Le projet d’une Europe politique depuis le congrès de La Haye (1948)
Le plan Schuman représente un changement de méthode après la création, l’année précédente, du Conseil de l’Europe (5 mai 1949), une organisation dont la portée reste limitée et qui déçoit les fédéralistes européens : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » La Communauté voulue par le ministre français des Affaires étrangères se distingue nettement du Conseil de l’Europe : le second (1949) poursuit de vastes ambitions, mais son fonctionnement reste intergouvernemental, ce qui réduit ses possibilités d’action. La Communauté qu’il s’agit de fonder exercerait des compétences très réduites, mais reposerait sur un véritable transfert de souveraineté, serait supranationale et ouvrirait la voie au fédéralisme. Le plan Schuman fait de l’unification économique un préalable à l’intégration politique, mais l’objectif est bien la création d’une « fédération européenne » ; une intégration de nature économique, mais qui n’est pas dépourvue de finalité politique. Robert Schuman s’exprime à dix-huit heures, depuis le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay ; la déclaration proprement dite, préparée par Jean Monnet, est précédée d’un préambule rédigée de la main du ministre. Dans sa typologie des plans de paix — Cinq types de paix. Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles), 2011 —, Bruno Arcidiacono présente la déclaration Schuman comme un véritable « plan de paix européenne », une paix fédérative ou d’union politique. Signé à Paris le 18 avril 1951, le traité instituant la instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier reprend dans son préambule les termes de la déclaration Schuman.
Les souvenirs du chef de cabinet de Jean Monnet
Le préambule du traité de Paris
Ina.fr | Commission européenne
La déclaration liminaire
Messieurs,
Il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructif. La France a agi et les conséquences de son action peuvent être immenses.
Nous espérons qu’elles le seront.
Elle a agi essentiellement pour la paix. Pour que la paix puisse vraiment courir sa chance, il faut, d’abord, qu’il y ait une Europe. Cinq ans, presque jour pour jour, après la capitulation sans conditions de l’Allemagne, la France accomplit le premier acte décisif de la construction européenne et y associe l’Allemagne. Les conditions européennes doivent s’en trouver entièrement transformées. Cette transformation rendra possibles d’autres actions communes impossibles jusqu’à ce jour. L’Europe naîtra de tout cela, une Europe solidement unie et fortement charpentée. Une Europe où le niveau de vie s’élèvera grâce au groupement des productions et à l’extension des marchés qui provoqueront l’abaissement des prix.
Une Europe où la Ruhr, la Sarre et les bassins français travailleront de concert et feront profiter de leur travail pacifique, suivi par des observateurs des Nations Unies, tous les Européens, sans distinction qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, et tous les territoires, notamment l’Afrique qui attendent du Vieux Continent leur développement et leur prospérité.
Voici cette décision, avec les considérations qui l’ont inspirée.
La proposition Schuman
La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.
La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre.
L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée : l’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne.
Dans ce but, le Gouvernement français propose de porter immédiatement l’action sur un point limité mais décisif :
Le Gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe.
La mise en commun des productions de charbon et d’acier assurera immédiatement l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes.
La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. L’établissement de cette unité puissante de production ouverte à tous les pays qui voudront y participer, aboutissant à fournir à tous les pays qu’elle rassemblera les éléments fondamentaux de la production industrielle aux mêmes conditions, jettera les fondements réels de leur unification économique.
Cette production sera offerte à l’ensemble du monde sans distinction ni exclusion, pour participer au relèvement du niveau de vie et au développement des œuvres de paix.
Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d’intérêts indispensable à l’établissement d’une communauté économique et introduit le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes.
Par la mise en commun de productions de base et l’institution d’une Haute Autorité nouvelle, dont les décisions lieront la France, l’Allemagne et les pays qui y adhéreront, cette proposition réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix.
***
Pour poursuivre la réalisation des objectifs ainsi définis, le Gouvernement français est prêt à ouvrir des négociations sur les bases suivantes :
La mission impartie à la Haute Autorité commune sera d’assurer dans les délais les plus rapides : la modernisation de la production et l’amélioration de sa qualité ; la fourniture à des conditions identiques du charbon et de l’acier sur le marché français et sur le marché allemand, ainsi que sur ceux des pays adhérents ; le développement de l’exportation commune vers les autres pays ; l’égalisation dans le progrès des conditions de vie de la main-d’œuvre de ces industries.
