En 1951, deux délégations d’historiens, l’une française (Pierre Renouvin) et l’autre allemande (Gerhard Ritter), se rencontrent à Paris (7-9 mai) et Mayence (9-12 octobre) pour « examiner les points sur lesquels les professeurs des deux pays, et spécialement les auteurs de manuels, devraient porter leur attention pour mettre leur enseignement d’accord avec la recherche scientifique ». La déclaration qu’ils publient au terme de la rencontre reprend et modifie un texte adopté en 1935 lors d’une première réunion. Dix de ses quarante points portent sur la crise de l’été 1914. Elle écarte toute responsabilité unilatérale dans le déclenchement de la guerre et témoigne du rapprochement des deux historiographies, sans dissiper toutes les différences. La prise en compte des facteurs psychologiques facilite le compromis : la guerre résulte non pas seulement de la politique respective des deux États, mais de la façon dont elle comprise par l’adversaire.
XVIII
Les documents ne permettent pas d’attribuer en 1914 une volonté préméditée de guerre européenne à aucun gouvernement ou à aucun peuple. La méfiance était au plus haut point et dans les milieux dirigeants régnait l’idée que la guerre était inévitable ; chacun attribuait à l’autre des pensées d’agression ; chacun acceptait le risque d’une guerre et ne voyait la sauvegarde de sa sécurité que dans les systèmes d’alliances et le développement des armements.
XIX
1) Certains milieux de l’état-major allemand estimaient les chances de succès de l’Allemagne plus grandes en 1914 qu’elles ne le seraient dans les années suivantes ; mais on ne peut en déduire que la politique du gouvernement allemand a été déterminée par ces considérations.
2) Les peuples allemand et français dans leur grande majorité ne voulaient pas la guerre ; mais en Allemagne, surtout dans les cercles militaires, on était plus disposé qu’en France à accepter l’éventualité d’un conflit.
Cette disposition tenait à la place qu’occupait l’armée dans la société allemande ; en outre, l’Allemagne s’est toujours sentie, du fait de sa situation géographique au centre de l’Europe, particulièrement menacée par les alliances entre ses adversaires possibles.
3) L’opinion ancienne, selon laquelle Poincaré aurait mené une politique conduisant à la guerre, n’est plus admise, même par les historiens allemands. Cependant les systèmes d’alliances créaient en Europe une situation telle que la coopération franco-russe fut ressentie, du côté allemand, comme un danger direct.
XX
Le conflit de 1914 entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie est l’aboutissement d’un long antagonisme devenu manifeste depuis l’avènement des Karageorgevitch en 1903. Il s’agissait d’un conflit entre la conception nationale de l’État et la tradition historique de l’État multi-national austro-hongrois. Celui-ci se sentait menacé dans son existence même, tandis que la Serbie ne pouvait renoncer à la réalisation de son idéal national. Comme le problème des nationalités n’avait pas été résolu par le gouvernement de Vienne dans le cadre de la Double Monarchie, il avait pris une portée européenne. Ainsi se trouvait vouée à l’échec la politique poursuivie au début de la crise de juillet par les gouvernements de Vienne et de Berlin pour localiser la guerre.
XXI
Sur la question controversée de la responsabilité du gouvernement serbe dans la préparation de l’attentat de Serajevo, la Commission est d’accord pour constater :
1) que le lien entre les meurtriers et le mouvement pan-serbe est indiscutable ;
2) que la participation directe du gouvernement serbe à la préparation de l’attentat n’a pas été établie, bien qu’il semble que certains membres de ce gouvernement en aient eu connaissance.
XXII
La déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie, mal préparée militairement, a été désastreuse du point de vue politique. Le gouvernement de Vienne n’avait pas de vue claire sur la solution qu’il apporterait au problème serbe après l’écrasement de ce pays. Et le rejet brutal de la réponse serbe – rejet qui suscita de l’étonnement même à Berlin – mit devant l’Europe les puissances centrales dans leur tort. En recourant aux armes, le gouvernement austro-hongrois voulait prévenir toute intervention diplomatique des grandes puissances et rendait· ainsi extrêmement difficile un règlement pacifique de la crise européenne.
XXIII
1) La Russie s’est crue obligée, en juillet 1914, par tradition et par intérêt, de soutenir la Serbie contre l’Autriche-Hongrie.
2) Bien que Sazonof craignît la guerre personnellement, il voulait éviter un renouvellement des échecs subis en 1909 et 1913 par la politique russe dans les Balkans, d’autant plus que sa liberté de décision se trouvait restreinte par les difficultés intérieures de la Russie.
