La limite conventionnelle Nord-Sud (1980)

La « limite Nord-Sud » trouve son origine dans les travaux d’une commission indépendante présidée par l’ancien chancelier social-démocrate allemand Willy Brandt. Composée de vingt membres, outre son président — sept pour les pays industrialisés, treize pour le monde en développement —, la commission se réunit une première fois le 9 décembre 1977, achève ses travaux en décembre 1979 et remet son rapport au secrétaire général des Nations Unies, Kurt Waldheim, le 12 février 1980.

Nord-Sud : un programme de survie

Rapport de la Commission indépendante sur les problèmes de développement international, sous la présidence de Willy Brandt

Courverture : « Nord » et « Sud » ; projection Gall-Peters.

Le livre sur le site de l’éditeur de la traduction française (Gallimard) :

Nord-Sud : un programme de survie


La limite « Nord-Sud » sépare, par convention, un « Nord » développé et un « Sud » en développement : c’est la représentation la plus courante des inégalités de développement à la surface de la Terre.

La dénomination « Nord-Sud » date des années 1950 : en 1959, le diplomate britannique Oliver Franks explique que le monde présente un second clivage, outre celui qui oppose l’Est et l’Ouest, le clivage « Nord-Sud ».

La notion de « Sud », sous d’autres noms, est antérieure. L’expression « Tiers Monde » date de 1952 : employée par le démographe et économiste Alfred Sauvy dans un texte publié par L’Observateur politique, économique et littéraire, elle désigne, sur le modèle de l’expression Tiers État (Sieyès, janvier 1789), un troisième monde, après l’Ouest et l’Est. L’expression « régions sous-développées » date de 1949 : dans son discours d’investiture du 20 janvier 1949, le président Truman fait de l’action en faveur du développement des « régions sous-développées » l’un des principaux objectifs de sa présidence.

Le « Tiers Monde » selon Alfred Sauvy (1952)

« Nous parlons volontiers des deux mondes en présence, de leur guerre possible, de leur coexistence etc., oubliant trop souvent qu’il en existe un troisième, le plus important, et en somme, le premier dans la chronologie. C’est l’ensemble de ceux que l’on appelle, en style Nations Unies, les pays sous-développés. […]

« Car enfin ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers État, veut, lui aussi, être quelque chose. »

Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur politique, économique et littéraire, 14 août 1952.

Le « Tiers-État » selon l’abbé Siéyès (1789)

1. Qu’est-ce que le Tiers-État ? — Tout.

2. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? — Rien.

3. Que demande-t-il ? — À être quelque chose.

Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ? janvier 1789.

Les « régions sous-développées » selon Truman (1949)

“In the coming years, our program for peace and freedom will emphasize four major courses of action.

“Fourth, we must embark on a bold new program for making the benefits of our scientific advances and industrial progress available for the improvement and growth of underdeveloped areas.”

Truman, discours d’investiture, 20 janvier 1949.

Le tracé de la limite « Nord-Sud » apparaît sous ce nom sur la couverture du rapport Brandt, mais reprend les limites assignées au Tiers Monde au cours des deux ou trois décennies précédentes.

Les deux groupes se distinguent par leur localisation respective à la surface de la Terre, mais ils ne sont pas séparés par un seul et même parallèle. L’équateur ne convient pas puisque l’hémisphère boréal comprend un grand nombre de pays du « Sud ». La limite passe plus au nord, entre le tropique du Cancer (23° de latitude nord) et le 43e parallèle de latitude nord (1980). En Asie orientale, elle s’incurve en outre vers le sud, franchit l’équateur et atteint le 47e parallèle de latitude sud pour inclure l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans le groupe des pays du Nord. L’expression est une métonymie ; elle ne désigne pas une localisation précise.

La latitude est la mesure de l’angle formé par la verticale d’un point — le rayon qui relie ce point au centre de la Terre — avec le plan de l’équateur.

