La mémoire de Verdun en 1948 : de Gaulle interrompu par les sirènes (20 juin 1948)

Bilan et mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France


Le 20 juin 1948, dans un discours prononcé à Verdun, après la création du RPF l’année précédente, de Gaulle réitère sa condamnation de la IVe République et évoque la mémoire du « grand chef de la Grande Guerre […] emporté sous l’effet de l’âge par le torrent des abandons ». Le texte initial, qui traitait plus longuement du « cas Pétain », est expurgé à la dernière minute, pour éviter tout incident. Malgré ces précautions, de Gaulle est interrompu par des sirènes, actionnées par ses adversaires, peut-être communistes, dès le début de son discours. Les pompiers lui rendent la parole au bout d’une dizaine de minutes. Les luttes politiques puisent désormais leurs armes dans la mémoire des deux guerres.

De Gaulle est interrompu après la phrase suivante (0:59) : « Mais rien ne saurait effacer ce qui fut mis en jeu, enduré, accompli, dans la bataille de Verdun ».

Les deux films ci-dessus donnent un récit plus complet de la visite.

Les trois films sur le site British Pathé :

De Gaulle at Verdun (1) | De Gaulle at Verdun (2) | De Gaulle Beats Sirens


Le discours de Verdun

Le passage dans lequel de Gaulle évoque la mémoire du « grand chef de la Grande Guerre […] emporté sous l’effet de l’âge par le torrent des abandons » se trouve au septième paragraphe.

Le temps passe. Les passions déferlent, toujours nouvelles mais toujours pareilles. D’autres soucis après tant de soucis, d’autres peines après tant de peines, viennent à leur tour éprouver les hommes. L’Histoire ajoute des pages aux pages terribles qu’elle écrivit ici. Mais rien ne saurait effacer ce qui fut mis en jeu, enduré, accompli, dans la bataille de Verdun.

La preuve en est que nous voici réunis en grand nombre pour la commémorer. Oui, nous voici, à peine sortis d’une autre guerre, en proie déjà aux lourdes préoccupations que nous inspire l’avenir, et cependant saisis par la vague des pensées et des sentiments qui, depuis trente-deux ans, se lève de cette ville. Les grands événements n’ont point d’âge parce que les souvenirs qui en restent et les conséquences qui en sortent dominent toujours le Présent.

Verdun, séculaire boulevard de la France, fut pendant toute la Première Guerre mondiale la charnière inébranlable du front. Mais, entre le 20 février et le 26 juin 1916, on vit la lutte atteindre son paroxysme et les deux grands peuples adverses engager sur ce champ de bataille les meilleurs de leurs fils. Pendant ces quatre mois, sur trente kilomètres de front, depuis Ornes jusqu’à Avocourt, ont combattu deux millions d’hommes, la plupart à plusieurs reprises. Plus de cinq cent mille soldats français et allemands, soit dix -sept par mètre courant, y sont morts les uns face aux autres. D’énormes quantités de matériel y ont été engouffrées, trente-cinq millions d’obus tirés, des trésors d’habileté et de courage dépensés, d’incroyables souffrances subies, d’innombrables espoirs consumés. Le drame fut tel, que si les mots peuvent l’évoquer encore, ils ne sauraient l’exprimer.

Il est vrai que ce choc gigantesque ne se termina pas soudain par une victoire éclatante, étalant sur le terrain des résultats proportionnés à l’étendue des sacrifices. Mais dans une lutte où l’art de la guerre consistait en l’écrasement des hommes sous des ouragans d’acier, où rien ne valait en dehors de l’endurance et de la méthode, le Français, bien qu’il se trouvât d’abord dépourvu d’un matériel suffisant, bien que les mêmes pertes lui coûtassent relativement deux fois plus cher qu’à l’adversaire dont la jeunesse était en nombre double, bien qu’il passât pour mobile et inconstant, le Français fut le vainqueur. Quelles que soient les péripéties de l’Histoire, cela ne peut être oublié. Il y a, tout autour d’ici, des témoins nommés : Douaumont, Thiaumont, Vaux, Fleury, la Côte du Poivre, la Côte de Talau, le Mort Homme, la Côte 304, que rien ne fera taire, jamais.