Pour atteindre ces objectifs à partir des conditions très disparates dans lesquelles sont placées actuellement les productions des pays adhérents, à titre transitoire, certaines dispositions devront être mises en œuvre, comportant l’application d’un plan de production et d’investissements, l’institution de mécanismes de péréquation des prix, la création d’un fonds de reconversion facilitant la rationalisation de la production. La circulation du charbon et de l’acier entre les pays adhérents sera immédiatement affranchie de tout droit de douane et ne pourra être affectée par des tarifs de transport différentiels. Progressivement se dégageront les conditions assurant spontanément la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé.
À l’opposé d’un cartel international tendant à la répartition et à l’exploitation des marchés nationaux par des pratiques restrictives et le maintien de profits élevés, l’organisation projetée assurera la fusion des marchés et l’expansion de la production.
Les principes et les engagements essentiels ci-dessus définis feront l’objet d’un traité signé entre les États. Les négociations indispensables pour préciser les mesures d’application seront poursuivies avec l’assistance d’un arbitre désigné d’un commun accord ; celui-ci aura charge de veiller à ce que les accords soient conformes aux principes et, en cas d’opposition irréductible, fixera la solution qui sera adoptée. La Haute Autorité commune chargée du fonctionnement de tout le régime sera composée de personnalités indépendantes désignées sur une base paritaire par les gouvernements ; un président sera choisi d’un commun accord par les gouvernements ; ses décisions seront exécutoires en France, en Allemagne et dans les autres pays adhérents. Des dispositions appropriées assureront les voies de recours nécessaires contre les décisions de la Haute Autorité. Un représentant des Nations Unies auprès de cette autorité sera chargé de faire deux fois par an un rapport public à l’ONU rendant compte du fonctionnement de l’organisme nouveau, notamment en ce qui concerne la sauvegarde de ses fins pacifiques.
L’institution de la Haute Autorité ne préjuge en rien du régime de propriété des entreprises. Dans l’exercice de sa mission, la Haute Autorité commune tiendra compte des pouvoirs conférés à l’autorité internationale de la Ruhr et des obligations de toute nature imposées à l’Allemagne, tant que celles-ci subsisteront.
Les souvenirs du chef de cabinet de Jean Monnet
En novembre 1963, après la mort de Robert Schuman le 4 septembre, la revue France Forum publie un numéro intitulé « Hommage à Robert Schuman ». Dans sa contribution — « Le jour où il prit tous les risques… » —, François Fontaine, ancien chef de cabinet de Jean Monnet, donne un récit de la journée du 9 mai 1950. « Il n’existe pas, écrit-il, d’image du 9 mai ». Sur la photo habituellement publiée, Jean Monnet est assis à la droite de Robert Schuman, or il était ce jour-là dans la salle, avec les journalistes.
Le jour où il prit tous les risques…
par François FONTAINE
La radio n’était pas là, ni le cinéma, ni d’ailleurs les photographes — on peut bien l’avouer aujourd’hui. Sur le seul cliché qui passe pour immortaliser la déclaration du 9 mai 1950, on voit, assis à la droite du Père — de celui que nous appelions affectueusement entre nous « le Père Schuman » —, Jean Monnet, dit l’Inspirateur. Or, ce jour-là, Jean Monnet n’était pas à l’honneur. Mêlé à la foule des journalistes, au fond de la salle, il n’était encore qu’un Conspirateur. La photographie en question a été prise à une époque ultérieure, quand le plan Schuman fut suffisamment consacré pour mériter les micros et les caméras. Il n’existe pas d’image du 9 mai, que des souvenirs un peu troublés par l’émotion — du côté acteurs — ou par la stupeur — du côté spectateurs.
Pourtant, il y avait beaucoup de monde dans le Salon de l’Horloge. Ce qui devait être une conférence de presse de routine, annoncée depuis quelques jours, avait été transformée au tout dernier moment en « importante communication ». Les journalistes avaient été relancés par téléphone, et l’on avait tout simplement oublié les chasseurs de sons et d’images. En vérité, à l’heure où il eût fallu les convoquer, pour l’installation de leur matériel, le plan Schuman était encore un secret, un des mieux gardés qui furent jamais. Ceux-là mêmes qui avaient été mis dans la confidence le matin, les membres du Gouvernement, ignoraient au moins une chose, c’est ‘a solennité que les organisateurs du complot allaient donner le soir à leur affaire. Des préparatifs trop visibles eussent inquiété plus d’un, et l’on avait seulement indiqué que « l’en en parlerait à la presse ».
