La paix de Versailles : documents

Document 1 : la paix selon Charles Benoist, rapporteur du traité à la Chambre des députés

Document 2 : la paix selon l’économiste anglais Keynes

Document 3 : la paix selon le journaliste et historien nationaliste Jacques Bainville

Document 4 : la paix vue de Berlin par l’ambassadeur André François-Poncet

Annexes : cartes de l’Europe en 1914 et 1919


La paix selon Charles Benoist, rapporteur du traité à la Chambre des députés

La politique territoriale des puissances alliées et associées parait avoir été guidée par deux idées : en Occident, les alliances, qui, suppléant aux garanties permanentes d’ordre militaire, permettraient d’atteindre le plein épanouissement de la Société des Nations ; en Orient, dans le plus prochain Orient, c’est-à- dire dans la moitié orientale de l’Europe, une ceinture d’États passés autour du corps de l’Allemagne et l’empêchant de remuer les bras pour une nouvelle agression.

Ce n’est pas une invention d’hier, ce n’est point une découverte originale. Bien plutôt, c’est une pensée que Mazzini aimait à développer dans ses dernières années. Seulement, la ceinture d’États slaves dont Mazzini voulait emmailloter le « tsarisme », la Conférence l’a retournée contre le « germanisme », au moins contre le « militarisme allemand », qu’il est prudent de supposer impénitent et peut-être incorrigible.

À la lumière de ces deux idées directrices, regardons une carte d’Europe, après qu’y ont été portées les stipulations du traité de paix. La première chose dont les yeux sont frappés, c’est que l’Allemagne ne subit aucune mutilation dans sa chair, dans de la chair allemande. À l’ouest, sur la frontière belge, ce qu’elle cède, Moresnet, Eupen, Malmédy, est, comme territoire et population, insignifiant. Plus bas, dans le bassin de la Sarre, elle ne cède présentement que les mines ; en Alsace-Lorraine, elle ne restitue que son dernier larcin. Au sud, sa frontière n’est pas touchée avant le saillant de Neustadt, autrement dit avant les limites de la Haute-Silésie. A l’est, elle abandonne de vastes parties de la Posnanie, de la Prusse occidentale, de la Prusse orientale. On reconstitue à ses dépens une Pologne, on constitue une région de Memel. Au nord, on érige Dantzig en ville libre ; on rend la parole au Slesvig qui, malgré les traités, ne l’avait pas eue, et qui n’avait été « germanisé » que par la force.

Où sont, dans cette politique, ou dans les résultats de cette politique, les points faibles (on ne parle toujours ici que de la politique territoriale) ? À l’ouest, la France n’a pas, quelque compensation qu’on se soit flatté de lui en offrir, sa frontière militaire du Rhin. Au sud, l’État tchéco-slovaque n’a pas le redoutable quadrilatère de Glatz, d’où sont toujours parties les menaces et les actions de l’Allemagne ou de la Prusse contre l’Europe centrale. C’est dire qu’au milieu de la ceinture d’États dont on a voulu entourer et lier l’Allemagne, justement sur la boucle, on a laissé une pointe qui risque de la percer ou de la rompre. Si les communications de la Prusse orientale avec l’Allemagne sont rendues malaisées par l’interposition de la bande de terre qui vient finir sur la Baltique à la Putzige-Nehrung, l’unité interne de la Pologne est comme coupée par l’interposition du territoire de Dantzig. Ce territoire lui-même est peu sûr ; il peut, du jour au lendemain, devenir une enclume entre deux marteaux. Memel aussi, à l’extrême pointe nord-est, n’a qu’une existence fragile.

De tous ces changements qui, en somme, changent moins qu’on ne l’aurait cru, les uns sont définitifs, parfaits et consacrés par le traité ; les autres ne le seront qu’à la suite d’un plébiscite : ce sont, comme étendue, incomparablement les plus importants : bassin de la Sarre, Haute-Silésie ; en Prusse orientale, cercles de Stuhm, de Rosenberg, de Marienburg et de Marienwerder ; plus loin, régence d’Allenstein, et, droit vers le nord, Slesvig, les cessions éventuelles de l’Allemagne dépassent de beaucoup ses cessions actuelles.

Mais, actuelles ou éventuelles, les cessions de l’Allemagne ne sont, à vrai dire, que des restitutions. Et ces restitutions ne sont que partielles. À l’ouest, l’Allemagne ne rend à la France que l’Alsace-Lorraine de 1870. A l’est, elle ne rend pas à la Pologne la ligne de ses frontières historiques. Au Danemark, elle ne rend que deux des zones du Slesvig.

Néanmoins, en ce qu’elles avaient de plus douloureux et de plus scandaleux, les antiques iniquités sont redressées. Le traité de paix les a, en partie, réparées ; il a tâché de n’en point commettre d’autres. Jamais paix n’a fait davantage, et peut-être jamais paix n’en avait fait autant. Un « nouvel ordre des choses » est-il né ? — Il reste la terre et les hommes.

