La querelle des deux puissances de la forêt de Fontainebleau (1872-1876)

Le 16 décembre 1876, le député de Seine-et-Marne Horace de Choiseul prie la Chambre « de juger entre l’école de Fontainebleau et l’administration des forêts » afin de « ramener le calme entre ces deux puissances de la forêt de Fontainebleau ». La querelle remonte à la première moitié du siècle, après l’éclosion de l’école de Barbizon, troisième école de Fontainebleau, celle des peintres paysagistes. En 1839, sous la monarchie de Juillet, dans L’Artiste, le critique littéraire Jules Janin supplie l’intendant général de la liste civile Camille de Montalivet « d’arrêter la tendance anti-artiste des agents placés sous ses ordres à Fontainebleau » afin de « conserver à la France, et même à l’Europe, un monument naturel qui n’a pas d’égal ». Sous le Second Empire, les artistes obtiennent la création d’une réserve de 624 hectares (1853) dont la superficie est portée à 1097 hectares en 1861. Sa protection fait alors l’objet d’un décret impérial. Daté du 13 août 1861, il est antérieur au Yosemite Grant Act signé par le président Lincoln le 30 juin 1864 et ferait de Fontainebleau le premier site naturel protégé du monde. La querelle reparaît au début de la IIIe République. Le 7 octobre 1872, dans une pétition adressée à la presse, les artistes protestent contre des coupes qu’ils jugent abusives, constituent un Comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau et recueillent l’adhésion de George Sand et de Victor Hugo. Le 3 avril 1876, Louis Foucher de Careil, ancien préfet de Seine-et-Marne (1872-1873) élu sénateur du département le 30 janvier, dépose une proposition de loi visant à augmenter de 1000 hectares la réserve délimitée sous le Second Empire. Dans la discussion du projet (14 juin 1876), il reprend les arguments des artistes et rappelle que le Congrès des États-Unis n’a pas hésité à légiférer en la matière. En 1870, de retour d’un voyage outre-atlantique (1869), il avait publié dans La Liberté un article sur la protection des sites naturels américains et donné une traduction du Yosemite Grant Act. Sa proposition est cependant rejetée après avis défavorable de la première commission d’initiative parlementaire. Le 16 décembre, Horace de Choiseul fait une autre tentative à la Chambre. À l’occasion de la discussion du budget des recettes de l’exercice 1877, il propose de réduire de 1000 francs les coupes de bois, reprend les mêmes arguments et évoque à son tour la vallée de Yosemite. L’amendement est rejeté à la demande du directeur général des forêts, commissaire du Gouvernement.

La pétition des artistes (7 octobre 1872)

La constitution du Comité de protection (9 novembre 1872)

Le manifeste de George Sand (13 novembre 1872)

La lettre de Victor Hugo (décembre 1872)

La proposition de loi de Foucher de Careil (3-14 avril 1876)

L’amendement d’Horace de Choiseul (16 décembre 1876)


Chronologie indicative

13 août 1861. — Décret impérial sur l’aménagement de la forêt de Fontainebleau.

30 juin 1864. — An Act Authorizing a Grant to the State of California of the « Yo-Semite Valley, » and of the Land Embracing the « Mariposa Big Tree Grove ».

1er mars 1872. — An Act to set apart a certain Tract of Land lying near the Head-waters of the Yellowstone River as a public Park.

7 octobre 1872. — Pétition contre la mise en vente de plusieurs milliers de chênes et de hêtres à abattre dans la forêt de Fontainebleau.

6 novembre 1872. — Dans « La forêt de Fontainebleau », XXe feuilleton des « Impressions et souvenirs » du Temps, George Sand donne une « adhésion publique » aux pétitionnaires.

9 novembre 1872. — La Renaissance littéraire et artistique annonce la création du Comité pour la protection artistique de la forêt de Fontainebleau.

7 décembre 1872. — La Renaissance littéraire et artistique publie la lettre d’adhésion de Victor Hugo.

3 avril 1876. — Dépôt devant le Sénat d’une proposition de loi sur la protection de la forêt de Fontainebleau par Foucher de Careil, sénateur de Seine-et-Marne ; discutée le 14 juin, la proposition est rejetée après avis défavorable de la 1ere commission d’initiative parlementaire.

16 décembre 1876. — Présentation à la Chambre d’un amendement à l’article 3 du budget des recettes de l’exercice 1877 par Horace de Choiseul, député de Seine-et-Marne ; discuté le même jour, l’amendement est rejeté à la demande du directeur général des forêts, commissaire du Gouvernement.


La pétition des artistes (7 octobre 1872)

Le National est l’un des premiers journaux à publier la lettre reçue des artistes (10 octobre 1872).

On écrit de Bois-le-Roi, le 7 octobre, au rédacteur du National :

Monsieur le rédacteur en chef,

Nous désirons appeler l’attention du gouvernement et du public sur le fait suivant :

Samedi prochain [12 octobre], l’administration des forêts dans la seule forêt de Fontainebleau, met en vente :

13,298 chênes de 140 à 300 ans !

4,828 hêtres de 90 à 200 ans !

Et 1,720 hectares de tailles !

Comme vous le voyez, ces chiffres sont énormes, et la forêt de Fontainebleau va perdre son aspect pittoresque.

Cette coupe va causer des pertes considérables à la ville de Fontainebleau et à vingt villages ; les artistes qui sont attirés par les futaies que l’on veut abattre quitteront certainement les pays qu’ils font vivre, et la forêt perdra son attrait pour les touristes et les étrangers.

L’acte de vandalisme que l’on prépare a-t-il au moins pour excuse d’être une bonne opération financière ? Non, à coup sûr.

Cette énorme quantité de bois de chauffage et de construction, jetée d’un seul coup sur le marché, provoquera certainement une grande dépréciation, et l’État perdra au lieu de gagner.

À cette heure, de nombreuses pétitions se signent, peut-être trop tard, malheureusement.

Nous vous prions de jeter ce premier cri d’alarme pendant qu’il est encore temps.

Veuillez agréer, monsieur le rédacteur en chef, l’assurance de notre considération distinguée.

A. Guillemin, artiste peintre ; L. Cheret, Camille Dufour ; Labley, artiste peintre ; H. Briscard.

Nous ne pouvons que nous associer à ces réclamations.

La forêt de Fontainebleau est l’école des paysagistes ; elle a vu sous ses ombrages Decamps, Diaz, Théodore Rousseau, Louis Français, Francique Milet, Daubigny, Gérôme, Charles Jacques, et tant d’autres, qui ont, tour à tour, apposé leur griffe sur les boiseries et chambranles de l’auberge du Père Ganne, à Barbizon.

La forêt de Fontainebleau est le rendez-vous des poètes, des rêveurs, des penseurs ; sous ses ombrages ont erré Alfred de Musset, Michelet, Henri Murger ; si l’on décime les chênes séculaires, si l’on fait des trouées dans les futaies du Bas-Bréau, autour de la Mare-aux-Fées, de la Gorge-aux-Loups, des gorges d’Apremont, adieu l’attrait spécial de ces solitudes, chères à la littérature et aux arts !

À un autre point de vue, la forêt de Fontainebleau est une réserve qu’il faut ménager. Notre ami Denecourt, le vieux Sylvain, qui en y traçant des sentiers avec un zèle infatigable, a facilité aux touristes des excursions, impraticables avant lui, pourrait seul préciser ce que contient de richesses cette forêt de 17,000 hectares de superficie, de 80 kilomètres de pourtour ; mais s’agit-il de chiffres et de calculs ? La forêt est un monument national, un temple druidique où l’on ne doit pénétrer qu’avec respect. Il faut que rien n’en puisse écarter les visiteurs dont les œuvres feront plus tard la gloire de la France, et qui s’y rendent pour se livrer à de fructueuses contemplations, comme les Druides venaient jadis cueillir le gui sacré.

E. de la Bédollière

Le National, 10 octobre 1872.


Dans La Renaissance littéraire et artistique, le critique d’art Philippe Burty apporte des précisions.

LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU.

Fontainebleau, le 20 octobre 1872.

La forêt de Fontainebleau, l’aïeule et la nourrice du paysage moderne, le musée plein de décors grandioses et de motifs délicieux dont chaque saison esquisse, peint, glace, vernit et change les effets, vient de traverser une crise redoutable. Le gros du danger est provisoirement écarté ; mais la cause du mal subsiste. Les cris des artistes ont fait reculer les bûcherons. Ceux-ci peuvent revenir demain. Ils reviendront si les peintres, les poètes, les touristes, les amoureux qui vont y écorner la lune de miel, ne plaident résolument, sans déclamations et sans défaillances, le respect absolu de ce parc enchanté.

Voici brièvement ce qui s’est passé. J’y ajoute le remède que je propose.

Les artistes habitant Fontainebleau ou les villages de la lisière apprirent, il y a quelques jours, que les ventes de cette année, augmentées de celles de l’exercice précédent, allaient atteindre des cantons qu’il importait absolument de réserver, et que plusieurs milliers d’arbres trois fois centenaires allaient être coupés dans des parties jusqu’alors respectées.

MM. A. Guillemin, L. Cheret, Camille Dufour, Labley et H. Briscard eurent le courage — oui, courage, car il n’est guère de mode de se mettre en avant — de signer collectivement une protestation et de l’envoyer en toute hâte aux journaux.

Cette lettre que d’Hervilly inséra, en passant, dans ses On-dit, et que je commentai le lendemain dans la République française, dénonçait la mise en adjudication de :

14,298 chênes de 140 à 300 ans,

4,828 hêtres de 90 à 200 ans,

1,720 hectares de taillis.

Des chênes de 300 ans et des hêtres de 200 ans, cela est rare, superbe, digne de respect et de pitié. Ceux de la Forêt sont d’une vigueur et d’une élégance, d’un jet et d’une abondance de verdure qui émeuvent les bourgeois les plus durs. Il y a réellement fagots et fagots.

La brutalité de ce massacre nous navra. Nous préjugeâmes que la République serait clémente.