Par quel concours inouï d’aberrations et de faiblesses, arriva-t-il, qu’un quart de siècle après, ce même peuple, qui avait déployé tant de puissance et tant de mérites, se trouvât jeté à l’abîme ? Certes, tout le sang répandu, et qui était le meilleur, manquait à son énergie. Mais le courage et le bon sens n’avaient pas fini de trouver en lui des champions. Il me souvient, par exemple, avoir entendu ici même, cinq ans après la victoire, Raymond Poincaré exprimer les inquiétudes de sa patriotique vigilance. L’illustre fils de la Meuse mettait ceux qui l’écoutaient en garde contre les erreurs qu’il voyait se dessiner déjà et qui deviendraient un jour les causes de la grande défaillance. Hélas ! les erreurs l’emportèrent parce que, si elles mettaient en péril le pays, elles s’accordaient, au contraire, avec le régime décadent qui prétendait le conduire.

Ces erreurs ne sont que trop connues. Mais les circonstances sont telles que je dois les rappeler : doute que la France lassée éprouvait à l’égard d’elle-même et qui, combiné avec les illusions de nos alliés anglais et américains, devait avoir pour résultat la renaissance et le réarmement de l’impérialisme allemand ; divisions politiques et sociales, poussées chez nous au point d’obnubiler l’instinct vital de la nation ; pouvoirs publics sans force, égarés dans leurs propres jeux, séparés du sentiment public dont ils ne pouvaient attendre ce soutien élémentaire sans lequel ils ne sont que figuration ; politique étrangère fléchissant sous le poids de 1′ indépendance et, par incapacité de tenir une position française, se liant, quoique en gémissant, aux attitudes sans clairvoyance qui étaient prises outre-Manche ; défense nationale fondée sur la défensive passive, inapte à l’initiative, à la manœuvre, à la mobilité, risquant l’écroulement total dès lors qu’elle serait surprise.

Elle le fut. Cette même Meuse, qui, en 1916, avait vu la victoire de Verdun, vit à Sedan, en 1940, la percée de nos lignes par les blindés du Reich allemand. En quelques semaines, les pouvoirs publics, le commandement, les armées, les espoirs, du peuple français se trouvèrent emportés dans un désastre foudroyant. C’est alors qu’on vit le régime qui prétendait être la France abdiquer et se dissoudre en tous ses éléments. C’est alors qu’on vit un grand chef de la Grande Guerre, celui-là même qui avait rendu au pays l’impérissable service de gagner la bataille de Verdun, emporté, sous l’effet de l’âge, par le torrent des abandons. C’est alors que d’autres durent, en combattant, entreprendre, à partir de rien, de rebâtir l’édifice de l’intégrité, de l’honneur, de la liberté de la France. Ils y parvinrent, tandis qu’au fond de la douleur et de l’humiliation, Verdun, occupée par l’ennemi, ne cessait avec toute la nation d’espérer en la victoire finale de nos armes et de celles de nos alliés. C’est le 31 août 1944 qu’enfin la ville put relever la tête. Ce jour-là, les blindés américains franchissaient le pont Beaurepaire que l’extraordinaire audace de trois soldats verdunois appartenant aux forces françaises de l’intérieur : Legay, Ramette et Didier, avait protégé de la destruction. Épisode de l’immense bataille qui vit les armées françaises et alliées, puissamment aidées par les combattants de la Résistance, chasser l’ennemi de chez nous avant de l’écraser chez lui. Comme par miracle, la France sortait de l’abîme.

On aurait pu croire que la leçon de l’épreuve serait tirée aussitôt. Mais les jeux stériles ont repris. Il est vrai que beaucoup de Français pensaient que, pour longtemps, le monde serait paisible et qu’il était inutile de se soucier trop intensément de l’armature de l’État. L’euphorie aura passé vite. Aujourd’hui, la France sent que son destin est à nouveau gravement menacé. A l’intérieur, le désordre économique et social préparé par les égoïsmes, routines, négligences d’autrefois, mais terriblement aggravé par les pertes et les destructions de la guerre, favorise ceux qui font de la misère le tremplin de leur dictature. A l’extérieur, les deux tiers de l’Europe et une grande partie de l’Asie tenus sous la loi de la Russie des Soviets, constituent un instrument colossal de domination, surtout si l’ambition d’un Reich allemand ressuscité devait tôt ou tard s’y joindre. Et au moment même où le pays voit s’assombrir la situation dans laquelle il se débat, il voit aussi s’étaler à sa tête l’insuffisance des pouvoirs publics qui n’émanent que des partis. Il les voit même risquer d’engager à propos de l’Allemagne tout le destin de la France, au nom d’une dérisoire majorité parlementaire dont tout le monde sait qu’elle ne représente qu’une faible minorité du pays.

