La « révolution paxtonienne » (1973)

L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France

L’œuvre de Robert Paxton vue par un colloque international d’historiens (26-27 septembre 1997)


Les « signes annonciateurs » de la révolution paxtonienne selon Jean-Pierre Azéma

« J’ai intitulé un peu pompeusement ma communication : “La révolution paxtonienne”. Mais, comme pour bon nombre de révolutions, elle a été précédée par des signes annonciateurs, en l’occurrence des ouvrages dont je parlerai brièvement. […]

« Je parlerai en premier lieu de la thèse d’Eberhard Jäckel, parue à Stuttgart en 1966 et traduite en français en 1968 sous le titre La France dans l’Europe de Hitler. C’est un livre très solide, minutieux, nourri de sources allemandes, jusque-là presque totalement négligées par les historiens français, et qui présentait l’intérêt majeur de contrebattre les présupposés aroniens : Jäckel démontrait, preuves à l’appui, que Vichy avait été à la remorque d’un Hitler maître du jeu, par ailleurs fort peu enclin à collaborer, se refusant à toute concession d’ordre politique ; du même coup devenait compréhensible le piège allemand, l’engre- nage d’une collaboration d’État qui devint de plus en plus insupportable après la coupure décisive que fut novembre 1942. En France, le livre passa relativement inaperçu ; d’autant que dans un premier temps les événements de 1968 suscitèrent des interrogations d’un autre ordre. Les thèses de Jäckel furent affinées par l’ouvrage d’Alan Milward, publié chez Oxford University Press en 1970, The New Order and the French Economy, mais dont on retint surtout l’idée que la France avait été la vache à lait la plus exploitée de l’Europe occupée.

« Le troisième ouvrage à prendre en considération est le livre que Henri Michel publie chez Laffont en 1966 : Vichy, année 40. Il n’était pas à négliger par Paxton, parce qu’il sut se dégager des seuls procès de Haute Cour pour prendre en compte les cinq volumes de la Délégation française auprès de la Commission française d’armistice et deux volumes de archives de Wilhlemstrasse ; ce qui lui permit d’inverser les perspective aroniennes, et de donner de Montoire une interprétation enfin plus satisfaisante. Il ajoutait – et ce point était important – que “dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspire de la collaboration” ; mais il ne parvenait pas vraiment à échapper à un parti pris assez courant à l’époque – qui transformait Vichy en une sorte de cour du roi Pétaud, en un régime aux fruits secs. Henri Michel, par exemple, reprenait quasi à son compte une déclaration faite par Trochu lors du procès Pétain : “Les choses se passaient dans ce royaume de Vichy comme dans ces royaumes nègres où ce n’est pas le roi qui gouverne, surtout quand il est vieux.” Ce qui l’amenait à sous-estimer la spécificité du nouveau régime et, partant, les retombées potentielles des mesures d’exclusion et de répression.

« Dernière donnée, le colloque tenu en 1970 à la Fondation nationale de sciences politiques sous la direction de René Rémond. À noter – et c’est parfaitement significatif des difficultés qu’on pouvait rencontrer à évoquer Vichy dans un colloque – qu’un Henri Michel refusa d’y participer, arguant que des acteurs de Vichy allaient être entendus et que, globalement, cette entreprise visait à banaliser et donc à réhabiliter Vichy. Rémond dut longuement justifier le projet dans l’introduction qu’il rédigea quand les actes furent publiés. Henri Michel aurait été mieux inspiré de souligner qu’était exclusivement pris en compte le “bon” Vichy puisque les études s’arrêtaient à 1942 et que pas un mot ou presque n’était dit de la répression ou de l’exclusion des juifs. »

Jean-Pierre Azéma, « La révolution paxtonienne », in Fishman Sarah (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Bruxelles, Complexe, « Histoire du temps présent », 2004, pp. 23-25.


L’historien « lieu de mémoire » selon Henry Rousso

« Lorsqu’en 1975, alors jeune étudiant, je cherchais un sujet de recherche et m’intéressais déjà à la période de l’Occupation, la lecture de La France de Vichy, qui venait d’être traduit en français, consacra définitivement mon choix ce travailler sur cette page difficile de l’histoire de la France. […]

« Le livre lui-même, les réactions et les débats qu’il suscita donnaient le sentiment qu’un double événement s’était produit. Robert Paxton proposait une avancée décisive sur l’histoire savante des années 1940-1944, qui allait donner une forte impulsion au renouvellement historiographique amorcé à la fin des années 1960. Mais sa parution constituait également un événement en soi, inscrit dans le “temps présent”, qui soulignait à quel point les rapports que les Français entretenaient avec ce passé-là étaient en train de changer. Ce livre offrait donc l’occasion de s’interroger non seulement sur l’histoire de Vichy, mais aussi sur un phénomène encore très peu perçu : l’existence d’une histoire longue de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle Robert Paxton occupe une place originale.

« Dans l’esprit de beaucoup de Français, qu’ils aient lu ou non ses ouvrages, Robert Paxton est un peu plus qu’un historien de renom : il est devenu une sorte de “lieu de mémoire”, c’est-à-dire une “unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté”, définition qu’en donne Le Grand Robert de la langue française, et que cite Pierre Nora lui-même dans le dernier tome de son œuvre imposante. Il cristallise une vision du passé autour d’un lieu, physique ou virtuel, d’un rituel, voire d’un individu remarquable, qui tous renvoient au passé et offrent une borne, un point de repère plus ou moins permanent dans la chaîne du temps social et historique. »

Henry Rousso, « L’historien, lieu de mémoire. Hommage à Robert Paxton », in Sarah Fishman (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Bruxelles, Complexe, « Histoire du temps présent », 2004, pp. 299-300.