« Cette vente, écrivîmes-nous, serait un acte de pur vandalisme. Il appartient au ministre des Beaux-Arts de représenter sans retard au président de la République combien le produit d’un tel abatage serait misérable, en comparaison de l’irréparable tort causé aux artistes, à l’art lui-même.

« Une forêt pareille rentre dans la série supérieure des objets d’art et des monuments historiques de la France. On lui doit autant de respect et de soin qu’à nos Musées. Il est toujours facile de restaurer les Tuileries, mais il n’est au pouvoir d’aucun ministre de remplacer un chêne ou un hêtre de trois cents ans !

« Sous Louis-Philippe, ces “bois sacres” furent victimes de coupes sombres auxquelles certains noms sont restés tristement attachés. Th. Thoré ouvrit dans le Constitutionnel une campagne éloquente contre l’avidité de la liste civile et contre la façon dont les conservateurs interprétaient leurs fonctions.

Grâce au retentissement de ces articles, grâce à l’agitation entretenue dans les ateliers par Théodore Rousseau, par Diaz, par tout ce que Paris renfermait d’intelligent, l’administration s’arrêta au milieu de son œuvre de destruction, et quelques parties antiques furent respectées.

« C’est, nous y insistons, au ministre des Beaux-Arts qu’il appartient de faire suspendre, ou au moins de rendre inoffensifs, des ordres qui n’enrichiraient guère le Trésor et qui appauvriraient la France. »

Le lendemain une note rédigée par quelque Pet-de-loup, sévère mais juste, « rectifiait » ce qui n’avait jamais été en question et affirmait ce qui n’était point nié. Mais l’assurance qu’y donne l’administration « de tenir en dehors des aménagements ordinaires et préservée de toute exploitation, une réserve de 1,097 hectares 29 ares, dans lesquels on se borne à ramasser le bois mort », n’en est pas moins notable.

La publicité donnée, par la presse aux appréhensions des artistes ne trouva pas le gouvernement insensible :

Le matin même de l’adjudication, avis arrivait à l’administration des Forêts de surseoir à l’adjudication de onze lots sur les soixante que comprenait la vente primitive.

La pétition au président de la République doit donc se transformer en lettre de remerciement, car ce ne peut être que de son cabinet qu’est partie cette sage dépêche. L’administration des Forêts n’a rien à voir dans la question d’art et de sentiment que nous soulevons. Elle est chargée de l’entretien et du rapport des bois. Elle exécute son programme en toute conscience. Elle est hors de cause.

Mais la Forêt est-elle une forêt ordinaire ? Les quelques milliers d’hectares qui la composent peuvent-ils être assimilés à ceux des autres domaines de l’État ?

Malgré les réserves qu’on y a déjà désignées, non !

Feuilletez le beau livre de M. Belgrand sur le Bassin de la Seine, vous y verrez que les grès durs et que les sables blancs qui la parsèment sont les derniers témoins, les seuls survivants des terrains primitifs de cet immense plateau qui descend jusqu’à la Manche. Le formidable torrent qui bondit un jour par-dessus la chaîne de la Côte-d’Or ravina, creusa jusqu’aux tufs inférieurs ces sables miocènes que les cristalleries de Baccarat et de l’Angleterre transforment aujourd’hui en verre limpide, brisa et roula en blocs menus la couche dure de grès qui les recouvrait.

A la fin du XVIIIe siècle, Boissieu descendait de la diligence de Lyon pour dessiner la futaie et les rochers qui dominent Bourron. Lantara promenait sa bohème dans les vallons, et laissait un croquis aux aubergistes pour payer sa dépense. Plus tard, Bruandet préludait dans ses fourrés au paysage romantique. Après 1830, Cabat y vint, un des premiers, planter son parasol. Puis Diaz découvrit Barbizon et y attira Théodore Rousseau. On sait tous ceux qui les y suivirent.

De nos jours, les francs-tireurs — un groupe de braves jeunes hommes que les attardés de l’Empire paralysèrent ou dénoncèrent — y ont descendu pas mal de uhlans.

Je demande que la Forêt de Fontainebleau soit classée parmi les monuments historiques.

Elle vaut le château que n’habitent plus que des fantômes sinistres.

Le parquet taché du sang d’un Monadelschi remplacerait-il ses clairières ensoleillées ? Donneriez-vous les chênes du Bas-Bréau pour la table d’acajou sur laquelle Napoléon signa son abdication ?

Les onze cents hectares réservés sur les dix-sept mille qui la composent ne suffisent point. Il faut élargir la zone qui ceint ces lieux d’élection. L’harmonie exige d’ailleurs qu’on n’y arrive point brusquement, et que ces oasis ne se dessèchent point dans l’aridité des coupes à blanc et des arrachages suivis d’ensemencements. L’État, qui sait faire de hauts sacrifices pour consolider les vieux remparts, reprendre en sous-œuvre les églises, restaurer les châteaux royaux, enrichir ou conserver les musées, peut et doit prendre sous sa garde, dans la plus large mesure, cette forêt, coin perdu dans l’immensité du paysage français, promenade marquée à l’avance sur le carnet des touristes des deux mondes.

Oui, je demande que la Forêt soit mise au nombre des monuments historiques.

En 1849, on a coupé sans miséricorde une partie d’une beauté unique qui s’appelait le Déluge. Cette perte est irréparable. Le Bas-Bréau lui-même avait moins de sauvageries, de charmes et de surprises. Cette fois, on allait atteindre ce canton des Monts-de-Fays, qui s’étend entre la route de Paris et la route de Melun, va vers la Table-du-Roy, et qui fait suite aux sites si profondément pittoresques de Franchart et d’Apremont. Si les futaies en sont moins belles, laissez-les repousser. Laissez-les mourir de leur belle mort, et ne les tuez pas dans leur virilité, ces chênes et ces hêtres de trois cents ans que les lichens et les mousses ont revêtus de leur barbe grise et de leur velours vert. Le temps et les éléments ne viennent déjà que trop vite les mutiler ! Les orages les ébranchent. La pourriture fuse leur colonne au cœur. Parfois un imbécile jette dans les aiguilles des résineux, desséchées par l’été, un cigare mal éteint, et voilà tout un canton qui flambe ! Les carrières de sable blanc s’épuisent. Les rochers gris de perle ont été livrés aux carriers et pavent nos rues. Les genévriers, les houx centenaires font des cannes et des bilboquets. M. de Bois-d’Hiver a contre-planté d’affreux et uniformes pins de Bordeaux toutes les pentes et tous les cirques dénudés, et les lézards n’ont plus une pierre où réchauffer leur tête ! L’homme se sent partout. On a dardé de grosses flèches rouges et de grosses flèches bleues l’angle de tous les sentiers, comme si une forêt n’était point faite pour qu’on s’y perde ! On a vissé sur le flanc d’une roche une caricature en bronze qui s’appelle Nemorosa. Ou trouve une buvette dans le désert de Franchart, une piste dans la vallée de la Salle. Il y a le « Point de vue Victor-Emmanuel », le chêne de Rossini et la Descente d’Orphée.

C’est odieux !

Lorsque, enfant, j’ai couru la Forêt, et lorsque ma jeunesse s’y est passée, elle était encore vierge. Les peintres voulaient tuer, à coups de parasol, M. Théodore Aligny, qui avait arraché des poignées de mousse d’un rocher au profil trop peu classique. Beau mouvement qui rappelle la première d’Hernani ! Parfois un loup franchissait brusquement une route. On entendait dans le fourré le raclement singulier des andouillers des cerfs qui se poursuivaient. Des aigles planaient au-dessus de l’entonnoir des vallées tapissées de bruyères. Les merles sifflaient dans l’emmêlement des ronces et des bruyères hautes de six pieds. Des silences s’épandaient en ondes lourdes sous ces arcades profondes, noires en été, blondes à l’automne.

Je l’ai revue hier. J’ai dû aller dans un endroit à peine connu, les Roches-Bernard, pour retrouver quelque impression de solitude. Le charme m’a repris. Si triste que fût le cœur que je lui portais, elle l’a endormi, pacifié. Elle est toujours l’enchanteresse et la consolatrice. Elle ne parle point de la mort, mais d’un doux repos, à ceux qui pleurent des êtres chéris. Il faut respecter la vieille Forêt. Le bruissement des feuilles qui roulent sur les cosses de faînes rappelle le bruit incertain des paroles étouffées que les lèvres enfantines murmurent en rêvant…

PH. BURTY.

Philippe Burty, « La forêt de Fontainebleau », La Renaissance littéraire et artistique, 26 octobre 1872.


Le comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau (9 novembre 1872)

Selon Le Rappel, la lettre est datée du 29 octobre.

CORRESPONDANCE

Nous recevons la lettre suivante, qui répond de tous points à la question récemment soulevée dans la Renaissance par M. Philippe Burty :

Monsieur le rédacteur,

La pétition des artistes avait obtenu, auprès de M. le président de la République, l’accueil le plus favorable ; néanmoins l’adjudication de la plus grande partie des lots a eu lieu au jour indiqué. Pour essayer d’empêcher à l’avenir d’aussi vastes mutilations, les signataires de la pétition se sont constitués en comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau, et, pour bien préciser leur but, ont voté à l’unanimité la résolution suivante : « Que la forêt de Fontainebleau doit être assimilée aux monuments nationaux et historiques qu’il est indispensable à tout prix de conserver à l’admiration des artistes et des touristes ; et que sa division actuelle, en parties artistique et non artistique, ne doit être acceptée que sous toutes réserves. »

Les signataires font appel à tous les artistes ou amateurs pour appuyer leur programme, espérant qu’ils voudront bien envoyer leur adhésion au secrétaire général du comité, à Bois-le-Roi.

Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, l’assurance de ma parfaite considération.

Le secrétaire général du comité de protection de la forêt,

H. BUREAUD-RIOFREY.

« Correspondance », La Renaissance littéraire et artistique, 9 novembre 1872.