Il est vrai que tous les journalistes présents — et selon certains témoins ils étaient au nombre de trois cents — avaient en mains la dernière édition du Monde qui titrait en page une : À Londres, la France proposerait l’association des industries-clés européennes. » Une courte note précisait : « Il s’agit, croyons-nous savoir, d’une suggestion hardie en faveur d’un nouvel effort d’intégration économique de la part des nations de l’Europe occidentale. » L’indiscrétion avait été dosée. La suggestion serait « hardie », ce qui allait se confirmer, mais l’intégration serait « économique », ce qui allait être largement dépassé quelques heures plus tard. Car en fait la bombe était politique, et de cela seuls M. Schuman et ses rares complices étaient entièrement conscients.
Le Conseil des ministres s’était terminé tard ce mardi 9 mai. Avancé d’un jour par rapport au rituel français pour permettre au ministre des Affaires étrangères de partir le soir même muni d’instructions à la conférence tripartite de Londres, il avait été surchargé par une communication de dernière heure de M. Robert Schuman. Celui-ci n’avait pas cherché à ouvrir un débat, et il se borna à convaincre le Conseil qu’il ne pouvait pas aller, une fois de plus, retrouver ses collègues occidentaux sans leur soumettre une proposition française sur l’Allemagne. Qui se fut permis de discuter la compétence de M. Schuman sur le problème et qui fit une objection ? Pas ceux qui, mieux informés, ou même personnellement avertis, étaient aussi des partisans du plan, et pas davantage ceux qui, en plus grand nombre, en entendaient parler pour la première fois et pensaient qu’il fallait, en effet, faire un geste de bonne volonté. L’idée de de « combinats » industriels était dans l’air depuis quelques mois. On disait aussi « condominium » on « consortium ». A l’heure du déjeuner, donc, l’atmosphère n’était pas à la révolution.
Cependant, dès qu’il eut obtenu cet accord, M. Schuman retrouva ses collaborateurs avec beaucoup d’émotion parce qu’il savait, lui, qu’il allait commettre un acte historique. La portée de ce qu’il avait minimisé le matin, il fallait maintenant l’exalter. Il était difficile par nature à cet homme discret de faire un geste spectaculaire. Les grands mots, les formules sonores avaient peine à sortir de sa bouche. S’il n’eût pas été aussi convaincu de la nécessité d’agir, et du caractère extraordinaire de sa proposition, il eût atténué l’éclat du style du papier qu’il allait lire. Mais au contraire il l’accepta sans retouches, et même il le rehaussa dans son bureau au cours de l’après-midi, il écrivit de sa propre main ce beau préambule:
« Il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte hardi, d’un acte constructif. La France a agi et les conséquences de son action peuvent être immenses. Nous espérons qu’elles le seront.
« Elle a agi essentiellement pour la paix. Pour que la paix puisse vraiment courir sa chance, il faut, d’abord qu’il y ait une Europe. »
Ces phrases expriment une tranquille audace. Le Gouvernement français n’avait encore rien proposé, et autre chose ensuite serait de savoir qui accepterait ; pourtant, d’entrée de jeu, on était dans l’Histoire « la France a agi ». Inutile d’attendre la réponse, l’offre en soi était un acte, et le mode passé accentuait son caractère irrévocable. Plus tard, M. Schuman écrivit que les pays intéressés avaient été prévenus vingt-quatre heures à l’avance : « Comme c’est d’usage dans les relations diplomatiques, il ne fallait pas que les gouvernements amis fussent renseignés par la lecture de la presse. » Pourtant on aurait peine, je crois, à retrouver la trace de ces communications dans les archives, et M. Schuman, dans son souci de rétablir a posteriori un protocole un peu escamoté (ce manquement aux traditions a dû lui coûter plus que tout) a transformé en geste diplomatique ce qui ne fut en réalité que vagues allusions. Le 8 mai, M. Dean Acheson avait été mis au courant incidemment. Le 9 mai au matin, le chancelier Adenauer recevait un messager personnel du ministre français. Mais la déclaration elle-même, c’est quelques instants avant de la lire à la presse que M. Schuman la communiqua aux ambassadeurs européens qui se succédaient dans son bureau.
