalée comme une réserve générale, en parlant du caractère et des occupations des habitants d’une contrée. Incontestablement cette préparation à la guerre doit comprendre l’entretien de stations navales appropriées, dans les diverses parties du globe où les bâtiments de guerre auront à suivre les navires marchands. La protection de ces stations sera confiée, soit à une force militaire comme à Gibraltar et à Malte, soit au dévouement des populations environnantes. Telles furent autrefois les colonies anglaises d’Amérique ; telles sont, il faut le croire, les colonies australiennes. Cette amitié effective des populations, jointe à une force et à des approvisionnements militaires raisonnables, constitue la meilleure des défenses, et combinée avec une prépondérance maritime incontestée, elle garantit la sécurité d’un empire embrassant comme celui des îles Britanniques des provinces étendues et éparses. Car, s’il est vrai qu’une attaque soudaine peut causer un désastre sur un point, la supériorité sur mer empêche ce désastre de devenir général, irrémédiable. Cela est suffisamment prouvé par l’histoire. L’Angleterre a établi ses bases navales dans toutes les parties du monde. Ses flottes ont en même temps protégé ses stations, maintenu ouvertes leurs communications entre elles, et usé des ressources qu’elles leur offraient.

Influence des colonies sur la puissance maritime. — L’attachement des colonies à la mère patrie est, on le voit, le meilleur moyen de consolider au loin la puissance maritime d’un pays. Durant la paix, le Gouvernement cherchera donc à développer un attachement sincère, une communauté d’intérêts telle que le bien-être ou la querelle de l’un soit le bien-être ou la querelle de l’autre. Durant la guerre, ou plutôt en vue de la guerre, il prendra telles mesures d’organisation militaire et défensive qui paraissent à tous une équitable répartition des charges destinées à produire pour chacun une part des bénéfices.

Les États-Unis n’ont et n’auront probablement pas des colonies comme celles dont nous parlons.

États-Unis. — Leur faiblesse maritime. — Quant à ce qui est du sentiment de leur population au sujet des établissements pure- ment militaires, on en trouvera une expression exacte, selon toute vraisemblance, dans ce qu’un historien maritime anglais disait de Gibraltar et de Port-Mahon, il y a cent ans : « Les gouvernements militaires sont si contraires à l’esprit d’industrie d’un peuple commerçant, ils répugnent tellement par eux-mêmes au génie du peuple britannique, que je ne saurais être surpris de voir des hommes de bon sens dans tous les partis incliner à les abandonner, comme on a abandonné Tanger ». Les États-Unis n’ont pas d’établissements coloniaux ou militaires à l’étranger. Leurs navires de combat seront donc, en temps de guerre, comme des oiseaux de terre, incapables de voler loin du rivage. Leur procurer des stations pour se réparer et faire du charbon serait le premier devoir d’un gouvernement désireux d’accroître sa puissance maritime.

Le but pratique de nos recherches est de tirer des leçons de l’histoire certaines déductions profitables à notre pays et à notre marine. Il convient donc maintenant de nous demander jusqu’à quel point les États-Unis sont exposés à des dangers sérieux et ont besoin de l’action gouvernementale pour reconstituer leurs forces navales. Nous pouvons dire sans exagération que, depuis la guerre civile et jusqu’à aujourd’hui, la direction gouvernementale s’est fait sentir seulement en faveur de ce que nous avons appelé le premier anneau de la chaîne de la puissance maritime.