Le feuilleton de George Sand dans Le Temps (13 novembre 1872)

Feuilleton du Temps du 13 novembre

20

IMPRESSION ET SOUVENIRS

LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU

Voici une lettre que je reçois :

« La pétition des artistes avait obtenu auprès de M. le président de la République l’accueil le plus favorable ; néanmoins l’adjudication de la plus grande partie des lots a eu lieu au jour indiqué. »

Pour essayer d’empêcher à l’avenir d’aussi vastes mutilations, les signataires de la pétition se sont constitués en comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau, et, pour bien préciser leur but, ont voté à l’unanimité la résolution suivante :

« Que la forêt de Fontainebleau doit être assimilée aux monuments nationaux et historiques qu’il est indispensable de conserver à l’admiration des artistes et des touristes. — et que sa division actuelle en partie artistique et non artistique ne doit être acceptée que sous toutes réserves. »

Je ne suis pas bien au courant de ce qui s’est passé à l’égard de la forêt de Fontainebleau, mais peu importe. Il ne s’agit pas pour moi de critiquer ce que j’ignore, il s’agit d’approuver tout effort tenté pour la conservation de ce monument naturel, très logiquement classé par les pétitionnaires parmi les monuments nationaux. Le dépecer, le vendre, c’est l’anéantir, et je n’hésite pas à jurer que c’est là un sacrilège. Ce serait une honte de plus à ajouter aux incendies de Paris.

Triste époque en vérité que celle où, d’un côté, l’émeute détruit les archives de la civilisation, tandis que, de l’autre, l’État qui représente l’ordre et la conservation détruit ou menace les grandes œuvres du temps et de la nature. Que les unes ou les autres soient converties en ruines ou en écus, ce n’en est pas moins la destruction, et je ne sais, de ces deux vandalismes, si celui qui serait commis de sang-froid, légalement, après délibération, ne serait pas le plus stupide et le plus honteux.

Les pétitionnaires qui me demandent d’unir mes efforts aux leurs, et auxquels je donne ici une adhésion publique invoquent avec raison le besoin des artistes et la satisfaction des touristes ; mais il y a plus que cela à invoquer, car l’opinion publique est faite par une médiocrité parfaitement dédaigneuse de la petite fraction des amants attitrés de la nature. On peut, je crois prendre la question de plus haut encore et appeler les savants à démontrer que les forêts séculaires sont un élément essentiel de notre équilibre physique, qu’elles conservent dans leurs sanctuaires des principes de vie qu’on ne neutralise pas impunément, et que tous les habitants de la France sont directement intéressés à ne pas laisser dépouiller la France de ses vastes ombrages, réservoirs d’humidité nécessaire à l’air qu’ils respirent et au sol qu’ils exploitent.

Un illustre ami, le poète de premier ordre qui vient de nous quitter, Théophile Gautier avait des paradoxes dont il n’était pas la dupe. Il nous disait, un jour, que les plantes, étaient relativement à nous, des suçoirs qui absorbaient notre air respirable, et que son idéal hygiénique, à lui, était de vivre dans un jardin composé d’allées et de plates-bandes de bitume, avec de bons sièges capitonnés et des narghilés toujours allumés, en guise de parterres et de massifs.

Quelqu’un lui fit observer que si les plantes absorbaient une partie de notre alimentation aérienne, elles nous rendaient au centuple des éléments de nutrition moléculaire dont la privation nous serait mortelle. Il le savait fort bien, car il savait beaucoup, et il pouvait soutenir contre lui-même des thèses que nul n’eût mieux plaidées.

Les grands végétaux sont donc des foyers de vie qui répandent au loin leurs bienfaits, et s’il est dangereux ou nuisible de vivre éternellement sous leur ombre directe, il est bien prouvé que supprimer leurs émanations, c’est changer d’une manière funeste les conditions atmosphériques de la vie humaine. C’est supprimer ces grands éventails qui renouvellent l’air et divisent l’électricité sur nos têtes, c’est aussi appauvrir le sol qui est doué d’une circulation pour ainsi dire sous-cutanée.

La culture gratte, peigne, assainit cette écorce délicate. Ce sont les soins de propreté nécessaires ; mais il faut que certaines parties rocheuses ou boisées échappent à ce nivellement exagéré et conservent l’humidité qui doit féconder le sous-sol à de grandes distances. Il y a fort peu d’eau apparente dans les sables et les roches de Fontainebleau, mais le sous-sol qui a permis aux arbres d’y vivre si longtemps est à coup sûr d’une richesse extrême, et qui se communique au loin. Supprimez les arbres qui, par leur ombre, rendent au sol la fraîcheur bue par leurs racines vous détruisez une harmonie nécessaire, essentielle, du milieu que vous habitez.

Ne rétrécissons donc pas la question. Tout le monde n’est pas capable de faire une bonne étude des chênes et des grès de Fontainebleau. Tout le monde n’a pas le goût de l’essayer, mais tout le monde a droit à la beauté de ces choses, et il y a beaucoup plus de personnes capables de la sentir que d’artistes intéressés à la traduire. Tout le monde a son grain d’intelligence et de poésie, et il ne faut pas pour cela une grande éducation de développement spécial. Tout le monde a donc droit à la beauté et à la poésie de nos forêts, de celle-là particulièrement, qui est une des belles choses du monde, et la détruire serait, dans l’ordre moral, une spoliation, un attentat vraiment sauvage à ce droit de propriété intellectuelle qui fait de celui qui n’a rien que la vue des belles choses, l’égal, quelquefois le supérieur de celui qui les possède.

La rage de la possession individuelle doit avoir certaines limites que la nature a tracées. Arrivera-t-on à prétendre que l’atmosphère doit être partagée, vendue, accaparée par ceux qui auront le moyen de l’acheter ? Si cela pouvait se faire, voyez-vous d’ici chaque propriétaire balayant son coin de ciel, entassant les nuages chez son voisin, ou, selon son goût, les parquant chez lui et demandant une loi qui défende à l’homme sans argent de regarder l’or du couchant ou la splendeur fantastique des nuées chassées par la tempête ? J’espère que cet heureux temps ne viendra pas, mais je crois que la destruction des belles forêts est un rêve non moins monstrueux, et qu’on ne doit pas plus retirer les grands arbres du domaine public intellectuel que leurs influences salubres à l’hygiène publique. Ils sont aussi sacrés que les nuages fécondants avec lesquels ils entretiennent des communications incessantes ; ils doivent être protégés et respectés, ne jamais être livrés au caprice barbare ou au besoin égoïste de l’individu. Beaux et majestueux jusque dans leur décrépitude, ils appartiennent à nos descendants comme ils ont appartenu à nos ancêtres. Ils sont les temples éternels dont l’architecture puissante et la frondaison ornementale se renouvellent sans cesse, les sanctuaires de silence et de rêverie où les générations successives ont le droit d’aller se recueillir et chercher cette notion sérieuse de la grandeur, dont tout homme a le sentiment et le besoin au fond de son être.

La forêt de Fontainebleau n’est pas seulement belle par sa végétation ; le terrain y a des mouvements d’une grâce ou d’une élégance extrême. Ses entassements de roches offrent à chaque pas un décor magnifique, austère ou délicieux. Mais ces ravissantes clairières, ces chaos surprenants, ces sables mélancoliques deviendraient navrants, peut-être vulgaires s’ils étaient dénudés. Les sciences naturelles aussi ont le droit de protester contre la destruction des plantes basses que ferait bientôt disparaître le dessèchement de l’atmosphère avec la chute des grands végétaux. Le botaniste et l’entomologiste sont gens sérieux qui comptent autant que les peintres et les poètes ; mais au-dessus de toute cette élite, il y a, je le répète, le genre humain qu’il ne faut pas appauvrir de nobles jouissances, surtout au lendemain de guerres atroces qui ont souillé et détruit tant de choses sacrées dans la nature et dans la civilisation. Français, nous avons tous, ou presque tous, des enfants ou des petits-enfants que nous prenons par la main pour les promener avec l’idée, à quelque classe aisée ou malaisée que nous appartenions, de les initier au sentiment de la vie qui est en nous. Nous leur faisons regarder, là où nous nous trouvons avec eux, tout ce qu’ils doivent comprendre, un navire, un convoi de chemin de fer, un marché, une église, une rivière, une montagne, une ville. Depuis la boutique de pain d’épice où le petit prolétaire voit de petites formes barbares d’hommes et d’animaux, jusqu’ aux musées ou le bourgeois promène son héritier en lui expliquant comme il peut ce qu’il admire ; depuis le sillon où l’enfant du paysan ramasse une fleur ou un caillou, jusqu’aux grands parcs royaux et à nos jardins publics, où riches et pauvres peuvent s’instruire en regardant ; tout est sanctuaire d’initiation pour l’enfant ou pour l’adulte privé de développement, qui veut sortir de cette enfance trop prolongée. Je sais bien qu’il y a un prolétaire sombre ou bavard, sinistre ou passionné qui ne rêve que la lutte sociale, ne regarde rien et ne prend aucun soin d’élever son esprit au niveau du sort qu’il prétend conquérir ; mais il y a le prolétaire universel, l’enfant, c’est-à-dire l’ignorant de toutes les classes, celui qu’on peut encore former pour la vie sociale et pour les luttes mieux comprises et mieux posées de l’avenir. Celui-là, chacun de nous l’a sous la main, car c’est l’élève de son cœur, le rejeton qu’il porte dans ses bras. Il le promène, il le dégrossit, il lui explique les objets nouveaux ; si l’élève est intelligent, de bonne heure il est capable de s’intéresser à toutes les choses que l’existence lui propose de posséder par le fait ou par la pensée.

