Un débat historique. 1914 : le problèmes des origines de la guerre de Jules Isaac : le compte rendu de Pierre Paraf dans La République (1933)

Dans La République du 10 novembre 1933, Pierre Paraf, directeur littéraire du journal, donne un compte rendu du livre de l’historien Jules Isaac sur les origines de la Première Guerre mondiale, Un débat historique. 1914 : le problèmes des origines de la guerre. Pierre Paraf est membre de l’Association des écrivains combattants (1919) et vice-président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (1929).

Ce débat, qui pèse si lourdement sur la conscience de nos générations, faut-il l’ouvrir ou bien surseoir jusqu’à des temps plus calmes ?

L’intérêt de la vérité s’allie-t-il avec l’intérêt de la paix ? À plonger le bistouri dans certaines plaies à peine cicatrisées, ne risque-t-on point d’aggraver la blessure ou bien n’est-ce pas le plus sûr moyen d’extirper le mal et de prévenir son retour ?

En l’occurrence, le principal intéressé — le blessé — veut savoir comment et pourquoi la plaie s’est ouverte.

Mais les médecins sont-ils en état de le renseigner ?

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En prélude à ce Débat historique — celui des origines de la guerre de 1914 — je ne saurais mieux faire que reproduire la belle épigraphe de ce nouveau livre. Elle est signée Gaston Paris et date de décembre 1870, en plein siège : « Celui qui par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet, dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire de la science, où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. »

Je citerai aussi la conclusion de l’avant-propos de l’auteur :

« Il fut un temps où l’on pouvait espérer qu’une tentative de ce genre, une franche explication sur le terrain scientifique, aiderait à dissiper d’amers malentendus et servirait ainsi (indirectement) la cause du rapprochement des peuples et de la paix. Ce temps-là est passé ; tout passe vite présentement, même l’espoir… Jamais l’heure n’a été moins propice aux libres discussions : vingt ans après 1914, les passions de 1914 flambent encore ; telle frontière passée, la notion d’objectivité est proscrite. Certes, ce n’est pas une raison pour quitter le droit chemin, après qu’on l’a retrouvé : mais la rencontre souhaitée ne s’y produira pas. »

Voici un langage de franchise qui prédispose favorablement le lecteur. Aussi bien, en publiant cette étude, Jules Isaac a-t-il voulu surtout remplir une obligation de conscience : apporter une manière de rectification à certaines assertions trop hâtives du dernier chapitre qu’il avait ajouté au manuel d’histoire laissé inachevé par Albert Malet, tué à la bataille de l’Artois en 1915.

On nous annonce également sur ce sujet un très prochain livre de M. Camille Bloch, inspecteur général des Archives, directeur du musée de la Guerre.

Plus que jamais le débat reste ouvert. Cinq pays jusqu’ici y ont apporté d’importants documents : France, Angleterre, Allemagne, Russie soviétique, qui ouvrit toutes grandes les archives du Pont-au-Chantre, et États-Unis.

Les Américains, plus désintéressés, se sont montrés naturellement plus objectifs dans la discussion. M. Jules Isaac, dons son étude, s’est particulièrement appuyé, soit pour les confirmer, soit pour les infirmer, sur les conclusions de MM. Sidney Fay, Harry Barnes et Bernadotte Schmidt.

Remontant aux années d’avant-guerre, il reconstitue le climat européen : climat de surarmement, de défiance, que les boutades enflammées de Guillaume II contribuaient à surchauffer.

« Il n’y a pas d’équilibre européen, disait-il, il y a moi ; moi et mes vingt-cinq corps d’armée. »

« Avant Serajevo, écrit M. Jules Isaac, on peut admettre qu’aucun gouvernement ne voulait de propos délibéré la guerre européenne. Mais chaque groupe était décidé à ne pas reculer d’un pas devant l’autre… De ces gouvernements le plus impatient d’agir, parce qu’il se jugeait au bord de l’abîme, était le gouvernement autrichien, le plus troublé, le plus vacillant était le gouvernement russe, le plus enclin à user de la force était le gouvernement allemand, le mieux préparé et le mieux servi diplomatiquement était le gouvernement français. »

J’ai tenu à transcrire textuellement ces conclusions de l’auteur. De Serajevo à l’ultimatum, il n’est pas douteux que la responsabilité dominante est celle de l’Autriche. Elle voulait, excepté Tisza, la guerre contre la Serbie, une guerre punitive, dont elle n’ignorait pas quelle pourrait, selon toutes prévisions humaines, entraîner l’intervention de la Russie et par suite la guerre mondiale.

Position encouragée par l’Allemagne jusqu’au jour où, consciente de ce dernier danger, elle paraît faire un effort pour localiser le conflit.

Quant au groupe franco-russe, sa position, dit M. Isaac, était défensive, en face d’une position austro-allemand offensive ; mais on y acceptait le risque de guerre.

Du 28 juillet au 1er août, le glissement s’accélère dans les conditions que l’on connaît. La guerre semblant inévitable, on se préoccupe surtout chez les techniciens de mettre les chances de son côté, chez les diplomates de laisser à l’adversaire la responsabilité apparente du conflit.

L’état-major allemand exerce une pression décisive pour qu’on repousse les propositions conciliantes de la Grande-Bretagne. Il faut reconnaître que le gouvernement allemand, dans la nuit du 29 au 30, envoie six télégrammes à Vienne pour l’inviter à renouer les entretiens avec Saint-Pétersbourg.

Mais Moltke, le 30 juillet, contredit cette action et télégraphie lui aussi : « Mobilisez immédiatement contre la Russie, l’Allemagne mobilisera. »

Ici se place la querelle des dates de mobilisations, ou plutôt, puisqu’il paraît établi que la Russie mobilisa la première, la question de savoir si « la nouvelle de la mobilisation russe parvint en Allemagne avant ou après que le Reich eut décidé de déclarer la guerre ».

Il apparaît que la mobilisation russe ait été pour l’Allemagne la justification attendue lui permettant de faire « marcher » plus aisément la social-démocratie.

Retenons enfin ce mot de l’ambassadeur de Russie à Vienne, Schebeko, lorsqu’il prit congé du comte Berchtold :

« Au fond, il ne s’agit entre l’Autriche et la Russie que d’un grand malentendu. »

Les diplomates d’avant-guerre avaient de ces euphémisme.

Résumons à notre tour les conclusions de l’auteur :

Responsabilités décisives de l’Autriche, de l’Allemagne, de la Russie.

Hésitations honorables, mais regrettables de l’Angleterre.

En France, on ne fait rien pour la guerre ; on n’a peut-être pas fait tout contre elle, voilà ce qui résulte d’un livre comme celui-ci.

En juillet 1914 — hélas ! — nous n’avions plus à la barre le ministre des Affaires étrangères d’Agadir.

Pierre Paraf, « Un débat historique », La République, 10 novembre 1933.