Les explications du président Pompidou sur la grâce de Paul Touvier (21 septembre 1972)

Bilan et mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France


 

Le président de la République est interrogé par Jacques Fourneyron, du Progrès de Lyon, lors d’une conférence de presse à l’Élysée, le 21 septembre 1972.

Je vous remercie de votre question. Si vous ne l’aviez pas posée, je l’aurais soulevée.

Tout d’abord, les faits. Ce M. Touvier a été condamné à mort à la Libération, par contumace. Je suppose que tous les Français savent que cela veut dire qu’il ne s’est pas présenté à l’audience. Il se cachait. La chancellerie considère et a considéré que ces condamnations à mort par contumace étaient prescrites, c’est-à-dire qu’elles n’avaient plus d’existence, donc le problème ne m’a pas été posé, et il n’aurait d’ailleurs pas pu l’être car je ne peux pas gracier les condamnés par contumace.

Donc, ma grâce a consisté uniquement à relever M. Touvier de l’interdiction de séjour et de la confiscation de ses biens officiels, en l’espèce, de la possession en indivision d’une maison avec quatre ou cinq frères et sœurs. Voilà le dossier tel que je l’ai traité et les faits ramenés à leur exactitude. Mais, par contre, je ne l’ai pas relevé de ses droits civiques, ni d’un très grand nombre d’incapacités. Il est toujours frappé de ce qu’on appelle la mort civile.

Alors on m’a demandé de me justifier, voire de révoquer ma décision, même des juristes. Le droit de grâce n’est pas un cadeau fait au chef de l’État pour lui permettre d’exercer ses fantaisies. C’est une responsabilité, parfois effrayante, qu’on lui impose et qu’il prend au vu des dossiers, bien sûr, et seul, avec sa conscience, et la tradition, et le devoir, l’empêche et de s’expliquer et, bien sûr, de revenir sur ses décisions. Imaginez ce que cela donnerait dans d’autres cas, une condamnation à mort, par exemple. Ce qui ne veut pas dire que la grâce constitue une absolution de la faute, ni que, si peu que ce soit, elle diminue la pitié ou le respect que l’on doit aux victimes. Elle est purement et simplement un acte de clémence et c’est tout.

Mais si je ne m’explique pas, et si je ne peux, ni ne veux, revenir sur cette décision, je puis, par contre, vous indiquer quelques réflexions que m’ont inspirées les réactions que j’ai reçues, par un très nombreux courrier, souvent émouvant et auquel je n’ai pas répondu, individuellement, mais, grâce à cette question, je peux y répondre collectivement.

Notre pays, depuis un peu plus de trente ans, a été de drame national en drame national. Ce fut la guerre, la défaite et ses humiliations, l’occupation et ses horreurs, la Libération, par contrecoup, l’épuration et ses excès, reconnaissons-le, et puis la guerre d’Indochine, et puis l’affreux conflit d’Algérie et ses horreurs, des deux côtés, et l’exode d’un million de Français, chassés de leurs foyers, et du coup, l’OAS et ses attentats, et ses violences et, par contrecoup, la répression.

Alors, ayant été, figurez-vous, dénoncé par les gens de Vichy à la police allemande, ayant échappé deux fois à un attentat de l’OAS, une tentative, une fois aux côtés du général de Gaulle et l’autre fois à moi destinée, je me sens le droit de dire : allons-nous éternellement entretenir saignantes les plaies de nos désaccords nationaux ? Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas, s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient ? et je ne dis pas ça, même s’il y a ici des esprits forts, par calcul politique, je le dis par respect de la France.