Eh bien, quand vous l’aurez conduit dans tous les centres d’où la vie sociale rayonne, ou sur tous les chemins où elle fonctionne, quand vous lui aurez appris ce que c’est que l’industrie, les sciences, les arts et la politique, il y a encore une chose dont il ne se doutera pas si vous ne la lui avez pas révélée, et cette chose c’est le respect religieux du beau dans la nature. Il y a là une source profonde de jouissance calme et durable, une immersion de l’être dans les sources mystérieuses d’où il est sorti, une notion à la fois pieuse et positive de la vie, dont vos chemins de fer, vos machines, vos navires, vos manufactures, vos théâtres et vos églises ne lui auront pas encore donné une idée nette et vraie. Il aura appris comment la vie ploie ou se prodigue, comment l’homme s’utilise ou se dépense ; il ne saura pas comment la vie se produit et se renouvelle, comment l’homme se sent et s’appartient. Le tumulte de l’existence sociale fait que nous agissons, la plupart du temps, sans savoir pourquoi, et que nous prenons nos passions ou nos appétits pour des besoins réels. Le recueillement est la chose qui manque le plus et dont tout nous détourne. La société est lancée à toute vapeur dans une vie artificielle de tous points, appétit ou vanité à satisfaire sous toutes les formes ; elle n’a pas d’autre but, d’autre illusion, d’autre promesse dans l’appréciation des masses.

Réagissons un peu, c’est-à-dire le plus que nous pourrons, car, hélas ! ce ne sera encore qu’un peu, contre ce torrent qui emporte notre progéniture dans ses ondes troublées. Ne réduisons pas notre horizon aux limites d’un champ ou à la clôture d’un jardin potager. Ouvrons l’espace à la pensée de l’enfant ; faisons-lui boire la poésie de cette création que notre industrie tend à dénaturer complètement avec une rapidité effrayante. Eh quoi ? dès à présent, le jeune homme qui sent vivement cette poésie est un être exceptionnel, car, dans la plupart des familles de nos jours, on est convaincu que contempler c’est perdre son temps, que rêver est habitude de fainéantise ou tendance à la folie. Et pourtant on est sensible à la beauté d’un paysage, et on ne voudrait pas que l’élève eût la brutalité de ne pas le voir.

Je sais cela, je le reconnais, car je ne suis pas de ceux qui font systématiquement la guerre aux bourgeois. Je n’ai jamais fait de croisade contre les épiciers. Je suis persuadé qu’on peut vendre des câpres et du girofle, et savoir que ce sont là des plantes adorables, non-seulement parce qu’elles rapportent de l’argent, mais parce qu’elles sont gracieuses et charmantes. Je crois qu’on peut être un bon paysan et tracer un sillon irréprochable sans être sourd au chant de l’alouette et insensible au parfum de l’aubépine. Je veux même qu’il en soit ainsi. Je veux qu’on puisse être parfait notaire et poète à ses heures en parcourant la campagne ou en traversant la Seine. Je veux que tout homme se complète et qu’on ne lui interdise aucune initiation. C’est un préjugé de croire qu’il faut savoir les délicatesse du langage, les ressources de la palette, le technique des arts pour être en soi-même un critique délicat et pour soi-même un sensitif exquis. Exprimer est une faculté acquise, mais apprécier est un besoin, par conséquent un droit universel. Que les artistes l’éclairent et le consacrent, c’est leur mission ; mais invitons tous les hommes à s’en servir pour eux-mêmes, à en avoir la jouissance et à savoir la chercher la savourer, sans se croire dispensés pour cela d’être bons épiciers, bons laboureurs ou parfaits notaires, si telle est leur vocation.

Il y a plus, une éducation exclusivement artistique n’est pas un moyen infaillible de développer dans l’homme le sentiment du beau et du vrai. Il y a là trop de discussion, trop de conventions, trop de métier ; à force d’apprendre comment il faut voir et comment il faut exprimer, il est bien possible que le disciple de tant de maîtres perde souvent le don de voir par ses yeux et de produire avec le sens qui lui est propre. La nature ne se livre pas ainsi au commandement du professeur ; essentiellement mystérieuse, elle a sa révélation particulière pour chaque individu et s’empare de lui par un procédé qu’elle ne répète pas pour un autre. Il faut la voir soi-même et l’interroger avec ses propres tentacules. Elle est éloquente pour tous, mais jamais traduisible jusqu’au fond, car elle a tous les langages, et, sous la prodigalité de ses expressions diverses, elle a un dernier mot caché qu’elle garde pour elle et que, Dieu merci pour l’art, l’homme cherchera éternellement. Aucun peintre, aucun poète, aucun musicien, aucun naturaliste, n’épuisera cette coupe de beauté qui toujours déborde après qu’il y a bu à longs traits. Après les plus splendides buveurs, les moindres oisillons trouveront toujours de quoi se désaltérer, et quand vous vous serez assimilé tous les artistes, tous les poètes, tous les naturalistes, vous aurez encore tout à apprendre si vous n’avez pas vu la nature chez elle, si vous n’avez pas, en personne, interrogé le sphinx.

Quelle conquête à entreprendre pour l’homme, et je dis pour tout homme actuellement vivant ou à naître ! Entrer dans la nature, chercher l’oracle de la forêt sacrée et rapporter le mot, ne fût-ce qu’un mot qui doit répandre sur toute sa vie le charme profond de la possession de son être ! cela vaut bien la peine de conserver les temples d’où cette divinité bienfaisante n’a pas encore été chassée !

Car il est temps d’y songer, la nature s’en va. Sous la main du paysan, les grands végétaux disparaissent, les landes perdent leurs parfums, et il faut aller loin des villes pour trouver le silence, pour respirer les émanations de la plante libre ou surprendre le secret du ruisseau qui jase et qui coule à son gré. Tout est abattis, nivellement, redressement, clôture, alignement, obstacle ; si, dans ces cultures tirées au cordeau qui ont la prétention de s’appeler la campagne, vous voyez de temps en temps un massif de beaux arbres, soyez certain qu’il est entouré de murs et que c’est là une propriété particulière où vous n’avez pas le droit de faire entrer votre enfant pour qu’il sache comment est fait un tilleul ou un chêne. Le riche a seul le droit de conserver un petit coin de la nature pour sa jouissance personnelle. Le jour où la loi agraire serait décrétée, il ne resterait plus un arbre en France. En Berry, on mutile l’orme pour nourrir les moutons, l’hiver, avec la feuille et pour chauffer le four avec les branches. Il n’y a plus que des têteaux, c’est-à-dire des monstres.

Tout le monde sait l’histoire du saule blanc en France ; c’est notre plus bel arbre, celui qui atteint les plus imposantes dimensions. Il n’en reste peut-être pas trois ; mais certaines régions sont couvertes de petites boules de feuillage blanchâtre ayant pour support une grosse bûche informe toute crevassée, c’est là le saule blanc, le géant de nos climats.

La plupart des grandes étendues boisées se sont resserrées. Où trouver maintenant la forêt des Ardennes ? Les forêts qui subsistent sont à l’état de coupes réglées et n’ont point de beauté durable. Les besoins deviennent de plus en plus pressants, l’arbre, à peine dans son âge adulte, est abattu sans respect et sans regret. Que de colosses admirables les personnes de mon âge ont vu tomber ! Il n’y en a plus, il faut inventer des charpentes en fer, on ne pourra bientôt plus trouver ni poutres, ni chevrons. Partout le combustible renchérit et devient rare. La houille est chère aussi, la nature s’épuise et l’industrie scientifique ne trouve pas le remède assez vite.

Irons-nous chercher tous nos bois de travail en Amérique ? Mais la forêt vierge va vite aussi et s’épuisera à son tour. Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme. N’en riez pas, ceux qui ont étudié la question n’y songent pas sans épouvante.

On replantera, on replante beaucoup, je le sais, mais on s’y est pris si tard que le mal est peut-être irréparable. Encore un été comme celui de 1870 en France, et il faudra voir si l’équilibre peut se rétablir entre les exigences de la consommation et les forces productives du sol. Il y a une question qu’on n’a pas assez étudiée et qui reste très mystérieuse : c’est que la nature se lasse quand on la détourne de son travail. Elle a ses habitudes qu’elle quitte sans retour quand on les dérange trop longtemps. Elle donne alors à ses forces un autre emploi ; elle voulait bien produire de grands végétaux, elle y était portée, elle leur donnait la sève avec largesse. Condamnée à se transformer sous d’autres influences, la terre transforme ses moyens d’action. Défrichée et engraissée, elle fleurit et fructifie à la surface, mais la grande puissance qu’elle avait pour les grandes créations elle ne l’a plus et il n’est pas sûr qu’elle la retrouve quand on la lui redemandera. Le domaine de l’homme devient trop étroit pour ses agglomérations. Il faut qu’il l’étende, il faut que des populations émigrent et cherchent le désert. Tout va encore par ce moyen, la planète est encore assez vaste et assez riche pour le nombre de ses habitants ; mais il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète. Qui sait si les sociétés disparues, envahies par le désert, qui sait si notre satellite que l’on dit vide d’habitants et privé d’atmosphère, n’ont pas péri par l’imprévoyance des générations et l’épuisement des forces trop surexcitées de la nature ambiante ?

En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres, et, s’il faut que ce soit au nom de l’art, si cette considération est encore de quelque poids par le temps de ruralité réaliste qui court, écoutons et secondons nos vaillants artistes ; mais nous tous, protestons aussi, au nom de notre propre droit et forts de notre propre valeur, contre des mesures d’abrutissement et d’insanité. Pendant que, de toutes parts, on bâtit des églises fort laides, ne souffrons pas que les grandes cathédrales de la nature dont nos ancêtres eurent le sentiment profond en élevant leurs temples, soient arrachées à la vénération de nos descendants. Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l’avenant des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rétrécies réagissent sur les sentiments qui s’appauvrissent et se faussent. L’homme a besoin de l’Éden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent : « Après nous la fin du monde ! » C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.

Nohant, 6 novembre.

George Sand, « Impressions et souvenirs. La forêt de Fontainebleau », XXe feuilleton, Le Temps, 13 novembre 1872.

Le XXe feuilleton dans l’édition des Impressions et souvenirs de 1873.


La lettre de Victor Hugo dans La Renaissance (7 décembre 1872)

COMITÉ DE PROTECTION ARTISTIQUE

de la Forêt de Fontainebleau

Après Henri Martin, Michelet, George Sand, le comité vient de recevoir la précieuse adhésion de notre grand poète national, dont nous reproduisons ici la lettre :

À M. BUREAU RIOFFREY, secrétaire général du Comité.