Préoccupation des Américains de développer leurs ressources intérieures. — Développement des ressources intérieures, production assez considérable pour que nous puissions nous targuer de nous suffire à nous-mêmes, tel a été le but visé, tel dans une certaine mesure le résultat obtenu. En cela le Gouvernement a loyalement cédé au courant des éléments qui prédominent dans le pays, bien qu’il ne soit pas toujours facile, même dans un pays libre, de se rendre compte de l’orientation de ces éléments. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas de colonies, et on conviendra aussi que l’anneau intermédiaire, les bâtiments de commerce, les intérêts qui s’y rattachent nous font également défaut. Des trois anneaux, il n’y en a donc qu’un entre les mains des États-Unis. Tels ont été les changements apportés par le dernier siècle écoulé aux conditions de la guerre, qu’il est permis de se demander si l’on reverra d’une part des désastres aussi grands, d’autre part des succès aussi brillants que ceux qui ont signalé la guerre entre l’Angleterre et la France. Assurée de sa suprématie sur les mers, la hautaine Angleterre a pu imposer aux neutres un joug que jamais plus on ne supportera ; le principe que le pavillon couvre la marchandise est à jamais acquis. Le commerce des belligérants peut donc maintenant se faire en toute sécurité par des navires neutres, sauf pour les ports bloqués, et à l’exception de la contrebande de guerre. Il est certain aussi qu’il n’y aura plus de blocus sur le papier. Quel besoin ont donc les États-Unis d’une force navale, si on laisse de côté la considération d’empêcher la prise ou le rançonnement de ses ports, point sur lequel l’opinion est unanime en théorie autant qu’indifférente en pratique ? Notre commerce est fait dès maintenant par d’autres ; pourquoi désirerions-nous ce que nous devrions défendre à grands frais si nous l’avions ? Le côté économique de la question n’est pas dans le cadre de notre ouvrage ; mais l’examen des conditions qui peuvent entraîner pour le pays souffrance et dommage en cas de guerre est au contraire notre sujet même.

Danger résultant d’un blocus. — Supposons donc le commerce des États-Unis avec l’étranger fait à l’aller comme au retour par des navires que l’ennemi ne peut arrêter, sauf dans le cas où ils sont destinés à un port bloqué. Qu’est-ce qui constitue un blocus effectif ? La définition admise est qu’un blocus a ce caractère lorsqu’il constitue un danger manifeste pour le navire qui cherche à entrer ou à sortir. Voilà qui est essentiellement élastique. Bien des gens se souviennent d’un fait qui s’est produit pendant la guerre civile. Après une attaque nocturne contre l’escadre des États-Unis qui bloquait Charleston, les confédérés firent sortir, le lendemain matin, un vapeur portant quelques consuls. Ceux-ci s’assurèrent qu’il n’y avait pas de bâtiment ennemi en vue et publièrent le résultat de leur reconnaissance. Sur la foi de ce document, quelques personnalités du Sud prétendirent que le blocus, ayant été rompu, ne pouvait pas être rétabli sans une nouvelle notification. Est-il donc nécessaire, pour constituer un danger pour les forceurs de blocus, que la force navale qui bloque soit en vue ? Une demi-douzaine de steamers rapides, croisant à 20 milles du rivage, entre les côtes du New-Jersey et de Long-Island seraient cependant un danger très réel pour les navires cherchant à entrer ou à sortir par la principale passe de New York ; et, dans des positions semblables, on pourrait bloquer effectivement Boston, la Delaware, la Chesapeake. Le gros de l’escadre destiné, non seulement à capturer les navires de commerce, mais aussi à combattre une force qui essayerait de rompre le blocus, n’a pas besoin d’être en vue, ni dans une situation connue à terre. Deux jours avant Trafalgar, Nelson était avec son escadre à 50 milles de Cadix, tandis qu’un détachement surveillait de près ce port. La flotte alliée commença son appareillage à 7 heures du matin, et bien qu’alors la transmission de renseignements fût autrement lente qu’aujourd’hui, Nelson en fut informé à 9 h 30. A la distance où elle était, la flotte était un danger très réel pour l’ennemi. Il n’est pas impossible, en ce temps de câbles sous-marins, que les forces de terre et de mer employées à un blocus soient en communications télégraphiques entre elles, et d’un port à un autre, tout le long de la côte des États-Unis Elles seraient ainsi prêtes à se porter mutuellement secours, et, si à la suite de combinaisons heureuses, un détachement était attaqué par une troupe supérieure, il pourrait avertir les autres et se replier sur eux. Que les bâtiments chargés de bloquer un port soient un jour contraints de s’éloigner, le blocus ainsi forcé pourra être rétabli, et la notification en être télégraphiée dès le lendemain à tous les points du globe. Il faut absolument, pour éviter les blocus, entretenir une force capable en tout temps de faire courir à une escadre ennemie un tel danger qu’elle ne puisse pas rester autour de la place bloquée. Alors seulement pourront entrer et sortir en liberté les bâtiments neutres, à l’exception de ceux qui portent de la contrebande de guerre ; et, par là, resteront ouvertes les relations commerciales avec le monde extérieur.

