La mise en œuvre du projet républicain (1870-1914) : documents

Document 1 : la République selon Thiers en 1872-1873

Document 2 : la République selon Jules Grévy en 1879

Document 3 : le 14 Juillet vu par le peintre Roll (1882)

Document 4 : la République selon Charles Dupuy en 1893

Document 5 : la République selon Jaurès en 1893

Document 6 : la République selon Méline en 1899

Document 7 : la République selon Jonnart en 1899

Document 8 : le risque de guerre vu par la CGT en 1912

Document 9 : la défense nationale vue par Léon Jouhaux à l’été 1914


Document 1 : la République selon Thiers en 1872-1873

Chef du pouvoir exécutif de la République française (17 février 1871) puis président de la République (31 août), Thiers s’exprime devant l’Assemblée nationale. Dans son message du 13 novembre 1872 et ses deux discours des 29 novembre 1872 et 24 mai 1873, il expose sa conception de la République et s’emploie à la justifier.

Le message du 13 novembre 1872 : « La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas »

La République existe, elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas de temps à la proclamer ; mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une commission nommée par vous, il y a quelques mois, lui donnait le titre de République conservatrice. Emparons-nous de ce titre, et tâchons surtout qu’il soit mérité. (Très bien !)

Tout gouvernement doit être conservateur, et nulle société ne pourrait vivre sous un gouvernement qui ne le serait point. (Assentiment général.) La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas. (Sensation.)

Une voix au centre gauche. — Très bien ! Nous acceptons !

M. le président de la République. — La France ne veut pas vivre dans de continuelles alarmes : elle veut pouvoir vivre en repos, afin de travailler pour se nourrir, pour faire face à ses immenses charges ; et si on ne lui laisse pas le calme dont elle a indispensablement besoin, quel que soit le gouvernement qui lui refusera ce calme, elle ne le souffrira pas longtemps ! (C’est vrai ! — Très bien ! sur un grand nombre de bancs à gauche et au centre gauche.) Qu’on ne se fasse pas d’illusions ! On peut croire que, grâce au suffrage universel, et appuyé ainsi sur la puissance du nombre, on pourrait établir une République qui serait celle d’un parti ! Ce serait là une œuvre d’un jour.

Le nombre lui-même a besoin de repos, de sécurité, de travail. (C’est vrai ! — Très bien ! très bien !) Il peut vivre d’agitations quelques jours, il n’en vit pas longtemps. (Nouvelles et nombreuses marques d’adhésion.) Après avoir fait peur aux autres, il prend peur de lui-même ; il se jette dans les bras d’un maître d’aventure, et paye de vingt ans d’esclavage quelques jours d’une désastreuse licence. (C’est vrai ! c’est vrai ! — Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs.)

Et cela, il l’a fait souvent, vous le savez, et ne croyez pas qu’il ne soit pas capable de le refaire encore. Il recommencera cent fois ce triste et humiliant voyage de l’anarchie au despotisme, du despotisme à l’anarchie, semé de hontes et de calamités, où la France a trouvé la perte de deux provinces, une dette triplée, l’incendie de sa capitale, la ruine de ses monuments et ce massacre des otages qu’on n’aurait jamais cru revoir ! (Profonde émotion.)

« Séance du mercredi 13 novembre 1872 », Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, 14 novembre 1872, pp. 6981-6982.

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Le discours du 29 novembre 1872 : « Je suis un vieux disciple de la monarchie… »

Je suis un vieux disciple de la monarchie, je suis ce qu’on appelle un monarchiste qui pratique la République par deux raisons : parce qu’il s’est engagé, et que, pratiquement, aujourd’hui, il ne peut pas faire autre chose. Voilà quel républicain je suis ; je me donne pour ce que je suis, je ne trompe personne. (Nouveau mouvement. — Très bien !)

Eh bien, l’équivoque va cesser à l’instant même. Vous me demandez pourquoi on m’applaudit : le voilà ! (Très bien ! très bien — Vifs applaudissements à gauche et au centre gauche.)