Réformer l’État, pour qu’il soit en mesure de jouer son rôle, voilà le premier devoir. C’est à partir de là seulement qu’il sera possible à la République d’entreprendre la rénovation de la France, d’édifier le système national et international de sa sécurité, de prendre la tête de ce groupement occidental, faute duquel la liberté n’aurait pas d’avenir en Europe et où nous appelons d’avance les États allemands fédérés. La nation a maintenant compris qu’il lui faut un État capable de la conduire, fût-ce au milieu des tempêtes. Et Verdun, éclairé par sa grande et dure Histoire est là pour en témoigner.

Le discours dans les collections numérisées des Archives nationales

« Allocutions et discours de Charles de Gaulle (1944-1969)

« Discours prononcé à Verdun (Meuse), place de la Libération : brouillon manuscrit autographe, première épreuve annotée, deuxième épreuve annotée (20 vues numériques). »

Archives nationales. — Salle des inventaires virtuelle


Les commentaires de la presse suisse (21-22 juin 1948)

La presse suisse rapporte l’incident de Verdun dans ses éditions des 21 et 22 juin 1948 et s’interroge avec clairvoyance sur la portée des événements :

Feuille d’avis de Neuchâtel, 21 juin 1948, p. 5.

Feuille d’avis de Neuchâtel, 22 juin 1948, p. 1.

Documents publiés par RERO DOC, la bibliothèque numérique de RERO, le Réseau des bibliothèques de Suisse occidentale :

RERO DOC – Bibliothèque numérique


Chronologie indicative

14 juin 1944 : visite à Bayeux du général de Gaulle (1890-1970), président du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF).

20 août 1944 : à son départ de Vichy, le maréchal Pétain (1856-1951) laisse un dernier message aux Français : « S’il est vrai que de Gaulle a levé hardiment l’épée de la France, l’Histoire n’oubliera pas que j’ai tenu patiemment le bouclier des Français. »

25 août 1944 : libération de Paris.

22 octobre 1944 : le Parti communiste organise une « journée des martyrs » qui commémore l’assassinat par les Allemands des vingt-sept otages de Châteaubriant.

23 juillet-15 août 1945 : procès Pétain ; la défense reprend la thèse du bouclier et de l’épée.

15 août 1945 : Pétain est condamné à mort ; la peine est commuée en détention à vie.

20 janvier 1946 : démission du général de Gaulle.

16 juin 1946 : discours de Bayeux.

7 avril 1947 : discours de Strasbourg, annonce de la création du RPF.

5 mai 1947 : révocation des ministres communistes par le président du Conseil Ramadier ; fin du tripartisme.

13 avril 1948 : création d’un Comité d’honneur pour la libération du maréchal Pétain.

23 juillet 1951 : mort du maréchal Pétain à l’île d’Yeu.

6 novembre 1951 : création d’une Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain (ADMP).

1947 : dans un livre intitulé De Gaulle, cet inconnu, le colonel Rémy attribue à de Gaulle la phrase suivante : « les armistices étant signés, notre pays étant placé devant le fait accompli, il n’était pas mauvais que la France disposât de deux cordes à son arc, l’une d’elles étant maniée par de Gaulle et l’autre par Pétain, étant bien entendu qu’elles devaient s’accorder l’une et l’autre au bénéfice exclusif de la nation. »

20 juin 1948 : dans un discours prononcé à Verdun, le général de Gaulle évoque la mémoire du « grand chef de la Grande Guerre […] emporté sous l’effet de l’âge par le torrent des abandons ». Le 16 mars 1950, dans une conférence de presse, il ajoute : « C’est un opprobre que de laisser en prison un homme de quatre-vingt-quinze ans. »

11 avril 1950 : dans un article publié dans l’hebdomadaire Carrefour, Rémy attribue à de Gaulle la phrase suivante : « Souvenez-vous qu’il faut toujours que la France ait deux cordes à son arc. En juin 1940, il lui fallait la “corde” Pétain aussi bien que la “corde” de Gaulle. » Rémy est désavoué par de Gaulle.

1954 : début de la publication des Mémoires de guerre du général de Gaulle ; ils sont publiés en trois tomes de 1954 à 1959 : L’Appel (1940-1942) en 1954, L’Unité (1942-1944) en 1956, Le Salut (1944-1946) en 1959.

Dans le dernier tome de ses Mémoires de guerre (1959), à propos de Pétain, de Gaulle écrit : « son drame avait été celui d’une vieillesse que la glace des années privait des forces nécessaires pour conduire les hommes et les événements » ; il exprime la même idée dans le premier tome (1954) et conclut : « La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France . »