Peut-être objectera-t-on qu’avec l’étendue de nos côtes un blocus général des États-Unis ne peut devenir effectif. Personne n’en conviendra plus volontiers que les officiers qui se rappellent au prix de quels sacrifices fut maintenu le blocus de la côte Sud. Mais dans l’état actuel de la marine, et nous pourrions ajouter avec des renforts aussi faibles que ceux qu’a jusqu’ici proposés le Gouvernement, il serait loisible à une des grandes nations maritimes de tenter de bloquer Boston, New-York, la Chesapeake, le Mississipi ; en d’autres termes, les grands centres d’exportation et d’importation. Il n’y aurait pas besoin, pour ce faire, d’efforts plus considérables que ceux qui ont déjà été réalisés. L’Angleterre n’a-t-elle pas en même temps bloqué Brest, la côte de Gascogne, Toulon et Cadix, alors que des escadres puissantes étaient sur rades ? Le commerce par bâtiments neutres pourrait, il est vrai, pénétrer dans les États-Unis par d’autres ports que ceux énumérés. Mais que n’entraînerait pas un tel changement des centres d’importation ! Quel désarroi dans le service des transports ! Quels retards dans les approvisionnements ! Quelle inefficacité des moyens de transit, par voie ferrée comme par eau ! Quelles difficultés de passage au bassin pour les navires, de déchargement, d’emmagasinage pour les marchandises ! N’y aurait-il pas là matière à perte d’argent, à souffrances ? Et quand, à force de travail et de dépenses, ces maux auraient été atténués par l’ouverture de nouveaux ports, l’ennemi ne pourrait-il pas les bloquer comme les anciens ? Les habitants des États-Unis ne mourraient certainement pas de faim, mais ils souffriraient terriblement. Quant aux approvisionnements qui sont contrebande de guerre, n’avons-nous pas des raisons de craindre que les États-Unis soient incapables de se suffire en cas d’événements ?

La question est, au plus haut degré, une de celles où l’influence gouvernementale doit se faire sentir, pour doter la nation d’une marine militaire capable, sinon de porter la lutte dans des parages lointains, au moins de maintenir libres les approches de ses propres côtes. Pendant un quart de siècle, le pays a détourné les yeux de la mer ; la France a suivi cette politique, l’Angleterre en a suivi une opposée. Nous avons montré les résultats. Sans établir une analogie étroite entre le cas des États-Unis et celui d’une des deux nations citées, nous sommes assurés d’être dans le vrai en affirmant que pour le bien-être du pays entier, il importe, il est essentiel qu’une guerre extérieure affecte le moins possible les conditions ordinaires du trafic et du commerce. Et ce but sera atteint, non en empêchant seulement l’ennemi de forcer l’entrée de nos ports, mais en le rejetant bien loin de nos côtes.

La marine de guerre dépend des intérêts engagés sur mer. — Pourrons-nous avoir cette marine militaire, sans faire revivre la marine de commerce ? C’est douteux. L’histoire a prouvé qu’une force navale peut être créée de toutes pièces par un monarque absolu, comme Louis XIV ; mais, bien que de belle apparence, cette marine, mise à l’épreuve, apparut comme une tige qui, privée de racines, se flétrit rapidement. Sous un gouvernement représentatif, les procédés sont différents. Toute dépense militaire doit être appuyée par un courant d’opinion fortement représenté, convaincu de sa nécessité. Un tel courant, en faveur de la puissance maritime, n’existe pas et ne saurait exister dans ce pays, sans l’action du Gouverne- ment. Comment créer, fortifier une marine de commerce ? par des subventions ou par le libre échange, par des toniques administrés incessamment, ou par le mouvement en plein air ? Ce n’est pas là une question militaire, mais économique. En admettant même que les États-Unis aient un grand nombre de navires formant une flotte de commerce nationale, il est douteux qu’il en résulte une marine de guerre suffisante. On se fierait peut-être, pour nous protéger, à la distance qui nous sépare des autres grandes puissances, sans re- marquer le piège caché sous cette protection. Le motif qui déterminera l’essor de la marine américaine est probablement celui qui, né sur l’isthme de l’Amérique centrale, va, sans tarder, acquérir une importance de premier ordre. Espérons que notre marine sera prête assez tôt.