Charles Benoist, Les nouvelles frontières d’Allemagne et la nouvelle carte de l’Europe, Paris, Plon, 1920.


La paix selon l’économiste anglais Keynes

Une politique qui réduirait à la servitude toute une génération de l’Allemagne, qui avilirait la vie de millions d’êtres humains, qui priverait de bonheur toute une nation, serait odieuse et abominable, — odieuse et abominable, même si elle nous enrichissait, même si elle ne semait pas la ruine de la vie civilisée de l’Europe entière. Certains la préconisent au nom de la justice. Au milieu des grands événements de l’histoire humaine, au milieu du déroulement du destin complexe des nations, la justice n’est pas si simple. Et à supposer qu’elle le soit, les nations ne sont pas autorisées par la religion ou la morale naturelle, à punir les enfants de leurs ennemis des crimes de leur père ou de leurs maîtres. […]

Le traité ne comprend nulle disposition en vue de la restauration économique de l’Europe, — il ne décide rien pour placer les Empires centraux vaincus au milieu de bons voisins, — rien pour organiser les nouveaux États européens ou pour sauver la Russie. Il ne crée en aucune façon un contrat de solidarité économique entre les alliés eux-mêmes. Aucune disposition n’est prise pour rétablir les finances déréglées de France et d’Italie, et organiser le fonctionnement de l’ancien Monde et du Nouveau.

Le Conseil des Quatre ne prit pas garde à ces questions. Il était préoccupé d’autres problèmes, — Clemenceau voulait abolir l’existence économique de l’ennemi ; Lloyd George rapporter en Angleterre quelque chose qui soit accepté pendant une semaine et le président Wilson ne rien faire qui ne fût juste et droit. Il est extraordinaire que le problème fondamental d’une Europe mourant de faim et se désagrégeant sous leurs yeux n’ait pas pu intéresser les Quatre. Les réparations furent leur principale incursion dans le domaine économique et ils réglèrent cette question comme un problème de théologie, de politique et de tactique électorale, — s’occupant de tous les points de vue, sauf de celui de l’avenir économique des États dont ils avaient en mains la destinée. […]

Si nous visons délibérément à l’appauvrissement de l’Europe centrale, la revanche, nous pouvons le prédire, ne se fera pas attendre. Rien alors ne pourra retarder, entre les forces de réaction et les convulsions désespérées de la Révolution, la lutte finale devant laquelle s’effaceront les horreurs de la dernière guerre et qui détruira, quel que soit le vainqueur, la civilisation.

John Maynard Keynes, Les conséquences économiques de la paix, trad. Paul Franck, Paris, Plon, 1920.


La paix selon le journaliste et historien nationaliste Jacques Bainville

Et lorsque, du silence parfois coupé d’orages où le Conseil suprême s’était enfermé, sortit le plus important des traités, celui de Versailles, qui donnerait leur forme aux autres, voici le monstre que l’on vit.

Une Allemagne diminuée d’environ 100 000 kilomètres carrés mais, sur ce territoire réduit, réunissant encore soixante millions d’habitants, un tiers de plus que la France, subsistait au centre de l’Europe. L’œuvre de Bismarck et des Hohenzollern était respectée dans ce qu’elle avait d’essentiel. L’unité allemande n’était pas seulement maintenue, mais renforcée. Les Alliés avaient affirmé leur volonté de ne pas intervenir dans les affaires intérieures allemandes. Ils y étaient intervenus pourtant. Toutes les mesures qu’ils avaient prises avaient eu pour résultat de centraliser l’État fédéral allemand et de consolider les anciennes victoires de la Prusse. S’il y avait des aspirations à l’autonomie ou au fédéralisme parmi les populations allemandes, elles étaient étouffées. Le traité poussait, enfermait, parquait 60 millions d’hommes entre des frontières rétrécies. C’est « l’Allemagne d’autre part » au nom de laquelle deux ministres sont venus signer à Versailles le 28 juin 1919.

Du fond de la Galerie des Glaces, Müller et Bell, de noir habillés, avaient comparu devant les représentants de vingt-sept peuples réunis. Dans le même lieu, sous les mêmes peintures, quarante huit ans plus tôt, l’Empire allemand avait été proclamé. Il y revenait pour s’entendre déclarer à la fois coupable et légitime, intangible et criminel. À sa condamnation, il gagnait d’être reconnu. Müller et Bell, obscurs délégués d’une Allemagne vaincue, pensaient-ils à ce que la défaite laissait survivre d’essentiel ? Peut être, pour beaucoup des assistants et des juges, était ce une jouissance de voir le redoutable Empire de Guillaume II humilié dans la personne d’un intellectuel socialiste et d’un avoué de province. La voix brève de M. Clemenceau ajoutait à l’humiliation : « Il est bien entendu, Messieurs les délégués allemands, que tous les engagements que vous allez signer devront être tenus intégralement et loyalement ». Nous entendrons toujours ce verbe tranchant, et les deux Ia, indifférents et mous, qui sortirent de la bouche de Müller et de Bell, conduits comme des automates par le chef du protocole. Faible voix. Débile garantie. Qu’est ce que Müller et Bell pouvaient engager ? Le traité de Versailles mettait en mouvement des forces qui échappaient déjà à la volonté de ses auteurs.