« Vous avez raison de compter sur mon adhésion.

« Il faut absolument sauver la Forêt de Fontainebleau. Dans une telle création de la nature, le bûcheron est un vandale. Un arbre est un édifice : une forêt est une cité ; et entre toutes les forêts, la Forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire.

« Je vous envoie bien cordialement ma signature.

« VICTOR HUGO. »

Ont aussi adhéré au programme du comité : MM. le baron Taylor, A. Dallemagne, L. Cabat de l’Institut, G. Duclos, J. Brocq, veuve Margueritte, de Jenne, Dr Decornière, etc.

On reçoit les adhésions et souscriptions (2 francs par an) au bureau du journal.

« Comité de protection de la forêt de Fontainebleau », La Renaissance littéraire et artistique, 7 décembre 1872.


La proposition de loi de Foucher de Careil (3-14 avril 1876)

Annexe no 22.

(Séance du 3 avril 1876.)

PROPOSITION DE LOI relative à l’abrogation du décret du 13 août 1861, réglant l’aménagement de la forêt de Fontainebleau, présentée par M. Foucher de Careil, sénateur.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Lorsqu’en 1861, la question de l’aménagement de la forêt de Fontainebleau fut soumise à une commission chargée d’en étudier les bases, les membres de cette commission ne tardèrent pas à reconnaître qu’ils se trouvaient en face d’un problème délicat à raison du double caractère qu’il présente. La forêt de Fontainebleau ne doit pas être seulement exploitée comme une forêt ordinaire à mettre en coupes réglées, afin d’en tirer le maximum de rendement. C’est, en outre, comme l’indiquait la commission, « un musée d’arbres gigantesques, de sites sauvages, de souvenirs historiques » qui demande un traitement à part.

La commission comprit que faire exclusivement de la forêt de Fontainebleau une source de revenus pour le Trésor, serait méconnaître ce caractère artistique qui lui est propre. Il faut y voir la plus précieuse collection de grands végétaux qu’il soit possible de contempler dans nos climats, et conserver, dans sa forme primitive, ce monument de la nature à notre école de paysagistes qui est célèbre dans le monde entier.

Dans son rapport, déposé le 27 avril 1871 [1861], la commission proposa de mettre en dehors de tout aménagement les plus vieilles futaies et les rochers les plus pittoresques. Elle sentait la nécessité de soustraire à la pioche des carriers et à la hache des bûcherons certains sites, menacés de dévastation par l’exploitation des grès ou le retour régulier de l’ordre des coupes.

Le décret du 13 août 1861, rendu sur la proposition de M. le ministre des finances, consacre en partie les vœux émis par la commission.

Aux termes de ce décret, la forêt de Fontainebleau, d’une contenance de 16,972 hectares 86 ares, est divisée en trois sections, « la troisième comprenant, entre autres parties, les promenades, ensemble 1,630 hectares 79 ares laissés en dehors de tout aménagement régulier. »

On le voit, le principe de protection artistique de la forêt était reconnu par le décret du 13 août 1861, mais le principe seulement.

Le décret lui-même était d’ailleurs insuffisant. Si l’on défalque des 1,630 hectares de réserve les tirés et les dépendances affectées au service des chasses de l’empereur, il ne restait plus que 1,097 hectares 29 ares, c’est-à-dire moins du seizième de cette vaste forêt qui fut compris dans la 3e section. Un résultat, aussi disproportionné avec le but qu’il s’agissait d’atteindre, prouve qu’on se préoccupait beaucoup plus alors des plaisirs du prince que de l’utilité générale. Le sentiment de, la nature a pris, de nos jours, une importance considérable dans la vie de toutes les classes de la société, et la forêt de Fontainebleau, située à une heure de Paris par les trains rapides, peut et doit devenir pour tous une source féconde d’émotions morales et de douces jouissances.

Il est donc urgent que, sans enlever la forêt de Fontainebleau à l’administration qui la régit aujourd’hui, celle des beaux-arts soit consultée sur son aménagement définitif.

Une augmentation de 1,000 hectares de réserves, qui porterait à 2,630 hectares les parties mises en dehors de tout aménagement régulier, ne ferait subir qu’un bien faible préjudice au Trésor. La diminution qui en résulterait dans le produit net serait à peine sensible ; elle atteindrait tout au plus quelques milliers de francs.

Quelle qu’elle fût, cette légère réduction devrait être considérée en réalité comme une subvention permanente à l’art. Or, une telle subvention ne se justifierait-elle pas facilement, en dehors des considérations précédentes, par les motifs de la nature la plus positive ? Le produit du travail de nos peintres est une part importante de la richesse nationale. Ne serait-ce pas une grave faute économique que de les priver de cet admirable atelier naturel, situé aux portes mêmes de la capitale ?

Un comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau s’est formé dans ce but et a été autorisé par un arrêté préfectoral du 24 mai 1873. Il suffira de rappeler que ce comité compte parmi ses membres les premiers noms de l’art et de la littérature.

Enfin, le décret du 13 août 1871 n’a pas été, jusqu’ici du moins, l’objet d’une application suivie. Les réserves de luxe et d’agrément n’ont pas été définitivement limitées ; l’administration forestière peut les modifier à son gré, en créer de nouvelles, en supprimer d’anciennes. C’est de ce provisoire qu’il faut sortir.

Dans ce but, je demande qu’un acte législatif intervienne pour préciser et élargir la troisième section, créée par le décret du 13 août 1861, et pour déterminer les parties de la forêt laissées en dehors de tout aménagement régulier. Ce que je demande, c’est de faire servir à l’instruction et à la récréation de tous une belle et grande forêt, comme le Congrès des États-Unis a consacré par des actes solennels de la puissance législative et affecté pour toujours « aux délices du peuple américain » les grands parcs naturels de l’État de Colorado et les plus beaux sites des Montagnes Rocheuses. Il s’agirait enfin de reconnaître par une loi ce caractère de jouissance publique et d’utilité générale, que nous voudrions voir attribuer à la forêt de Fontainebleau.

Tels sont les motifs principaux qui militent en faveur d’une proposition de loi ainsi conçue :

PROPOSITION DE LOI

Article unique. — Les 1,630 hectares 79 ares, comprenant la troisième section de la forêt de Fontainebleau et laissés en dehors de tout aménagement régulier, sont augmentés de 1,000 hectares, à prendre sur les 13,723 hectares restants et formant la première section.

Les 2,630 hectares, ainsi mis en réserve, seront définitivement déterminés et délimités par une commission spéciale de neuf membres, nommés sur les propositions de M. le ministre des finances et de M. le ministre des beaux-arts.

Le décret du 13 août 1861, relatif à l’aménagement de la forêt de Fontainebleau, est abrogé en tant qu’il est contraire à la présente loi.

Journal officiel de la République française, 15 avril 1876, p. 2734.


AMÉNAGEMENT DE LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU

L’ordre du jour appelle la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. Foucher de Careil, relative à l’abrogation du décret du 13 août 1831 réglant l’aménagement de la forêt de Fontainebleau.

La parole est à M. Foucher de Careil.

M. Foucher de Careil. Messieurs, je voudrais dire quelques mots au Sénat sur une proposition de loi bien modeste que je lui ai présentée, et qui n’a pas trouvé grâce aux yeux de la commission d’initiative. Il s’agit de la forêt de Fontainebleau, — car nous quittons l’hôtel des Monnaies, en ce moment, pour aller visiter ces grands arbres, — et à ce sujet permettez-moi de dire que j’ai un regret, un regret rétrospectif. Je me rappelle qu’à Bordeaux l’Assemblée nationale agita un moment la question de savoir si elle ne se transporterait pas à Fontainebleau. Aujourd’hui, — mais aujourd’hui seulement, — je regrette qu’elle n’y soit pas, et si j’ai un regret à exprimer pour M. le rapporteur, c’est qu’il n’y ait pas été…

M. Grivart, rapporteur. J’y suis allé !

M. Foucher de Careil. M. le rapporteur me dit qu’il y est allé ; alors ce dont je me plains, c’est qu’il n’y soit pas resté… (Rires.)

M. le rapporteur. Mon mandat n’allait pas jusque-là.

M. Foucher de Careil… qu’il n’y soit pas resté assez longtemps pour s’initier complètement à la question de la forêt.

Quel était le but de mon projet de loi ? Je demande à vous l’indiquer d’un mot.

Voici une admirable forêt qui est située à une heure de Paris, par les trains rapides, et qui, si la compagnie de Lyon-Méditerranée le voulait bien, serait située à une heure de Paris, même par les trains omnibus, qui pourraient y amener, les dimanches, les ouvriers parisiens. Cette forêt, elle est le domicile de nos artistes ; notre école de paysagistes, qui est la première du monde, y a établi ses colonies ; elle est entourée de leurs campements. Cette école est une de nos gloires nationales ; c’est à elle que nous devons d’occuper le premier rang dans les arts.

Cette suprématie me paraissait avoir quelque valeur et militer en faveur de mon projet, car c’est au nom des artistes, c’est au nom du comité de protection artistique de la forêt (Interruptions.)… Vous m’interrompez, mais j’ai là les noms des membres de ce comité, je pourrais vous les citer. Parmi les grands artistes disparus, je citerai, par exemple, Théodore Rousseau, qui sauva le Bas-Bréau en s’adressant à l’empereur pour faire surseoir à une adjudication qui allait avoir lieu ; je vous citerai encore Millet, Dupré, Corot, le divin Corot (Oh ! oh !) que nous venons de perdre ; enfin, tous les premiers noms de l’art français.