Conclusion. — Il nous faut clore la discussion des principaux éléments qui affectent, d’une manière favorable ou défavorable, le développement de la puissance maritime. Nous avons considéré d’abord ces éléments dans leurs effets naturels, bons ou mauvais ; nous avons ensuite cité des exemples et l’expérience du passé pour prouver ces effets. — Une discussion de ce genre ne saurait se rattacher à la tactique, mais plutôt à la stratégie, encore qu’elle embrasse un champ trop vaste. — Les considérations, les principes qu’elle met en relief appartiennent à un ordre de choses immuable, ou du moins resté le même à travers les âges, dans ses causes comme dans ses effets. — Ils relèvent, pour ainsi dire, de l’ordre de la nature, dont la stabilité est si célébrée à notre époque. La tactique, au contraire, se servant d’instruments, d’armes créés par l’homme, participe aux changements, aux progrès de la race humaine, d’une génération à l’autre. De temps à autre, la tactique doit être changée, complètement bouleversée même, comme la superstructure d’un édifice dont on respecterait les fondations, solidement assises sur le roc, et représentées par la stratégie.

Plan de l’étude historique. — Nous allons maintenant examiner l’histoire générale de l’Europe et de l’Amérique. Nous signalerons tout particulièrement l’effet produit sur cette histoire et sur le bien-être des peuples par la puissance maritime, dans l’acception la plus large du mot. De temps en temps, quand l’occasion s’en présentera, nous essayerons de rappeler, pour lui donner plus de force, par des exemples particuliers, le sens général de l’enseignement déjà mis en évidence. Notre étude sera donc surtout stratégique, en acceptant pour la stratégie navale la définition très large que nous avons citée et acceptée : « La stratégie navale a pour but de créer, de favoriser, d’accroître, aussi bien pendant la paix que pendant la guerre la puissance maritime d’un pays ». En ce qui concerne les divers combats, tout en admettant volontiers que les changements survenus dans les détails ont affaibli beaucoup les enseignements que l’on en peut tirer, nous essayerons de montrer comment l’application ou la négligence des principes généraux bien établis ont eu des effets décisifs. Et toutes choses égales d’ailleurs, nous préférerons les actions dont les noms sont associés à ceux des officiers les plus distingués ; nous espérons ainsi montrer le degré de justesse qu’avaient acquis, à chaque époque et dans chaque marine, les idées tactiques. Il nous semble bon aussi, quand nous trouverons des analogies frappantes entre les armes anciennes et modernes, de signaler les leçons qui en résultent probablement, sans nous attacher plus que de raison aux points de similitude. Enfin, il faut surtout ne pas oublier que, parmi tous les changements auxquels nous assistons, la nature de l’homme reste la même ; l’équation personnelle se retrouvera donc sûrement toujours, bien que variable, en quantité et en qualité, dans chaque cas particulier.

« Influence de la puissance maritime sur l’histoire (1660-1783) », The Influence of Sea Power upon History (1660-1783) by Captain A. T. Mahan, United States Navy, London, Sampson Low, 1 vol. in-8o, s. d., trad. Émile Boisse, Revue maritime et coloniale, tome CXXII, Paris, 1894, pp. 5-28.

Bibliothèque diplomatique numérique

Gravure : « GUERRE D’AMÉRIQUE. — Combat naval de New-Port-News, les 8 et 9 mars. — Le Merrimac coulant le Cumberland. » Le Monde illustré, 5 avril 1862.

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