Le tracé n’a pas beaucoup changé depuis les années 1980 : les cartes publiées à partir des années 1990 rangent dans le Sud les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (55° N au nord du Kazakhstan) et incluent, dans le groupe des pays du Nord, trois NPIA (la Corée du Sud, Taiwan et Singapour) et Israël. La limite « Nord-Sud » ne suffit plus à décrire les différences de développement dans le monde : les rapports annuels sur le développement humain montrent que les moins développés des pays du Nord sont devancés par un bon nombre de pays du Sud. Des inégalités se manifestent en outre à plus grande échelle.

Lire à ce sujet :

Vincent Capdepuy, « La limite Nord-Sud », M@ppemonde. Revue trimestrielle sur l’image géographique et les formes du territoire, 2007.

Wolfgang Schmidt, « Willy Brandt et le conflit Nord-Sud. Du rapport Brandt à la gouvernance mondiale », in Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Andreas Wilkens (dir.), Willy Brandt. Un projet pour l’Allemagne (1913-1992), Bundeskanzler Willy-Brandt-Stiftung, Berlin, 2014.


« Trois mondes, une planètes » : le texte d’Alfred Sauvy (1952)

Nous parlons volontiers des deux mondes en présence, de leur guerre possible, de leur coexistence, etc., oubliant trop souvent qu’il en existe un troisième, le plus important et, en somme, le premier dans la chronologie. C’est l’ensemble de ceux que l’on appelle, en style Nations Unies, les pays sous-développés.

Nous pouvons voir les choses autrement, en nous plaçant du point de vue du gros de la troupe : pour lui, deux avant-gardes se sont détachées de quelques siècles en avant, l’occidentale et l’orientale. Faut-il suivre l’une d’elles ou essayer une autre voie ?

Sans ce troisième ou ce premier monde, la coexistence des deux autres ne poserait pas de grand problème. Berlin ? Allemagne ? Il y a longtemps qu’aurait été mis en vigueur le système d’occupation invisible, qui laisserait les Allemands libres et que seuls les militaires, épris de vie civile, peuvent condamner. Les Soviétiques ne redoutent rien tant que voir l’Europe occidentale tourner au communisme. Le plus fervent stalinien d’ici est considéré là-bas comme contaminé par l’Occident. Parlez plutôt d’un bon Chinois, d’un Indien ayant fait ses classes à Moscou et ne connaissant la bourgeoisie que par la vision correcte et pure qui est donnée là-bas. Mais les Anglais, les Suédois, les Français, autant d’indésirables recrues.

Ce qui importe à chacun des deux mondes, c’est de conquérir le troisième ou du moins de l’avoir de son côté. Et de là viennent tous les troubles de la coexistence.

Le capitalisme d’Occident et le communisme oriental prennent appui l’un sur l’autre. Si l’un d’eux disparaissait, l’autre subirait une crise sans précédent. La coexistence des deux devrait être une marche vers quelque régime commun aussi lointain que discret. Il suffirait à chacun de nier constamment ce rapprochement futur et de laisser aller le temps et la technique. D’autres problèmes surgiraient, qui occuperaient suffisamment de place. Lesquels ? Gardons-nous de poser la question.

Transportez-vous un peu dans l’histoire : au cœur des guerres de religion, émettez négligemment l’opinion que, peut-être, un jour, catholiques et protestants auront d’autres soucis que l’Immaculée Conception. Vous serez curieusement considéré et sans doute brûlé à un titre ou l’autre, peut-être comme fou.

Malheureusement, la lutte pour la possession du troisième monde ne permet pas aux deux autres de cheminer en chantant, chacun dans sa vallée, la meilleure bien entendu, la seule, la « vraie ». Car la guerre froide a de curieuses conséquences : là-bas, c’est une peur morbide de l’espionnage qui pousse à l’isolement le plus farouche. Chez nous, c’est l’arrêt de l’évolution sociale. A quoi bon se gêner et se priver, du moment que la peur du communisme retient sur la pente ceux qui voudraient aller de l’avant ? Pourquoi considérer quoi que ce soit, puisque la majorité progressiste est coupée en deux ? Jamais période ne fut plus favorable à la législation de classe, nous le voyons bien. Absolvons-nous donc de nos vols, par l’amnistie fiscale, amputons sans crainte les investissements vitaux, les constructions d’écoles et de logements pour doter largement le fonds routier, de façon que se fassent plus aisément les retours du dimanche soir dans les beaux quartiers. Renforçons les privilèges betteraviers et alcooliers les moins défendables. Pourquoi se tourmenter, puisqu’il n’y a pas d’opposition ?