3) Le gouvernement russe voyait dans la mobilisation partielle contre l’Autriche-Hongrie un moyen de pression indispensable pour amener le gouvernement de Vienne à modifier sa politique. Si de cette mobilisation partielle la Russie est passée à la mobilisation générale avec tous les dangers politiques et militaires qu’elle comportait, c’est essentiellement pour des raisons de technique militaire qui, invoqués par l’état-major, l’emportèrent sur les considérations d’ordre politique.
XXIV
1) En juillet 1914, le gouvernement britannique désirait sincèrement le maintien de la paix et, dans ce dessein, a multiplié les tentatives de médiation.
2) En aucun cas, cependant, il ne voulait laisser l’Allemagne abattre la France. Satisfait par les résultats des accords conclus en 1907 avec la Russie, il voulait éviter de faire renaître l’antagonisme anglo-russe sur le plan mondial.
3) Si Sir Edward Grey n’a pas averti l’Allemagne en temps opportun avec assez de netteté que l’Angleterre prendrait, en cas de conflit, le parti de la France et de la Russie, c’est en raison des hésitations du Cabinet britannique et de son désir de ne pas encourager, par une prise de position prématurée et sans équivoque, une politique agressive de la Russie.
4) Sans la violation de la neutralité belge par l’Allemagne, Sir Edward Grey aurait difficilement réussi à décider le Cabinet et le Parlement britanniques à intervenir immédiatement dans la guerre.
XXIV
Bien que des conversations techniques aient eu lieu entre les états-majors anglais et belge en relation avec la première crise marocaine, il est hors de doute que, dans les années qui ont précédé la guerre, la Belgique a pratiqué une politique de stricte neutralité.
XXVI
1) La politique française en 1914 n’était pas déterminée par l’intention de mener une guerre de revanche contre l’Allemagne, mais par le souci de conserver l’alliance russe, considérée comme un indispensable contrepoids à la puissance allemande. Cette préoccupation a conduit le Président Poincaré à promettre, le 23 juillet, pendant son séjour à Saint-Pétersbourg, que le Gouvernement français appliquerait le traité d’alliance. Cette déclaration signifiait dans la situation du moment que la France acceptait de prendre part à la guerre si l’Allemagne intervenait par les armes dans un éventuel conflit austro-russe.
2) Le gouvernement français n’a pas déconseillé la mobilisation partielle russe contre l’Autriche-Hongrie. Mais il a recommandé à la Russie, le 30 juillet de ne prendre aucune mesure qui pourrait provoquer une réplique allemande. Il est vrai que l’ambassadeur de France n’a exécuté qu’incomplètement les instructions de son gouvernement.
XXVII
La politique allemande ne visait pas en 1914 à provoquer une guerre européenne ; elle dépendait avant tout des obligations contractées à l’égard de l’Autriche-Hongrie. Pour empêcher la dissolution, jugée dangereuse, de cet État, le gouvernement de Berlin a donné à celui de Vienne des assurances qui équivalaient à un blanc-seing. Il était dominé par l’idée qu’il serait possible de localiser un conflit avec la Serbie comme en 1908-1909 ; et cependant, il était prêt à courir en cas de nécessité le risque d’une guerre européenne. Par suite, il avait négligé d’exercer en temps opportun une action modératrice sur la politique autrichienne. C’est seulement à partir du 28 juillet que Bethmann-Hollweg a entrepris des démarches dans ce sens. En revanche, Moltke, convaincu que la guerre européenne était inévitable, a, le 30 juillet, en tant que chef de l’état-major allemand, insisté pour des raisons strictement militaires, en vue de hâter l’ordre de mobilisation générale en Autriche-Hongrie.
La mobilisation générale russe, ordonnée le 30 juillet, devait nécessairement amener le gouvernement allemand à décider la mobilisation. À partir du 31 juillet, l’attitude de l’Allemagne a été déterminée, comme celle des autres puissances continentales, par des considérations militaires qui prirent le pas sur les considérations politiques. Les décisions du gouvernement allemand procédaient de la ferme conviction que la France ne pourrait en aucun cas rester neutre devant une guerre germano-russe et qu’une guerre sur deux fronts ne pourrait être victorieuse que si elle commençait par une campagne à travers la Belgique visant à encercler et à écraser rapidement l’armée française.
Ces considérations militaires ont eu pour conséquence fatale de précipiter partout les ordres de mobilisation et, pour l’Allemagne, de hâter en outre l’envoi des ultimatums et la remise des déclarations de guerre.
« Deutsch-französische Vereinbarung über strittige Fragen europaischer Geschichte », Internationales Jahrbuch für Geschichtsunterricht, vol. II, 1953, pp. 101-104.