À dix-huit heures, il se glissa discrètement jusqu’à son fauteuil, sous l’Horloge, et de sa voix sourde et heurtée, lut son préambule.
« Cinq ans, presque jour pour jour après la capitulation sans condition de l’Allemagne, la Fiance accomplit le premier acte décisif de la construction européenne et y associe l’Allemagne. Les conditions européennes doivent s’en trouver entièrement transformées. Cette transformation rendra possibles d’autres actions communes impossibles jusqu’à ce jour… »
L’entrée en matière dura ainsi plusieurs minutes, s’enchaînant avec l’exposé de la proposition. Ce qui aujourd’hui nous apparaît comme une porte grandiose sur l’avenir fit alors peu d’impression. La France… l’Allemagne… la paix… oui, mais encore ? « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait… » Tout cela qui devait prendre plus tard la signification d’une méthode révolutionnaire pouvait être interprété sur le moment comme une démarche prudente. Peu à peu cependant se précisait le dispositif annoncé : « Le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. » Mais qui eût pu voir là le début de la Communauté européenne ? Pour beaucoup c’était une nouvelle autorité internationale de la Ruhr, tout au plus.
Sans doute la voix monotone de M. Schuman poursuivait-elle une description détaillée qui ne laissait aucun doute sur l’ampleur du changement : il était dit, au détour d’une phrase, que les décisions de la Haute Autorité « lieront la France, l’Allemagne et les pays qui adhéreront. » Puis il était question de « fusion des marchés », enfin de « fédération européenne ». Mais tant de mots avaient été prononcés depuis tant d’années que l’on hésitait à croire que ceux-là eussent la vertu magique de changer les rapports entre les peuples européens. Une chose était sûre, toutefois, dès cet instant: l’Allemagne était réintégrée dans ses droits et considérée comme une nation majeure ; un traité allait être négocié avec elle sur un pied d’égalité, et pour la lier, on se liait nous-mêmes.
Quand M. Schuman eut fini de parler, peu d’entre ses auditeurs pensèrent que la construction de l’Europe était commencée, mais tous que la rivalité franco-allemande était terminée. Qui se joindrait à l’organisation proposée ? Personne n’eût pu le prédire à ce moment où le destin hésitait, et où la figure de l’Europe allait dépendre, le soir même, du réflexe positif ou négatif d’un président, d’une reine, d’une éminence grise peut-être, à Rome, à La Haye, à Londres aussi, et pourquoi pas à Moscou ? « La Russie est-elle en Europe ? » demanda un journaliste à M. Schuman. « Mais oui », répondit-il. Le 9 mai 1950, l’Europe était encore, ou était déjà si l’on préfère, une perspective splendidement ouverte. Elle ne s’est refermée, le lendemain matin, que par le refus, ou le silence de ceux qui n’ont pas saisi l’offre française. Il est facile de dire aujourd’hui que l’Europe des Six est dans la nature des choses et qu’il n’a jamais été sérieusement question, pour ses créateurs, d’y ajouter l’Angleterre. Pourtant, si l’on se reparte à cette époque on est étonné au contraire par l’obstination des négociateurs français, par l’incertitude de l’opinion anglaise, et par l’intensité du dialogue qui se termina, après plusieurs semaines, dans un « non possumus » réciproque. Si l’invitation avait été de pure forme, si les distances avaient été aussi marquées au départ qu’elles le sont aujourd’hui, la comédie eût été brève. Mais ce fut au contraire une tragédie, la première faille de l’Occident, que Robert Schuman et Jean Monnet vécurent ensemble, heure par heure à compter du mercredi 10 mai, quand ils mirent le pied sur le sol britannique. L’extraordinaire « Livre blanc » qui relate les phases de ce drame oublié montre à quel degré les limites de la Communauté étaient indéterminées dans l’esprit de ses créateurs.