Ce n’est pas parce que j’ai failli aux doctrines de ma vie ; ce n’est pas parce que je partage les opinions des honorables députés qui siègent sur ces bancs (l’orateur montre la gauche) ; ce n’est pas parce que je partage les opinions non pas des plus avancés, mais des plus modérés. Non ! Ils savent que sur la plupart des questions sociales, politiques et économiques, je ne partage pas leurs opinions ; ils le savent ; je le leur ai dit toujours. (Oui ! c’est vrai ! à gauche. — Rires prolongés à droite et au centre droit.)

Non, ni sur l’impôt, ni sur l’armée, ni sur l’organisation sociale, ni sur l’organisation politique, ni sur l’organisation de la République, je ne pense comme eux. (Rires et exclamations ironiques à droite et en face de la tribune.)

Mais on m’applaudit parce que je suis très arrêté sur ce point : qu’il n’y a aujourd’hui, pour la France, d’autre gouvernement possible que la République conservatrice. C’est là ce qui me vaut une faveur que je n’ai recherchée par aucun désaveu des sentiments de toute ma vie. Je ne la recherche pas davantage aujourd’hui pour acquérir de votre côté, en désavouant certaines de mes opinions, quelques voix de plus. Non, je ne demande rien que le repos. (Sensation marquée.)

« Séance du vendredi 29 novembre 1872 », Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, 30 novembre 1872, pp. 7409.

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Le discours du 24 mai 1873 : « Il n’y a qu’un trône, et l’on ne peut pas l’occuper à trois »

Nous avons donc pris notre parti et, permettez-moi de vous le dire, je ne voudrais pas vous blesser, je ne voudrais pas vous déplaire, mais savez-vous quelle est la raison qui m’a décidé, moi, vieux partisan de la monarchie, outre le jugement que je portais en considérant la marche générale des choses dans le monde civilisé ? C’est qu’aujourd’hui pour vous, pour moi, pratiquement, la monarchie est absolument impossible.

Et je ne veux pas vous déplaire davantage en vous en donnant les motifs. Mais vous le savez bien, et c’est ce qui vous justifie de ne pas venir, au nom de votre foi, nous proposer le rétablissement de la monarchie ; car, enfin, ce serait votre droit. Puisqu’on propose ici telle république, vous avez le droit de proposer telle ou telle monarchie. Pourquoi ne le faites-vous pas ? Pourquoi, vous qui êtes plus calmes que tels et tels autres (je ne veux pas faire ici de personnalités), pourquoi leur dites-vous qu’il serait imprudent de venir ici proposer la monarchie ? Pourquoi, par exemple, quand la polémique s’engage entre vous et nous, vous hâtez-vous de dire : « Non, ce n’est pas comme monarchistes que nous parlons, c’est comme conservateurs ! » C’est, convenons-en de bonne foi, que vous-mêmes sentez que, pratiquement, aujourd’hui, la monarchie est impossible. Je n’ai pas besoin d’en dire la raison, encore une fois, elle est dans votre esprit à tous : il n’y a qu’un trône, et l’on ne peut pas l’occuper à trois.

« Séance du samedi 24 mai 1873 », Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, 25 mai 1873, pp. 3311.

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Document 2 : la République selon Jules Grévy en 1879

Jules Grévy est élu à la présidence de la République le 30 janvier 1879 et succède au président Mac Mahon (1873-1879). Son message au Parlement est lu devant chacune des deux chambres, le 6 février, au Séant par William Waddington, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, et à la Chambre des députés par Émile de Marcère, ministère de l’Intérieur.

L’Assemblée nationale, en m’élevant à la présidence de la République, m’a imposé de grands devoirs. Je m’appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux si je puis, avec le concours sympathique du Sénat et de la Chambre des députés, ne pas rester au-dessous de ce que la France est en droit d’attendre de mes efforts et de mon dévouement. (Très bien ! très bien !)

Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire (Très bien ! très bien ! à gauche et au centre), je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale… (Bravos et applaudissements prolongés à gauche et au centre) contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels. (Nouveaux applaudissements.)

