Appel de Victor Hugo à l’armée russe

« Soldats russes, écrit Victor Hugo en 1863, redevenez des hommes. » C’est la première phrase d’un appel adressé par le poète à l’armée russe devant la répression de l’insurrection polonaise. Effacée de la carte de l’Europe par les trois partages du XVIIIe siècle (1772-1795), la Pologne retrouve une existence nationale dans le grand-duché (1807-1813) créé par Napoléon après l’entrée des troupes françaises à Varsovie (28 novembre 1806). Le congrès de Vienne (1814-1815) conserve un royaume de Pologne, mais le soumet à la tutelle de la Russie, sous le régime de l’union personnelle : Alexandre Ier est à la fois empereur de Russie et roi de Pologne. Une première insurrection nationale éclate en 1830, mais elle est brisée par la répression russe (1830-1831). À Paris, Victor Hugo signe un appel en faveur de la cause polonaise (janvier 1831) et compose le dernier poème des Feuilles d’automne (1831) : « Quand un Cosaque affreux, que la rage transporte, / Viole Varsovie échevelée et morte ». Lors de l’insurrection de 1863, à l’invitation du philosophe russe en exil Alexandre Herzen, il rédige un appel à l’armée russe depuis son exil de Guernesey (11 février). Publié dans la revue d’Herzen KolokolLa Cloche —, le texte est repris dans le journal La Presse du 15 février.


L’appel dans le journal La Presse (15 février 1863)

NOUVELLES DE POLOGNE.

Nos correspondants de Pologne nous écrivent qu’on y lit avidement le véhément appel, dont ils nous envoient un exemplaire ; cet appel, qui porte la signature de Victor Hugo, est adressé à l’armée russe, et lui est parvenu par les mêmes voies dont se sert le journal la Cloche pour pénétrer jusqu’à elle :

Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.

Pendant qu’il en est temps encore, écoutez :

Si vous continuez cette guerre sauvage ; si, vous, officiers, qui êtes de nobles cœurs, mais qu’un caprice peut dégrader et jeter en Sibérie ; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd’hui, violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles, sujets du knout, maltraités, mal nourris, condamnés pour de longues années et pour un temps indéfini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs ; si, vous qui êtes des victimes, vous prenez parti contre les victimes ; si, à l’heure sainte où la Pologne vénérable se dresse, à l’heure suprême ou le choix vous est donné entre Pétersbourg où est le tyran et Varsovie où est la liberté ; si, dans ce conflit décisif, vous méconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternité ; si vous faites cause commune contre les Polonais avec le czar, leur bourreau et le vôtre ; si, opprimés, vous n’avez tiré de l’oppression d’autre leçon que de soutenir l’oppresseur ; si de votre malheur vous faites votre honte ; si, vous qui avez l’épée à la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous écrase tous, Russes aussi bien que Polonais, votre force aveugle et dupe ; si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques populations désespérées, réclamant le premier des droits, le droit à la patrie ; si, en plein dix-neuvième siècle, vous consommez l’assassinat de la Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l’armée russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous même des bandes américaines du Sud, et vous soulèverez l’exécration du monde civilisé ! Les crimes de la force sont et restent des crimes ; l’horreur publique est une pénalité.

Soldats russes, inspirez-vous des Polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple.

VICTOR HUGO.

Hauteville House. — Février 1863.

Oublier que l’empereur Alexandre II a pris spontanément l’initiative de l’abolition du servage en Russie, l’appeler « boucher des nations ; » c’est, il nous paraît, manquer de mémoire et de justice, et ce manque de justice et de mémoire nous surprend de la part du grand poète qui, a signé la pièce que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, afin qu’ils la puissent juger par eux-mêmes. Il y avait, suivant nous, un autre langage à tenir, moins passionné et plus élevé, qui, celui-là, n’eût pas parlé à des épées et à des crosses de fusils. Ce langage, peut-être serait-il encore temps de le tenir.

Le secrétaire de la rédaction,

J. MAHIAS.

« Nouvelles de Pologne », La Presse, 15 février 1863.

GALLICA-BNF


L’appel dans les Œuvres complètes (1883)

À L’ARMÉE RUSSE

La Pologne, indomptable comme le droit, venait de se soulever. L’armée russe l’écrasait. Alexandre Herzen, le vaillant rédacteur du Kolokol, écrivit à Victor Hugo cette simple ligne :

« Grand frère, au secours ! Dites le mot de la civilisation. »

Victor Hugo publia dans les journaux libres de l’Europe l’Appel à l’armée russe qu’on va lire :

Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.

Pendant qu’il en est temps encore, écoutez :

Si vous continuez cette guerre sauvage ; si, vous, officiers, qui êtes de nobles cœurs, mais qu’un caprice peut dégrader et jeter en Sibérie ; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd’hui, violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles, sujets du knout, maltraités, mal nourris, condamnés pour de longues années et pour un temps indéfini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs ; si, vous qui êtes des victimes, vous prenez parti contre les victimes ; si, à l’heure sainte où la Pologne vénérable se dresse, à l’heure suprême ou le choix vous est donné entre Pétersbourg où est le tyran et Varsovie où est la liberté ; si, dans ce conflit décisif, vous méconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternité ; si vous faites cause commune contre les Polonais avec le czar, leur bourreau et le vôtre ; si, opprimés, vous n’avez tiré de l’oppression d’autre leçon que de soutenir l’oppresseur ; si de votre malheur vous faites votre honte ; si, vous qui avez l’épée à la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous écrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe ; si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques populations désespérées, réclamant le premier des droits, le droit à la patrie ; si, en plein dix-neuvième siècle, vous consommez l’assassinat de la Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l’armée russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous même des bandes américaines du sud, et vous soulèverez l’exécration du monde civilisé ! Les crimes de la force sont et restent des crimes ; l’horreur publique est une pénalité.

Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 11 février 1863.

« À l’armée russe » in Œuvres complètes de Victor Hugo, Actes et paroles, II, Pendant l’exil, 1852-1870, Paris, Hetzel et Quantin, 1883, pp. 323-324.

GALLICA-BNF

« Combat des Polonais contre les Russes », estampe de François Georgin, après 1831, Paris Musées, CC0 1.0.