Du moment que de tels artistes demandaient un système de conservation, de protection pour leur forêt, il me semble qu’on aurait pu, peut-être, les accueillir autrement que par une fin, de non-recevoir ; car, enfin, remarquez-le bien, la forêt de Fontainebleau a un double caractère : de là le projet que j’avais présenté. Évidemment, d’une part, elle doit continuer à faire partie du domaine forestier ; j’ai dit moi-même, dans le sein de la commission, les mobiles qui me faisaient agir, en exposant que nous ne prétendions à aucune ingérence, à aucune immixtion dans le domaine forestier. Mais à côté de cet intérêt bien petit pour le Trésor, comme vous le verrez, nous réclamions une protection dans l’intérêt de l’art et de cette école de paysagistes qui, je le répète, est une de nos gloires. La commission n’a pas été touchée de ces motifs ; cependant je lui ferai observer que le rédacteur du décret de 1861 qui règle l’aménagement do la forêt de Fontainebleau s’en était ému, car il avait admis le système des réserves, celui que nous demandons d’accord avec nos artistes, pour 1,096 hectares. Seulement, — et c’est là, je crois, ce qui a trompé notre honorable rapporteur, — il fallait en défalquer 500 hectares de rochers nus qui constituent aussi une des beautés de la forêt, mais qui ne peuvent pas entrer dans le compte de ses revenus. Il n’y a que 500 hectares de futaies de classés à l’heure qu’il est, et nous avions pensé qu’il y avait lieu d’étendre ces réserves et d’arriver à un classement nouveau.

Que redoutons-nous donc pour la forêt de Fontainebleau ? Des dangers qui ne sont que trop réels. Je vous en cirai un seul exemple assez récent : en 1872, on apprit tout à coup qu’une coupe extraordinaire, — non pas une de ces coupes sombres, moins sombres que leur nom, comme on en a fait pratiquer -sous la monarchie de Juillet, et qui donnèrent lieu alors à de grands débats devant la Chambre des députés, — mais qu’une coupe extraordinaire allait faire tomber treize mille des plus beaux chênes, c’est-à-dire des arbres plus que centenaires ! Les plus belles futaies allaient être attaquées. Par la date même, vous vous rappelez que c’était à un moment où l’État était obligé de faire flèche de tout bois. (Sourires.) Et on avait trouvé très-naturel de se servir de là forêt de Fontainebleau. Il fallut, cette fois encore, aller trouver le chef du pouvoir exécutif pour faire surseoir aux adjudications ; et, malgré la dépêche qui défendait de couper ces beaux arbres, 54 hectares de réserve furent entamés.

Vous voyez donc bien, messieurs, que mon modeste projet a quelque raison d’être. Le danger est sérieux, et les garanties font défaut sous le régime du décret de 1861, qui est la charte actuelle de la forêt. C’est pour cela que nous avons demandé qu’on étendît les réserves, et qu’on le fît par une loi.

Que répond à cela M. le rapporteur ? Ici je crois qu’il y a eu entre nous un malentendu, mais un malentendu facile à corriger. M. le rapporteur s’en prend à mon projet primitif, par lequel je demandais le classement de 1,000 hectares. C’est surtout sur ce point qu’il insiste.

Mais s’il veut bien se rappeler ce qui a été dit dans le sein de la commission, il reconnaîtra que j’avais renoncé à ce projet primitif, ou, du moins, que je l’avais fortement amendé ; que je m’étais borné à demander : d’abord, la reconnaissance du principe de la protection artistique de la forêt, et, en second lieu, l’institution d’une commission. La moitié des membres de cette commission auraient été nommés par M. le ministre des finances, qui, naturellement, aurait choisi des forestiers, et l’autre moitié par M. le ministre dos beaux-arts, qui se serait probablement adressé à quelques grands artistes. Je demandais que cette commission se transportât sur les lieux, et qu’elle fût chargée de préparer un travail sur lequel on pût ensuite décider en connaissance de cause.

Eh bien, je n’ai pas même pu obtenir l’acceptation de ce projet ainsi amendé : on a repoussé toutes mes demandes.

Qu’il me soit permis de vous expliquer en quelques mots l’intérêt que-présentait cette seconde proposition.

M. le rapporteur me dit : « Le système des réserves, celui que vous indiquez, est un régime destructeur pour les forêts, et c’est par cette raison qu’on écarte votre proposition.  » C’est, en effet, ce que M. le directeur des forêts, si je ne me trompe, est venu affirmer devant la commission d’initiative.

Je ne répondrai qu’un mot : c’est que le décret de 1861 a été rendu sur le rapport d’une commission à la tête de laquelle était M. de Fraîcheville, inspecteur des forêts.

Qu’a fait cette commission ? Elle a précisément admis le système des réserves, et elle l’a appliqué à 1,096 hectares. Je ne comprends pas comment ce système, s’il est bon pour 1,096 hectares, serait destructeur pour 1,500 ; il existe, vous le voyez, entre les deux idées, celle qui est consignée dans le rapport de M. de Fraîcheville et celle dont l’honorable M. Grivart s’est inspiré pour rédiger le sien, une différence que je ne puis m’expliquer.

Un second point, c’est la question du budget. On m’a dit : Vous voulez enlever au Trésor une ressource actuelle, une ressource dont il a besoin ! Ici encore, permettez-moi de le dire, je ne crois pas que l’objection soit très-sérieuse. J’ai sous les yeux un livre qui est l’œuvre d’un inspecteur des forêts, M. Domet.

M. Domet a vécu à Fontainebleau, et il connaît bien la forêt : or, j’ai trouvé dans ce livre que le revenu de cette forêt s’élève, depuis dix ans, depuis 1865, à 260,000 francs par an. Évidemment, messieurs, sur un budget comme celui des forêts de l’État, qui est de 38 millions de francs, voilà un intérêt bien mince, bien minime ; ce que nous demandions, en effet, ce n’était pas, bien entendu, la suppression du budget de la forêt de Fontainebleau : c’était seulement le classement de quelques réserves. La forêt comprend 17,000 hectares ; on nous eût accordé, je suppose, 500 hectares de réserves en plus ; en outre, le matériel restait, il continuait à exister. Par conséquent, il n’y avait pas de perte de fonds, et la diminution de revenu était vraiment insignifiante.

Enfin, M. le rapporteur me dit que la forêt de Fontainebleau a été placée jusqu’ici, quant à son administration, sous le régime des décrets, et qu’il est bon qu’elle y reste. Eh bien, j’avais, en effet, demandé une loi, et c’est là une des différences qui séparent ma proposition du rapport de l’honorable M. Grivart.

Quel est le meilleur des deux systèmes ? Je vous ai prouvé que, sous le régime des décrets, les réserves étaient quelque peu fictives ; que l’administration restait absolument maîtresse d’en disposer comme elle l’entendait, et que, par conséquent, les artistes se plaignaient de ne pas avoir de garanties suffisantes. Je vous en ai donné la preuve en vous rappelant ce qui s’est passé en 1872 et, auparavant, sous l’Empire. À ces deux époques, la forêt a été très-sérieusement menacée et même entamée. Voilà pourquoi nous avons pensé à user de l’initiative parlementaire.

À ceux d’entre vous qui s’en étonneraient, qui trouveraient singulier que j’aie eu la prétention de mettre en mouvement l’initiative parlementaire pour une simple question d’aménagement de forêt, je rappellerai ce que j’ai vu en Amérique. J’y ai vu le sénat et le congrès des États-Unis ne pas trouver au-dessous de leur dignité le soin de classer les grands parcs naturels du Colorado, dont on venait de faire la découverte, certaines vallées merveilleuses dans le sein de la Nevada, — ces montagnes qui produisent l’or et l’argent, et dont nous parlait tout à l’heure M. le ministre des finances, — et, enfin, les beaux geysers de l’Idaho et du Montana.

J’ai entre les mains le texte de la loi qui fut rendue à cette occasion ; je pourrais vous e, lire le texte, et vous trouveriez peut-être que notre humble question, qui paraît n’intéresser que le domaine forestier, répond à un intérêt supérieur et plus élevé qu’on ne pense.

Le sénat américain ne craint pas de déclarer, en classant ces grands parcs du Colorado, qu’il entend « les réserver et les affecter à toujours aux délices du peuple américain ; que personne ne pourra en devenir propriétaire, et qu’ils resteront à la disposition même de la nation. »

Eh bien, vous le voyez, c’est par des lois que le sénat américain croit devoir classer ces beautés naturelles qu’on découvre chaque jour dans le Far-West.

Qu’y aurait-il donc d’étonnant à ce qu’il en fût de même en France ? Comment ! Voilà une admirable forêt, comme je vous le disais, qui est située à une heure de Paris, et nous ne savons pas en profiter, nous ne savons pas en jouir, ni surtout en faire jouir le peuple de Paris ! Il y a certainement là un grand intérêt de moralité.

Mon Dieu ! on m’a dit que nous mettions en avant des raisons de sentiment. Sans doute, le sentiment de la nature a fait de grands progrès à notre époque, et c’est un élément de moralité pour les masses. Nous croyons qu’on peut parfaitement, en mettant à leur disposition d’admirables enceintes comme celle de la forêt de Fontainebleau, les y amener le dimanche au lieu de les laisser au cabaret.

À gauche. Très-bien ! très-bien !

M. Foucher de Careil, Il s’agit donc d’un intérêt sérieux, même au point de vue de la moralité populaire, Voilà, messieurs, quels étaient bien succinctement les motifs de ma proposition de loi. Elle n’a pas trouvé grâce aux yeux de la commission d’initiative ; je le regrette pour la forêt de Fontainebleau. J’espère cependant que sa cause n’est pas absolument perdue devant vous, au grand préjudice de ces artistes qui sont non pas seulement un honneur, mais une source de revenus pour la France.

On nous parle du budget de la forêt de Fontainebleau ! Savez-vous ce que produit notre école de paysagistes par année ? Une somme de plusieurs millions. Ses tableaux sont exportés, nous dit-on, dans toutes les parties du monde. Eh bien, tant mieux ! C’est là une source de revenus, et je doute fort que le directeur des forêts puisse établir que la forêt de Fontainebleau est capable de lutter, sous le rapport économique, avec notre école de paysagistes français. (Très-bien ! à gauche.)

Tels étaient, messieurs, les motifs que j’avais fait valoir en faveur de ma proposition.

Je vous les indique très-sommairement, et je vous demande de vouloir bien les prendre en considération. (Très-bien ! très-bien !)

Journal officiel de la République française, 15 juin 1876, p. 4184.