Dans les projets de lois qu’il présentera au vote des Chambres et dans les questions soulevées par l’initiative parlementaire, le Gouvernement s’inspirera des besoins réels, des vœux certains du pays, d’un esprit de progrès et d’apaisement ; il se préoccupera surtout du maintien de la tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des vœux de la France, le plus impérieux de ses besoins. (Très bien ! très bien! à gauche et au centre.)

Dans l’application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction, il se pénétrera de la pensée qui les a dictées ; il sera libéral, juste pour tous, protecteur de tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l’État. (Applaudissements.)

Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l’édifice social, il fera une large part à notre armée, dont l’honneur et les intérêts seront l’objet constant de ses plus chères préoccupations. (Nouveaux applaudissements.)

Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd’hui que les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses détracteurs. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

Il continuera à entretenir et à développer les bons rapports qui existent entre la France et les puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l’affermissement de la paix générale. (Très bien ! très bien !)

C’est par cette politique libérale et vraiment conservatrice que les grands pouvoirs de la République, toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse, feront porter ses fruits naturels au gouvernement que la France, instruite par ses malheurs, s’est donné comme le seul qui puisse assurer son repos et travailler utilement au développement de sa prospérité, de sa force et de sa grandeur. (Applaudissements prolongés.)

« Séance du jeudi 6 février 1879 », Chambre des députés, Journal officiel de la République française, 7 février 1879, pp. 826.

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Document 3 : le 14 Juillet vu par le peintre Roll (1882)

Le peintre Alfred-Philippe Roll représente la célébration du 14 Juillet en 1880. Il répond à une commande de l’État. Son tableau, large de dix mètres, est exposée au Salon de 1882.

Alfred-Philippe Roll, La Fête du 14 Juillet, 1882

Paris Musées — Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, Petit Palais | CC0

Titre, dans les collections du musée des Beaux-Arts de la ville de Paris :

14 Juillet 1880, inauguration du monument à la République

Dimensions : hauteur : 645 cm ; largeur : 980 cm.


Document 4 : la République selon Charles Dupuy en 1893

Président du Conseil depuis le 4 avril 1893, Charles Dupuy s’exprime devant la Chambre des députés, le 22 novembre 1893, à l’occasion de la rentrée parlementaire.

Dans les élections des 20 août et 3 septembre [1893] qui ont donné à la République une victoire sans précédent, le suffrage universel s’est prononcé pour une politique pratique, écartant lui-même les questions irritantes et les discussions théoriques.

Tout d’abord, pour déblayer le terrain, nous considérons comme ne pouvant aboutir au cours de la législature les discussions annoncées sur la révision de la Constitution et sur la séparation des Églises et de l’État. Nous écarterons de même toute proposition tendant à changer le mode de scrutin ou à établir, sous quelque nom que ce soit, un impôt unique, inquisitorial et progressif. […]

Dans l’ordre social, nous ne considérerons, en aucune circonstance, comme des amis ou des alliés politiques, ceux, quels qu’ils soient, qui n’admettent pas, comme principes nécessaires, le respect du suffrage universel, la propriété privée et la liberté individuelle, avec son corollaire, la liberté du travail. Fidèles à l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous répudions les doctrines qui, sous des vocables divers, collectivisme ou autres, prétendent substituer la tyrannie anonyme de l’État à l’initiative individuelle et à la libre association des citoyens, et nous réprimerons, avec énergie, toute tentative d’agitation ou de désordre, quels que soient les meneurs et les agitateurs.

« Séance du mardi 21 novembre », Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Chambre des députés, 22 novembre 1893, p. 78.

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Document 5 : la République selon Jaurès en 1893

Devant une assemblée qui comprend désormais une quarantaine de députés socialistes contre une dizaine auparavant, le député Jean Jaurès répond le même jour au président du Conseil.

Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre économique dans notre pays une intolérable contradiction. […]

Dans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies […].

Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement […] ; mais au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. […]

C’est parce que vous sentez vous-mêmes que le mouvement socialiste sort de toutes nos institutions que vous êtes acculés aujourd’hui, pour le combattre, à une œuvre rétrograde. […]

Le socialisme sortait de la République ; vous ne pouvez détruire la République, mais vous y introduisez ses ennemis d’hier en gouvernants et en maîtres, pour en chasser plus sûrement les militants qui l’ont faite et qui ont versé leur sang pour elle.

« Séance du mardi 21 novembre », Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Chambre des députés, 22 novembre 1893, p. 81-83.


Document 6 : la République selon Jules Méline en 1899

Jules Méline, député des Vosges et ancien président du Conseil, s’exprime devant la Chambre des députés, le 16 novembre 1899, au cours d’un débat sur la politique générale du gouvernement.

M. le président du Conseil vient de justifier toute sa politique d’un mot ; elle tient tout entière dans une formule dont son discours n’est que le développement oratoire : Nous avons fait œuvre de défense républicaine, vous a-t-il dit ; la République était à deux doigts de sa perte, et nous l’avons sauvée. (Interruptions à l’extrême gauche.) […]

Nous aussi, messieurs, nous sommes pour la défense de la République. M. le président du conseil connaît notre drapeau ; il l’a porté glorieusement. […] Il connaît aussi la devise inscrite dans ses plis : Ni réaction ni révolution ! (Applaudissements au centre et à droite. — Exclamations ironiques à gauche et à l’extrême gauche.) […]

Nous sommes les adversaires résolus des partisans soit de la monarchie, soit de l’empire, soit de la République plébiscitaire, que nous considérons comme un acheminement au césarisme […] mais, messieurs, nous sommes aussi les adversaires de la révolution sociale (Très bien ! très bien ! sur divers bancs an centre et à droite) et du collectivisme ; car nous considérons que leur avènement serait la perte de la République. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) C’est donc comme républicains et au nom de la République que nous condamnons une politique qui a pour résultat de donner la consécration officielle du gouvernement à la révolution sociale et au collectivisme.

Discours de Jules Méline devant la Chambre des députés, 16 novembre 1899. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre des députés, 17 novembre 1899, p. 1855.

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Document 7 : la République selon Charles Jonnart en 1899

Charles Jonnart, député du Pas-de-Calais, donne son avis sur la situation politique de la France dans une lettre publiée par la Revue politique et parlementaire du 10 décembre 1899.

Je partage, – ai-je besoin de le dire ? – la répugnance de M. Méline pour le collectivisme où tend de plus en plus le parti socialiste, mais vous savez que je ne juge pas la situation politique tout à fait comme lui ; la République est menacée de divers côtés, à mon sens ; le péril collectiviste existe, mais il y en a d’autres, plus prochains, également redoutables. […]

Nous avons assisté au recommencement de l’aventure boulangiste. Le cheval noir manquait, mais les conjurés caressaient l’illusion d’entraîner l’armée dans la lutte des partis. Ils sont passés maîtres dans l’art d’exploiter le patriotisme et le sentiment religieux. La rue s’est emplie de cris de guerre civile ; pour la plus grande gloire du nom français, la coalition sans nom et sans drapeau, que nous avons connue au Seize Mai, retrouvée debout en 1889, nous conviait dans ce siècle finissant à de nouvelles guerres de race et de religion. […]

Modéré, libéral, oui, je l’ai toujours été, je le suis toujours, mais non pas modérément républicain. Et je ne sais pas s’il est vrai que la République a couru de graves dangers, […] mais, à coup sûr, l’esprit républicain n’a jamais été plus menacé.

Je ne suis pas un fervent de la politique de concentration je l’ai souvent déclaré mais quand l’ennemi s’attaque soit à la forme du gouvernement, soit aux plus précieuses conquêtes de l’esprit moderne, qui sont notre orgueil et notre espérance, je n’hésite pas à rallier le gros de l’armée, et je ne demande à ceux qui tiennent le drapeau que d’être républicains, et, par là, j’entends partisans résolus, irréductibles de la liberté d’examen et de la prédominance du pouvoir civil.