Une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur : dès qu’elle avait été connue, nous en avions donné cette définition. On verra qu’elle reste juste et qu’elle a résisté à l’expérience. Le traité enlève tout à l’Allemagne, sauf le principal, sauf la puissance politique, génératrice de toutes les autres. Il croit supprimer les moyens de nuire que l’Allemagne possédait en 1914. Il lui accorde le premier de ces moyens, celui qui doit lui permettre de reconstituer les autres, l’État, un État central, qui dispose des ressources et des forces de 60 millions d’êtres humains et qui sera au service de leurs passions.

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, Paris, Fayard, 1920.


La paix vue de Berlin par l’ambassadeur André François-Poncet

Si l’on examine l’état de l’opinion allemande à quelques temps de là [la signature de l’armistice], si l’on recherche comment, dans son immense majorité, elle interprète l’armistice du 11 novembre 1918 et la paix subséquente de juin 1919, comment ces événements décisifs lui ont été expliqués et quelle idée elle s’en fait, on se trouve en face de la version suivante, propagée par tous les journaux, enseignée dans toutes les écoles, ancrée dans tous les cerveaux, bien avant l’accession de Hitler et du nazisme au pouvoir :

l’Allemagne n’a pas été militairement vaincue ; son armée n’a pas été battue en rase campagne et acculée par la défaite à la reddition ; ses frontières n’ont pas été violées ; elle n’a pas été envahie ;

elle a été victime, avant tout, du blocus, moyen de guerre inhumain, contre lequel l’emploi de la guerre sous-marine à outrance était parfaitement légitime ;

elle a été touchée, en outre, par l’énoncé des quatorze points, sur la base desquels le président Wilson, en janvier 1918, avait déclaré, dans un message au Congrès, que 1a paix devrait être assise ;

enfin, l’univers était ligué contre elle ;

c’est pourquoi, à l’instigation du gouvernement civil et des milieux parlementaires, elle a demandé un armistice, prologue nécessaire à l’ouverture de pourparlers de paix, d’une paix qui, dans sa pensée, devait être négociée d’égal à égal, puisque, sur le terrain, il n’y avait eu ni vainqueur, ni vaincu ;

les conditions mises par les Alliés à l’octroi d’un armistice ont été, cependant, draconiennes, aussi dures qu’elles l’eussent été, si l’armée allemande avait été battue ; l’Allemagne aurait pu les repousser et reprendre la lutte ; mais, à ce moment, les sociaux-démocrates, les marxistes, les juifs ont porté à la patrie un coup de poignard dans le dos ; l’arrière a trahi le front ; il a fait une révolution qui rendait toute résistance impossible ;

l’Allemagne n’en comptait pas moins sur une paix négociée ; elle avait maîtrisé chez elle la révolution et s’était donné une constitution républicaine et démocratique, à l’image de celle des Alliés ;

mais, après lui avoir, à l’armistice, enlevé ses armes et ses moyens de défense, les Alliés ont abusé de son impuissance ; ils ont, à Versailles, isolé ses représentants, rejeté leurs objections et contre-propositions, refusé toute discussion avec eux ; par une véritable escroquerie, ils ont, après les avoir brandis comme un appât, mis au panier les quatorze points de Wilson, et imposé à l’Allemagne, sous menace d’invasion, une paix, non librement négociée, mais dictée, un Diktat ; par un article spécialement odieux de ce Diktat, l’article 231, ils l’ont contrainte à se reconnaître coupable de la guerre ; ils en ont déduit l’obligation pour elle de payer des réparations astronomiques ; après quoi, ils ne lui ont même pas ouvert l’accès de la Société des Nations ;

l’Allemagne a signé ce traité léonin, parce qu’elle était ligotée et ne pouvait faire autrement ; mais cette signature extorquée ne l’engage pas ; et les Allemands briseront les chaînes dont on les a chargés, aussitôt qu’ils le pourront.

André François-Poncet, De Versailles à Potsdam. La France et le problème allemand contemporain, 1919-1945, Paris, Flammarion, 1948.


Annexes

L’Europe de 1871 à 1914 (carte murale)

L’Europe de 1919 à 1935 (carte murale)