Avant de remercier les journalistes venus l’entendre, M. Schuman eut d’ailleurs cette réflexion qui provoqua un moment de surprise : « Bref, Messieurs, la France fait une proposition. Elle n’en entrevoit pas le sort. À l’Europe de répondre. » Quelques-uns se souviennent qu’un auditeur insista : « Alors, c’est un saut dans l’inconnu ? » et que le ministre lui répondit gravement, en le regardant par-dessus ses lunettes : « C’est cela, un saut dans l’inconnu. »
L’inconnu, personne ne se doutait, en réalité, de son étendue. Qu’un acte diplomatique soit aussi peu préparé, voire combiné avec les protagonistes, cela échappait à l’entendement des services du Quai d’Orsay et aux milieux généralement bien informés. Mais qui eût soupçonné que ce « plan technocratique » n’avait fait l’objet d’aucune consultation auprès des professionnels du charbon et de l’acier ni de leurs experts ?
En quittant le salon de l’Horloge les journalistes reconnurent, au milieu d’eux, M. Jean Monnet. La présence du commissaire au Plan en cette circonstance les rassura. Ils imaginaient la masse des études techniques que cet homme avait menées en secret pour asseoir une si formidable confrontation d’industries. Il ne les détrompa pas. Lui aussi avait pris ses risques, avec M. Schuman et comme lui, assuré seulement que tout ce qui est conçu avec générosité ne peut que servir la paix et le bonheur des hommes.
François FONTAINE,
Ancien chef de cabinet de M. Jean Monnet.
François Fontaine, « Le jour où il prit tous les risques… », France Forum, « Hommage à Robert Schuman », no 52, novembre 1963, pp. 7-9.
Les archives de la revue France Forum sont disponibles sur le site de l’institut Jean Lecanuet.
Le préambule du traité de Paris
Le préambule du traité de Paris reprend les termes de la déclaration Schuman. Dans sa typologie des plans de paix — Cinq types de paix. Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles), 2011 —, Bruno Arcidiacono distingue cinq sortes de paix : 1. La paix d’hégémonie, ou paix hiérarchique ; 2. La paix d’équilibre, ou paix polycratique ; 3. La paix d’union politique, ou paix fédérative ; 4. La paix de droit international, ou paix confédérative ; 5. La paix de directoire, ou paix oligarchique. Il présente la construction communautaire comme une paix fédérative ou d’union politique.
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE D’ALLEMAGNE, SON ALTESSE ROYALE LE PRINCE ROYAL DE BELGIQUE, LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE ITALIENNE, SON ALTESSE ROYALE LA GRANDE-DUCHESSE DE LUXEMBOURG, SA MAJESTÉ LA REINE DES PAYS-RAS,
CONSIDÉRANT que la paix mondiale ne peut être sauvegardée que par des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent ;
CONVAINCUS que la contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques ;
CONSCIENTS que l’Europe ne se construira que par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait, et par l’établissement de bases communes de développement économique ;
SOUCIEUX de concourir par l’expansion de leurs productions fondamentales au relèvement du niveau de vie et au progrès des œuvres de paix ;
RÉSOLUS à substituer aux rivalités séculaires une fusion de leurs intérêts essentiels, à fonder par l’instauration d’une communauté économique les premières assises d’une communauté plus large et plus profonde entre des peuples longtemps opposés par des divisions sanglantes, et à jeter les bases d’institutions capables d’orienter un destin désormais partagé,
ONT DÉCIDÉ de créer une Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et ont désigné à cet effet comme plénipotentiaires :
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE D’ALLEMAGNE :
M. le Docteur Konrad ADENAUER, Chancelier et Ministre des Affaires étrangères ;
SON ALTESSE ROYALE LE PRINCE ROYAL DE BELGIQUE :
M. Paul VAN ZEELAND, Ministre des Affaires étrangères,
M. Joseph MEURICE, Ministre du Commerce extérieur ;
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE :
M. Robert SCHUMAN, Ministre des Affaires étrangère ;
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE ITALIENNE :
M. Carlo SEORZA, Ministre des Affaires étrangères ;
SON ALTESSE ROYALE LA GRANDE-DUCHESSE DE LUXEMBOURG : M. Joseph BECH, Ministre des Affaires étrangères ;
SA MAJESTÉ LA REINE DES PAYS-BAS :
M. D. U. STIKKER, Ministre des Affaires étrangères,
M. J. R. M. VAN DEN BRINK, Ministre des Affaires économiques ;
LESQUELS, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, reconnus en bonne et due forme, sont convenus des dispositions qui suivent.
Traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, 18 avril 1951.