Analyse de documents
La République selon Jaurès au début des années 1890
Montrer que le discours de Jean Jaurès propose un bilan nuancé des changements de tous ordres qui affectent la France dans le dernier quart du XIXe siècle et qu’il témoigne des débats, des conflits et des reclassements provoqués par ces changements.
Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre écono-mique dans notre pays une intolérable contradiction. […]
Et puis, vous avez fait des lois d’instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter, pour les travailleurs, l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-mêmes leur émancipation intellectuelle ? […] Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous, et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli. […]
Ainsi il se trouve, messieurs, que le mouvement socialiste est sorti tout à la fois de l’institution républicaine, de l’éducation laïque que vous avez décrétée, et des lois syndicales que vous avez faites ; et en même temps il résulte de plus en plus des conditions économiques qui se développent dans ce pays-ci depuis cinquante ans. […]
Il vous suffit de jeter un coup d’œil rapide sur la marche de la production dans notre pays, pour constater que dans l’ordre industriel, peu à peu la grande industrie, l’industrie anonyme, servie par les puissants capitaux et par les puissantes machines, se substitue de plus en plus au petit et au moyen patronat, et qu’ainsi l’abîme s’élargit et se creuse de plus en plus entre ceux, de plus en plus rares, qui détiennent les grands moyens de production, et ceux, de plus en plus nombreux, qui ne sont que des salariés, livrés à toutes les incertitudes de la vie. […]
C’est parce que vous sentez vous-mêmes que le mouvement socialiste sort de toutes nos institutions, que vous êtes acculés aujourd’hui, pour le combattre, à une œuvre rétrograde. Vous ne pouvez pas détruire ouvertement, officiellement, votre œuvre de laïcité, mais vous mettez votre République sous le patronage de la papauté… Oui, c’est la politique de Léon XIII qui vous dirige. C’est au Vatican que vous prenez, ou que votre politique prend son mot d’ordre, et ne pou-vant détruire les lois de laïcité, vous y introduirez le plus possible d’esprit clérical. […]
Et je suis en droit de conclure que le socialisme est à ce point un mouvement profond et nécessaire, qu’il sort si évidemment, si puissamment de toutes les institutions républicaines, laïques, démocratiques, que pour combattre le socialisme, vous allez être condamnés dans tous les ordres, dans l’ordre politique, dans l’ordre fiscal et dans l’ordre syndical, à une œuvre de réaction.
Discours de Jean Jaurès à la Chambre des députés, 21 novembre 1893 (extraits).
Analyse de documents
La République en France au début des années 1890
Montrer que les deux documents témoignent de l’installation durable de la République en France avant d’analyser les désaccords qui opposent les deux orateurs.
Document 1 : le discours du président du Conseil
Président du Conseil depuis le 4 avril 1893, Charles Dupuy s’exprime devant la Chambre des députés à l’occasion de la rentrée parlementaire.
Dans les élections des 20 août et 3 septembre [1893] qui ont donné à la République une vic-toire sans précédent, le suffrage universel s’est prononcé pour une politique pratique, écartant lui-même les questions irritantes et les discussions théoriques.
Tout d’abord, pour déblayer le terrain, nous considérons comme ne pouvant aboutir au cours de la législature les discussions annoncées sur la révision de la Constitution et sur la séparation des Églises et de l’État. Nous écarterons de même toute proposition tendant à changer le mode de scrutin ou à établir, sous quelque nom que ce soit, un impôt unique, inquisitorial et progressif. […]
Dans l’ordre social, nous ne considérerons, en aucune circonstance, comme des amis ou des alliés politiques, ceux, quels qu’ils soient, qui n’admettent pas, comme principes nécessaires, le respect du suffrage universel, la propriété privée et la liberté individuelle, avec son corollaire, la liberté du travail. Fidèles à l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous répudions les doctrines qui, sous des vocables divers, collectivisme ou autres, prétendent substituer la tyrannie anonyme de l’État à l’initiative individuelle et à la libre association des citoyens, et nous réprimerons, avec énergie, toute tentative d’agitation ou de désordre, quels que soient les meneurs et les agitateurs.
« Séance du mardi 21 novembre », Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Chambre des députés, 22 novembre 1893, p. 78.
Document 2 : la réponse d’un député socialiste
Devant une assemblée qui comprend désormais une quarantaine de députés socialistes contre une dizaine auparavant, le député Jean Jaurès répond au président du Conseil.
Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre écono-mique dans notre pays une intolérable contradiction. […]
Dans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies […].
Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression défini-tive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gou-vernement […] ; mais au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. […]
C’est parce que vous sentez vous-mêmes que le mouvement socialiste sort de toutes nos ins-titutions que vous êtes acculés aujourd’hui, pour le combattre, à une œuvre rétrograde. […]
Le socialisme sortait de la République ; vous ne pouvez détruire la République, mais vous y introduisez ses ennemis d’hier en gouvernants et en maîtres, pour en chasser plus sûrement les militants qui l’ont faite et qui ont versé leur sang pour elle.
« Séance du mardi 21 novembre », Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Chambre des députés, 22 novembre 1893, p. 81-83.