Ainsi l’évolution vers le régime lointain et inconnu a été stoppée dans les deux camps, et cet arrêt n’a pas pour seule cause les dépenses de guerre. Il s’agit de prendre appui sur l’adversaire pour se fixer solidement. Ce sont les durs qui l’emportent dans chaque camp, du moins pour le moment. Il leur suffit de qualifier les autres de traîtres ; bataille facile et classique. Et ainsi ils s’unissent pour une cause en somme commune : la guerre.

Et cependant, il y a un élément qui ne s’arrête pas, c’est le temps. Son action lente permet de prévoir que l’ampleur des ruptures sera, comme toujours, en rapport avec l’artifice des stagnations. Comment s’exerce cette lente action ? De plusieurs façons, mais d’une en particulier, plus implacable que toutes.

Les pays sous-développés, le 3e monde, sont entrés dans une phase nouvelle : certaines techniques médicales s’introduisent assez vite pour une raison majeure : elles coûtent peu. Toute une région de l’Algérie a été traitée au DDT, contre la malaria : coût 68 francs par personne. Ailleurs, à Ceylan, dans l’Inde etc., des résultats analogues sont enregistrés. Pour quelques cents la vie d’un homme est prolongée de plusieurs années. De ce fait, ces pays ont notre mortalité de 1914 et notre natalité du XVIIIe siècle. Certes, une amélioration économique en résulte : moins de mortalité de jeunes, meilleure productivité des adultes, etc. Néanmoins, on conçoit bien que cet accroissement démographique devrait être accompagné d’importants investissements pour adapter le contenant au contenu. Or ces investissements vitaux coûtent, eux, beaucoup plus de 68 francs par personne. Ils se heurtent alors au mur financier de la guerre froide. Le résultat est éloquent : le cycle millénaire de la vie et de la mort est ouvert, mais c’est un cycle de misère. N’entendez-vous pas sur la Côte d’Azur les cris qui nous parviennent de l’autre bout de la Méditerranée, d’Égypte ou de Tunisie ? Pensez-vous qu’il ne s’agit que de révolution de palais ou de grondement de quelques ambitieux, en quête de place ? Non, non, la pression augmente constamment dans la chaudière humaine.

À ces souffrances d’aujourd’hui, à ces catastrophes de demain, il existe un remède souverain ; vous le connaissez, il s’écoule lentement ici dans les obligations du Pacte atlantique, là-bas dans des constructions fébriles d’armes qui seront démodées dans trois ans.

Il y a dans cette aventure une fatalité mathématique qu’un immense cerveau pourrait se piquer de concevoir. La préparation de la guerre étant le souci no 1, les soucis secondaires comme la faim du monde ne doivent retenir l’attention que dans la limite juste suffisante pour éviter l’explosion ou plus exactement pour éviter un trouble susceptible de compromettre l’objectif no 1. Mais quand on songe aux énormes erreurs qu’ont tant de fois commises, en matière de patience humaine, les conservateurs de tout temps, on peut ne nourrir qu’une médiocre confiance dans l’aptitude des Américains à jouer avec le feu populaire.

Néophytes de la domination, mystiques de la libre entreprise au point de la concevoir comme une fin, ils n’ont pas nettement perçu encore que le pays sous-développé de type féodal pouvait passer beaucoup plus facilement au régime communiste qu’au capitalisme démocratique. Que l’on se console, si l’on veut, en y voyant la preuve d’une avance plus grande du capitalisme, mais le fait n’est pas niable. Et peut-être, à sa vive lueur, le monde no 1, pourrait-il, même en dehors de toute solidarité humaine, ne pas rester insensible à une poussée lente et irrésistible, humble et féroce, vers la vie. Car enfin, ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers Etat, veut, lui aussi, être quelque chose.

Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur politique, économique et littéraire, 14 août 1952.

Le texte est publié dans la revue Vingtième Siècle en 1986, mais le début du dernier paragraphe est omis et la dernière phrase se termine par une faute de frappe.

« Trois mondes, une planète », Vingtième Siècle