Charles Jonnart, « La politique républicaine. Liberté et responsabilité. Lettre à M. Marcel Fournier », Revue politique et parlementaire, 10 décembre 1899, tome XXII, pp. 477-480.

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Document 8 : le risque de guerre vu par la CGT en 1912

Le 15 octobre 1912, devant la dégradation de la situation internationale, le comité confédéral de la CGT décide de rédiger un manifeste contre la guerre et le publie le 18, jour de la déclaration de guerre de l’alliance balkanique à la Turquie.

Guerre à la Guerre !

Dans les Balkans, la guerre est déclarée !

Monténégrins, Serbes, Bulgares et Turcs commencent à s’entr’égorger.

Ainsi, l’Europe sortant de la crise que fit naître l’abominable agression contre le Maroc de la France capitaliste et financière voit surgir dans le présent conflit les redoutables possibilités d’une conflagration guerrière dressant les unes contre les autres les puissances européennes.

Les désirs d’expansion territoriale de l’Autriche et de la Russie, la recherche de débouchés nouveaux pour certaines autres nations, s’ajoutant aux convoitises des groupes financiers et industriels, mettent en péril la paix du monde.

Les excitations cléricales, les haines de race font de cette guerre non pas seulement une vaste flibusterie capitaliste, mais une croisade religieuse.

Dans la complexité des intérêts engagés, dans le caractère implacable de cette guerre, peu de place est laissé aux espérances de la localiser, espérances avec lesquelles la presse bourgeoise tente d’apaiser les inquiétudes populaires.

En effet, à ce jour, les puissances n’ont pas su ou pas voulu empêcher la guerre. Pourquoi ? Parce que l’opinion publique est restée indifférente.

Les puissances voudront-elles, aujourd’hui, localiser le conflit, en limiter la durée ? Oui, si l’opinion publique, enfin éclairée, veut et sait intervenir. Si tous les partisans sincères de la paix entre les peuples ne se montrent pas vigilants et actifs, en élevant une vigoureuse protestation, ils risquent de voir les événements se précipiter et les trouver désemparés devant la brutalité du fait accompli.

Quant aux travailleurs, leur haine de la guerre s’est trop souvent affirmée pour qu’ils restent impassibles.

Pour les uns, comme pour les autres, c’est notre devoir et c’est notre intérêt à tous d’intervenir. La CGT les y convie.

Dans l’opposition nécessaire aux desseins criminels des gouvernements capitalistes et des sectes religieuses, la CGT veut dresser les peuples dans une volonté unanime de paix.

C’est là une tâche dictée à la Confédération générale du travail par la résolution de son Congrès de Marseille, qui dit :

Le Congrès rappelle la formule de l’Internationale :

LES TRAVAILLEURS N’ONT PAS DE PATRIE ! Qu’en conséquence, toute guerre n’est qu’un attentat contre la classe ouvrière, qu’elle est un moyen sanglant et terrible de diversion à ses revendications.

Le Congrès déclare qu’en cas de guerre entre puissances, les travailleurs doivent répondre à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire.

À L’OPINION PUBLIQUE !

Une vigoureuse action s’impose ! Une vaste agitation populaire est nécessaire.

La CGT pour les déterminer, s’adresse à tous les hommes de cœur, à tous les prolétaires, et leur crie : Soyez prêts à répondre à nos appels, à participer à nos démonstrations, à nos meetings !

Que de partout s’élèvent de formidables protestations !

Pour cela, la CGT appelle à l’action nécessaire des travailleurs organisés de l’Internationale ouvrière. Et s’il est vrai qu’une concordance de vues anime en ce moment les gouvernements français et allemands, dans une même tentative pour sauvegarder la paix européenne, il est d’autant plus indispensable aux peuples allemand et français d’être au premier rang dans l’intervention et la protestation imposées par cette redoutable éventualité : LA GUERRE !

LE COMITÉ CONFÉDÉRAL.

Le prolétariat contre la guerre et les trois ans, Confédération générale du travail, Paris, Maison des fédérations, 1913, pp. 17-18.