L’amendement d’Horace de Choiseul (16 décembre 1876)

M. de Choiseul a présenté sur cet article l’amendement suivant :

« Réduire de 1,000 fr. le produit des coupes de bois. »

M. de Choiseul a la parole.

M. Horace de Choiseul. Messieurs, j’ai eu l’honneur de déposer l’amendement dont M. le président vient de vous donner lecture.

Voici pourquoi :

Le 13 août 1861, un décret impérial a enlevé à l’aménagement régulier, normal, de la forêt de Fontainebleau, 1,600 hectares environ.

Sur ces 1,600 hectares, 1,097 furent affectés aux réserves artistiques, et 500 environ aux tirés de la couronne.

On entend, vous le savez, messieurs, par réserves artistiques, les vieilles futaies et les sites pittoresques de la forêt de Fontainebleau, qui ont inspiré et inspirent chaque jour l’école de peinture de Fontainebleau.

Aujourd’hui, l’école de Fontainebleau a une querelle avec l’administration des forêts, et c’est pour vous prier de juger entre l’école de Fontainebleau et l’administration des forêts que je suis monté à cette tribune.

Cette réunion de grands artistes se plaint que l’administration des forêts, dans un intérêt, excellent certainement au point de vue forestier, veuille convertir la forêt de Fontainebleau en une vaste sapinière ; elle peut prévoir que d’ici à quelques années tous les sites qui n’ont pas été compris dans les réserves artistiques, les sites les plus intéressants, verront remplacer leur végétation actuelle, d’un aspect si artistique, par de monotones sapins. Ils craignent, si vous ne venez pas aujourd’hui exprimer votre sentiment sur cette question, que l’administration des forêts, continuant à faire ce qu’elle appelle son devoir, ne soit la cause d’une véritable ruine pour les arts.

Enfin, messieurs, si l’école de Fontainebleau s’est émue pour l’avenir, c’est qu’en 1872, il n’y a pas longtemps comme vous le voyez, dans une même année, l’administration des forêts fit couper 13,200 chênes de 140 à 300 ans, c’est que l’administration des forêts, cette même année, fit encore couper 4,800 hêtres de 90 à 200 ans, et elle redoute que ce qu’on a appelé, à cette époque, un acte de vandalisme ne se reproduise dans la suite.

M. le directeur général des forêts prétend, quant à lui, qu’il est plein de soins pour l’avenir des beaux-arts, et permettez-moi de vous répéter son dire.

« Les artistes, dit-il, sont de grands enfants ; les artistes ne calculent pas, ils ne songent pas qu’à un moment donné ces richesses de la nature vont périr et que rien ne les remplacerait si nous, administration, nous ne veillions pas pour les beaux-arts. Aussi, nous nous occupons de l’avenir, nous plaçons là où il le faut des sapins qui viendront amender le sol et permettre à la végétation de se développer. »

Ainsi parle M. le directeur général des forêts.

L’école de Fontainebleau remercie beaucoup l’administration de ses soins, mais elle n’a pas la même manière de penser sur ce sujet que M. le directeur général des forêts. Et c’est à vous, messieurs, de décider entre eux.

Aujourd’hui, ajoute l’école de Fontainebleau, toutes les magnifiques futaies qui ont inspiré Corot, Rousseau et tant d’autres illustrations, ce ne sont pas les prédécesseurs de M. le directeur des forêts qui en assuraient la croissance, c’est la nature qui nous les a données, c’est à la nature seule et non aux hommes que nous demandons d’assurer l’avenir des beaux-arts.

Pour arriver à ramener le calme entre ces deux puissances de la forêt de Fontainebleau, nous vous demandons de faire la part des beaux-arts et celle de de M. le directeur général des forêts.

Le décret d’août 1861 a donné 1,100 hectares ; nous venons vous demander d’y ajouter 500 hectares que vos prédécesseurs avaient accordés aux tirés de la couronne.

Les objections que M. le directeur général des forêts a présentées à la commission du budget se réduisent, si j’ai été bien renseigné, à deux. M. le directeur général des forêts a dit à la commission du budget : « Ne vous préoccupez pas de cette question, c’est ce qu’on a appelé la question des cabaretiers. » Et il a ajouté : « La demande qu’on fait est considérable, et ce que nous avons déjà donné est immense. » Donc, je répondrai très-brièvement à ces deux objections.

La question des cabarets ! Voici ma réponse : J’ai l’honneur de parler ici au nom du comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau. Elle a pour président M. Daubigny qui, certes, n’est pas un inconnu pour vous. Ce comité de protection compte parmi ses membres MM. Breton, Bonnat, Comte, Cabat, Coignard, Dupré, Lévy, Lefebvre, Viollet-Leduc, Ziem, Allongé, et bien d’autres qui ne sont pas moins célèbres !

Voilà pour la question des cabaretiers.

Quant à la demande si considérable que nous faisons, en quoi consiste-t-elle ? Nous demandons précisément ce qui échappe à l’heure actuelle à l’exploitation régulière de la forêt ; nous demandons non pas des taillis, non point, certes, des coupes de vingt-quatre ou de trente ans, telles qu’elles sont aménagées dans la forêt de Fontainebleau : ce que nous recherchons, ce sont des sites pittoresques ; des rochers couverts de fougères et certaines futaies où la hache de l’administration des forêts ne saurait avoir la prétention de s’abattre sans commettre de nouveaux actes de vandalisme.

Ce qu’on nous a donné, nous dit-on, est immense. Cela est vrai, car voici le raisonnement de M. le directeur général des forêts : Nous donnons déjà 300,000 fr. de subvention dans la forêt de Fontainebleau à l’école de Fontainebleau, et on appelle ainsi, — écoutez bien ceci, messieurs, — on appelle donner 300,000 fr. à l’école de Fontainebleau le revenu du vieux matériel de la forêt de Fontainebleau.

Le vieux matériel, ce sont les vieux arbres plusieurs fois séculaires de la forêt. Par imagination, on les a abattus, puis débités en bûches, rangés en stères de bois, et on calcule que si on les vendait on en retirerait 6 millions.

Par conséquent, dit-on, nous donnons 300,000 fr. par an à l’école de Fontainebleau.

Est-il permis, messieurs, de raisonner ainsi ?

Qui de vous, ou de vos successeurs, pas plus que vos prédécesseurs, oserait accorder à l’administration des forêts, de commettre un tel acte ? Ne serait-ce pas aussi impossible, aussi coupable, que si vous vouliez fondre les statues de nos musées pour en vendre le bronze ? (Très-bien ! très-bien !)

Il est des choses qui, dès qu’elles sont entrées dans le domaine des arts, n’appartiennent plus à la génération vivante, et cette génération est tenue de les respecter. (Marques nombreuses d’assentiment.)

Je ne veux pas, messieurs, vous retenir plus longtemps. L’amendement est d’une simplicité extrême. Il se borne à demander la réduction de 1,000 fr. sur l’article 3. Si vous le votez, M. le ministre des finances comprendra que vous avez accordé aux beaux-arts une nouvelle réserve égale à celle que le Corps législatif put accorder sans discussion aux tirés de la couronne. (Très-bien ! très-bien !)

M. Faré, directeur général des forêts, commissaire du Gouvernement. Messieurs, je n’ai que de très-courtes observations à vous présenter sur la question qui divise l’administration des forêts et l’honorable préopinant.

Ce n’est pas une question de principe, c’est une question de mesure. Tout le monde est d’accord pour préserver les massifs qui, par leurs souvenirs historiques ou par d’exceptionnelles beautés artistiques, appellent l’attention et l’admiration du public dans la forêt de Fontainebleau ; tout le monde est d’accord sur ce point, et M. le ministre des finances m’a donné à cet égard des ordres que, subordonné très-déférent, j’appliquerai scrupuleusement. La question est donc de savoir si nous avons fait une mesure suffisante aux exigences de l’art et si nous avons réservé dans la série artistique tout ce qui devait y être réservé.

Que nous nous soyons préoccupés de l’étendue de ce sacrifice, c’était notre devoir. Et permettez-moi de vous donner sur ce point qui a été traité à la tribune, quelques détails très topiques.

Les 1,097 hectares, sous une autre forme 11 millions de mètres carrés, sur lesquels se trouvent 60,000 arbres de toute beauté, représentent, parce que ce sont des arbres de futaie parvenus à un âge avancé, un capital de plus de 6 millions. Par suite de l’aménagement opéré en 1861, il est interdit de toucher à ce capital ; on ne peut enlever que les arbres morts. Par conséquent, dans un temps limité, ces magnifiques massifs n’étant pas régénérés, disparaîtront.

Si nous ne tirons pas de revenu de ce capital, et si ce capital, dans un temps donné, doit disparaître, il est bien certain que nous avons raison de dire que l’école de Fontainebleau coûte 300,000 fr. de revenu à l’État, plus un capital qui disparaîtra. Procédons par comparaison. L’école de Rome nous coûte 100,000 francs ; l’école d’Athènes, 100,000 fr. ; l’école des beaux-arts, 300,000 fr. Par conséquent, l’école de Fontainebleau, dont les productions artistiques ne concourent pas directement aux revenus de l’État…

M. Horace de Choiseul. Je demande la parole.

M. le commissaire du Gouvernement… cette école, dont je ne diminue pas le mérite, reçoit de l’État une subvention de 300,000 fr., plus la perte du capital. (Mouvements divers.) C’est un point de comparaison que j’établis ; permettez-moi d’ajouter un mot.

Un membre à gauche. On n’y interdit pas la promenade !

M. le commissaire du Gouvernement.

On me parle de la promenade.

Est-ce que nous n’avons pas été sensibles aux beautés artistiques de la forêt de Fontainebleau ? Est-ce que nous ne faisons pas pour l’entretien des routes, des promenades, des sentiers, des dépenses qui sont hors de toute comparaison avec ce qu’exige habituellement l’entretien d’un massif forestier qui n’aurait pas ce caractère artistique ?

Mais qui peut être meilleur juge que les artistes de la superficie qu’il convient de réserver aux études artistiques ?