Document 9 : la défense nationale vue par Léon Jouhaux à l’été 1914

Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, s’exprime à Paris, le 4 août 1914, devant le cercueil de Jaurès, assassiné le 31 juillet.

L’heure sanglante a sonné, contre notre volonté, contre la sienne. Demain les canons vomiront la mitraille, la mort couchera dans les sillons des hommes jeunes encore, à l’aurore de la vie, devant lesquels s’ouvrait une ère de bonheur familial et de bon combat social. Ami Jaurès, tu pars, toi l’apôtre de la paix, de l’entente internationale, à l’heure où commence, devant le monde atterré, la plus terrible des épopées guerrières qui ait jamais ensanglantée l’Europe. Victime de ton ardent amour de l’humanité, tes yeux ne verront pas la rouge lueur des incendies, le hideux amas de cadavres que les balles coucheront sur le sol. […]

Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé. Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime. […]

Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l’envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de civilisation et d’idéologie géné- reuse, que nous a légué l’histoire. Nous ne voulons pas que sombrent les quelques libertés si péniblement arrachées aux forces mauvaises. Notre volonté fut toujours d’agrandir les droits populaires, d’élargir le champ des libertés ; c’est en harmonie avec cette volonté que nous répondons présents à l’ordre de mobilisation. Jamais nous ne ferons de guerre de conquête. […]

Empereur d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, hobereaux de Prusse et grands seigneurs autrichiens, qui par haine de la démocratie avez voulu la guerre, nous prenons l’engagement de sonner le glas de votre règne.

Nous serons les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés un régime de liberté ; pour créer l’harmonie entre les peuples par la libre entente entre nations, par l’alliance entre les peuples. Cet idéal nous donnera la possibilité de vaincre. […]

À Jaurès. Discours prononcé aux obsèques de Jean Jaurès par Léon Jouhaux, secrétaire de la Confédération générale du travail, Paris, La Publication sociale, 1914, pp. 5-12.


Annexe 1 : une biographie de Thiers

Adolphe Thiers, né à Marseille le 15 avril 1797, mort à Saint-Germain-en-Laye le 3 septembre 1877. Reçu avocat à Aix en 1820, il vint, l’année suivante, à Paris avec son ami Mignet. Rédacteur au Constitutionnel, aux Tablettes historiques et au National, il publiait, en même temps, l’Histoire de la Révolution française qu’il continua, plus tard, par l’Histoire du Consulat et de l’Empire. L’un des signataires de la protestation des journalistes, le 26 juillet 1830, contre les ordonnances de Charles X, il fut un des auteurs principaux de la nomination de Louis-Philippe. Député de Marseille pendant toute la durée de la monarchie de Juillet, il fut successivement sous-secrétaire d’État aux Finances, ministre de l’Intérieur, des Travaux publics et des Affaires étrangères. Après la chute de Louis-Philippe, Thiers se rallia à la République, mais n’entra à l’Assemblée nationale qu’aux élections partielles du 4 juillet 1848. Proscrit au 2 décembre 1851, il vécut dans la retraite jusqu’aux élections générales de 1863, où la 2e circonscription de la Seine l’envoya au Corps législatif. Réélu en 1869, il s’opposa à la déclaration de guerre. Au 4 septembre, il refusa d’entrer dans le gouvernement de la Défense nationale, mais accepta une mission diplomatique auprès des grandes puissances. Envoyé le 8 février 1871 à l’Assemblée nationale par 26 départements, il fut nommé, le 17, chef du pouvoir exécutif et, après la défaite de la Commune, président de la République. La libération du territoire une fois assurée, il fut renversé le 24 mai 1873 par la coalition royaliste et bonapartiste. Élu en 1873 [1876] sénateur du Haut-Rhin et député de Paris, il opta pour la Chambre des députés et signa, après le 16 mai, le manifeste des 363. Thiers était membre de l’Académie française et de l’Académie des sciences morales et politiques.

Joseph Reinach, L’éloquence française depuis la Révolution jusqu’à nos jours, Paris, Delagrave, 1894, p. 170.

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