En 1861, l’aménagement qui a été fait avait été précédé d’une étude qui a duré sept ans, pendant laquelle les relations des aménagistes avec les artistes ont été de tous les instants. Ils ont désigné tous les arbres qui devaient être mis dans le série artistique, et s’ils n’en ont pas désigné davantage, c’est qu’ils n’ont pas jugé à propos de le faire. Nous n’avons jamais contesté que si on trouvait dans la forêt de Fontainebleau un massif artistique qui pût être utilement ajouté aux autres, nous ne fussions disposés à l’ajouter. Nous devons nous en tenir à l’aménagement de 1861 qui a été fait d’accord avec les artistes ; et vous statueriez — permettez-moi cet ancien souvenir de légiste — ultra petita, si vous donniez ce qui ne vous est pas demandé.

Des circonstances nouvelles ont-elles modifié la situation de 1861 ?

L’honorable orateur qui descend de la tribune a fait allusion à une de ces circonstances sur lesquelles il est nécessaire de vous donner des explications : ce sont les ventes de 1872.

Que s’est-il produit en 1872 ? Les coupes de 1870 n’ayant pas été vendues à l’exercice correspondant, les coupes ordinaires de 1870, 1871, 1872, au lieu d’être réparties en trois exercices, ont été vendues en deux exercices seulement.

Les artistes s’en sont émus. Qu’ont-ils fait ? Ils ont été trouver M. le Président de la République. Qu’a fait le Président de la République ? Il a ordonné au ministre des financesde faire suspendre toutes les coupes, et elles ont été suspendues.

Donc, par le seul exercice du pouvoir public, il a été satisfait aux intérêts artistiques.

Mais il y a un autre point dont il n’a pas été parlé et qui justifiera l’intervention de l’administration des forêts.

La forêt de Fontainebleau a couru un bien autre danger que celui dont on vous a parlé. Le ministère de la guerre a demandé d’établir à travers la forêt un polygone d’artillerie, — et vous savez quel est le développement d’un polygone ; — il a demandé, dis-je, l’établissement d’un polygone qui devait traverser tous les massifs de la série artistique.

Par l’intervention de qui ce danger a-t-il été écarté ? Par l’intervention de l’administration des forêts, qui, aussi soucieuse des intérêts artistiques que de l’intérêt des forêts de l’État, a demandé au ministre de la guerre de concilier l’intérêt supérieur de la défense nationale avec les intérêts de l’art.

Le polygone existe, et la forêt n’a pas été atteinte. Le comité artistique est-il venu nous aider pendant la bataille ? (Sourires.)

Je n’ai qu’un mot à dire, quant au choix des massifs qui pourraient être ajoutés un jour à la série artistique. Les massifs que l’on nous a désignés appartiennent à ce que nous appelons en langage forestier la seconde affectation, c’est-à-dire des massifs de 80, de 90 ans, contenant des arbres qui n’ont plus la grâce de l’enfance et qui n’ont pas encore la majesté de la vieillesse. (Sourires.)

C’est avec ces arbres que nous préparons l’avenir. Puisque ces massifs célèbres du Bas-Bréau, du Gros Fonteau sont, comme je l’ai dit, appelés à disparaître, nous leurs préparons des successeurs.

Nous pensons, avec l’autorisation du ministre des finances, pouvoir donner à M. le comte de Choiseul une satisfaction suffisante en lui disant que si, dans le cours du temps, nous rencontrons soit sur la désignation des artistes, soit sur celle des forestiers, un massif qui puisse mériter l’honneur de faire partie de la série artistique, nous nous empresserons de l’y placer.

Sur cette promesse solennelle, faite avec l’autorisation de M. le ministre des finances, je supplie la Chambre de rejeter l’amendement. (Très-bien très-bien ! — Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

M. Georges Perin. Un vote de la Chambre vaut bien mieux.

M. Horace de Choiseul. Ainsi que je vous l’avais annoncé, messieurs, vous voyez qu’il y a une querelle sur laquelle nous ne sommes pas près de nous entendre.

M. le directeur général des forêts, qu’il me permette de le lui dire, a trop de bonté pour nous. Tout ce que nous craignons, tout ce que nous redoutons, c’est qu’il prépare l’avenir. (Exclamations et rumeurs à droite.)

Tout ce que nous désirons, c’est que ce soit la nature elle-même qui se charge du soin de préparer l’avenir. Nous n’avons pas, — et c’est sans doute notre tort, — la même manière de comprendre l’art que M. le directeur général des forêts. Nous ne cherchons pas le baliveau qui file bien, l’allée qui est bien élaguée ; nous demandons, au contraire, la nature laissée à elle-même, les endroits, en un mot, et les sites où la main de l’homme n’a pas pénétré.

Et c’est précisément parce que nous ne pouvons pas nous entendre que nous venons vous demander de faire la part à chacun : de faire la part de l’administration des forêts et la part de l’école de Fontainebleau.

Est-il besoin, messieurs, de relever certaines paroles de M. le directeur général des forêts ? L’école de Fontainebleau, à l’entendre, ne produit pas de tableaux. Messieurs, j’ai oublié de vous faire connaître les noms des fondateurs du comité de protection artistique : c’était Millet, c’était Corot, c’était Théodore Rousseau. Et je suis véritablement stupéfait d’entendre dire à cette tribune que la France ne doit pas de toiles, de tableaux admirables, en nombre considérable, à ces grands artistes.

M. le commissaire du Gouvernement. Je n’ai pas dit cela !

M. Horace de Choiseul. En se plaçant, maintenant, comme on a voulu le faire, au point de vue économique spécial et purement financier, il serait bien difficile d’établir que nos magnifiques futaies coupées en bûches et vendues puissent rapporter davantage que tous les tableaux qui ont été inspirés par ces magnifiques futaies. Au point de vue économique même, la question est jugée, et je vous demande, messieurs, ne voulant pas abuser plus longtemps de vos instants, d’accepter mon amendement afin de mettre un terme au débat entre la direction générale des forêts et l’école de Fontainebleau. (Approbation sur plusieurs bancs.)

M. le ministre des finances. Messieurs, il me semble que l’honorable M. de Choiseul devrait avoir une satisfaction complète par les déclarations qui ont été faites tout à l’heure à la tribune par M. le directeur général des forêts.

De quoi s’agit-il, en effet ?

Il y a plus de 1,000 hectares comprenant 60,000 arbres auxquels on ne touche jamais.

C’est peut-être la plus grande réserve de ce genre qui existe dans aucun pays.

Il y a un pays qui a fait une réserve analogue, pour une curiosité de la nature : ce sont les États-Unis, dans la vallée de Yosemite, célèbre pour ses arbres gigantesques.

En dehors de la vallée de Yosemite et de la forêt de Fontainebleau, il n’y a pas de réserve de ce genre.

La réserve de la forêt de Fontainebleau est énorme ; on n’y abat aucun arbre, on n’y touche jamais ; c’est un vaste espace où l’on trouve de nombreux sujets de tableaux ; nous nous en félicitons avec M. de Choiseul, et elle est, à cet égard, particulièrement intéressante pour l’État et pour les particuliers.

Mais, messieurs, si cette réserve ne suffit pas aux artistes, nous ne demandons pas mieux que de l’étendre encore s’il y a lieu. Nous connaissons déjà un certain nombre d’hectares qu’on pourra y ajouter.

M. de Choiseul a parlé de roches sur lesquelles on plante des sapins : il ne nous coûtera pas de les abandonner.

Je pense que nous pouvons nous mettre à record sans accepter l’amendement de M. de Choiseul, amendement pour lequel, d’ailleurs, je n’entrevois aucune sanction, puisqu’il consisterait simplement à retrancher 1,000 francs sur une recette de 38 millions, — et il me semble que satisfaction plus complète lui serait donnée par notre affirmation. (Approbation sur un grand nombre de bancs. — Aux voix ! aux voix !)

M. Horace de Choiseul. Je vous en demande pardon, messieurs, et je regrette presque que ces intérêts ne soient pas confiés à un défenseur plus expérimenté que je ne le suis ; mais, permettez-moi de vous le dire, ce que vous entendez là, c’est précisément le fond de la question. La querelle qui subsiste depuis longtemps, c’est que le domaine des forêts ne veut donner aux artistes que ce que le domaine des forêts veut donner, tandis que l’école de Fontainebleau veut pouvoir faire son choix. (Réclamations sur divers bancs.)

J’entends réclamer ; c’est évidemment parce que je suis mal compris. Ce que nous voulons demander, c’est précisément ce qui n’est pas aujourd’hui en exploitation : ce sont des rochers et des terrains couverts de fougères, ce sont quelques massifs de vieilles futaies. Là nous limitons nos prétentions, et nous ne demandons pas les taillis qui sont aujourd’hui en exploitation, il ne faut pas qu’il y ait méprise à cet égard.

Je vous demande instamment de ne point accepter ce que vient de nous proposer M. le ministre des finances. Ce que nous demandons, nous, c’est que l’on donne à l’école de Fontainebleau un terrain où elle soit chez elle et à l’abri de toutes les coupes de l’administration ; c’est-à-dire que la part soit faite comme elle est déjà faite dans les 1,100 hectares qui lui furent reconnus le 13 août 1861. (Aux voix ! aux voix!)

M. le président. La Chambre va voter sur l’amendement.

Il a été déposé une demande de scrutin public. (Exclamations diverses.)

Cette demande est signée par MM. Edouard Lockroy, Georges Perin, Clémenceau, Floquet, Rouvier, Barodet, Margues, Allain-Targé, E. Millaud, Marcellin Pellet, Bousquet, Cantagrel, Henri Brisson, Andrieux, E. Brelay, de Douville-Maillefeu, A. Naquet, Talandier, E. Ducamp, A. Leconte, A. Castelnau, Maigne.

Il va être procédé au scrutin.

(Le scrutin est ouvert et les votes sont recueillis.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :

Nombre des votants… 445

Majorité absolue… 223

Pour l’adoption… 76

Contre… 369

L’amendement n’est pas adopté.

Journal officiel de la République française, 17 décembre 1876, pp. 9425-9426.

Gallica-BNF