« Il y a des circonstances où se taire est mentir… »
Le discours dans la Guerre d’Espagne d’Hugh Thomas
Au chapitre 42 de sa Guerre d’Espagne (première édition, 1961), l’historien Hugh Thomas décrit le « changement d’attitude qui se manifesta chez les intellectuels » dans les premiers mois du conflit. Il mentionne pour commencer ceux qui « abjurèrent leur adhésion à la République » avant de rapporter le discours prononcé par Miguel de Unamuno (1864-1936), dans l’amphithéâtre de l’université de Salamanque, le 12 octobre 1936, jour de la « fête de la Race ». La carte ci-après est publiée par Paris-Soir le 17 août 1936 : « L’Espagne après un mois de guerre civile. Position des deux forces en présence. »
Le grand philosophe basque Miguel de Unamuno, auteur du Sentiment tragique de la vie et éminence de la génération de 1898, évolua exactement en sens inverse. Comme recteur de l’université de Salamanque, il s’était trouvé, au début de la guerre civile, en territoire nationaliste. Jusqu’au 15 septembre, il continua à soutenir le mouvement de la rébellion, dans sa « lutte pour la civilisation contre la tyrannie ». Mais, le 12 octobre, il avait changé. C’était le jour de la fête de la Race, et une cérémonie avait lieu dans le vaste amphithéâtre solennel de l’université de Salamanque. Il y avait là l’évêque, le gouverneur civil, Mme Franco, le général Millan Astray. Et Unamuno, recteur de l’université, présidait. Après le cérémonial d’ouverture, Millan Astray se livra à une violente attaque contre la Catalogne et les provinces basques, en disant qu’elles étaient comme « des cancers dans le corps de la nation. Le fascisme, qui rend à l’Espagne sa santé, saura bien les extirper en tranchant dans la chair vive comme fait un chirurgien résolu et dégagé de toute fausse sentimentalité ». Au fond de l’amphithéâtre, quelqu’un lança la devise du général : Viva la muerte ! Alors, Millan Astray cria son habituel mot d’ordre d’excitation de la populace : « Espagne ! » Un certain nombre de gens répondirent : « Une ! » Il reprit : « Espagne ! ». « Grande ! » dit en chœur une assistance encore hésitante. Mais, quand Millan Astray poussa son dernier « Espagne ! », ses partisans hurlèrent « Libre ! ». Quelques phalangistes en chemises bleues firent le salut fasciste devant l’inévitable portrait à la sépia de Franco, accroché au-dessus de l’estrade. Tous les yeux étaient maintenant fixés sur Unamuno. Il se leva lentement et dit :
— Vous attendez tous ce que je vais dire. Vous me connaissez et savez que je ne peux garder le silence. Il y a des circonstances où se taire est mentir. Car le silence peut être interprété comme un acquiescement.
Je voudrais ajouter quelque chose au discours — si l’on peut ainsi l’appeler — du général Millan Astray, présent ici parmi nous. Ne parlons pas de l’affront personnel que m’a fait sa violente vitupération contre les Basques et les Catalans. Je suis moi-même né à Bilbao. L’évêque (et, ici, Unamuno désigna le prélat tremblant assis auprès de lui), que cela lui plaise ou non, est catalan de Barcelone.
Il marqua un temps d’arrêt. Il régnait un silence terrible. Aucun discours de ce genre n’avait jamais été prononcé en Espagne nationaliste. Qu’allait dire encore le recteur ? Il reprit :
— Je viens d’entendre un cri morbide et dénué de sens : Vive la mort ! Et moi, qui ai passé ma vie à façonner des paradoxes qui ont soulevé l’irritation de ceux qui ne les saisissaient pas, je dois vous dire, en ma qualité d’expert, que ce paradoxe barbare est pour moi répugnant. Le général Millan Astray est un infirme. Disons-le sans arrière-pensée discourtoise. Il est invalide de guerre. Cervantes l’était aussi. Malheureusement, il y a aujourd’hui, en Espagne, beaucoup trop d’infirmes. Et il y en aura bientôt encore plus, si Dieu ne nous vient pas en aide. Je souffre à la pensée que le général Millan Astray pourrait fixer les bases d’une psychologie de masse. Un infirme qui n’a pas la grandeur spirituelle d’un Cervantes recherche habituellement son soulagement dans les mutilations qu’il peut faire subir autour de lui.
Arrivé à ce point, Millan Astray ne put se retenir plus longtemps. A bajo la inteligencia ! — s’écria-t-il — Viva la muerte ! Une clameur prouva qu’il avait le soutien des phalangistes. Mais Unamuno poursuivit :
— Cette université est le temple de l’intelligence. Et je suis son grand prêtre. C’est vous qui profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez, parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans la lutte. Je considère comme inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai terminé.
Il y eut un long silence. Puis, dans un courageux élan, le professeur de droit canonique se leva et sortit, avec le recteur à un bras et Mme Franco à l’autre. Mais ce fut la dernière conférence d’Unamuno. Il fut dorénavant consigné sur ordre à son domicile. Les autorités nationalistes l’eussent certainement fait mettre en prison, si elles n’avaient pas craint les répercussions internationales d’un tel geste. Miguel de Unamuno mourut, le cœur brisé, le dernier jour de 1936.
Hugh Thomas, La Guerre d’Espagne, Paris, Robert Laffont, 1961, pp. 359-361.
La reconstitution du discours par Edouard Bustin (2007)
La reconstitution du discours par Edouard Bustin est publiée sur son site par Pierre Assouline — La république des livres, 8 janvier 2007 — avant d’être reprise par David Wingeate Pike dans un article de la revue Guerres mondiales et conflits contemporains (2012) : « Aspects nouveaux de la guerre d’Espagne : sept causes célèbres qui s’entremêlent ».
Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire. Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En soixante-treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours fait un excellent ménage.
Je serai bref. La vérité est davantage vraie quand elle se manifeste sans ornements et sans périphrases inutiles. Je souhaite faire un commentaire au discours, pour lui donner un nom, celui du professeur Maldonado, présent parmi nous. Laissons de côté l’injure personnelle d’une explosion d’invectives contre Basques et Catalans. Je suis né à Bilbao au milieu des bombardements de la seconde guerre carliste. Plus tard, j’ai épousé cette ville de Salamanque, tant aimée de moi, sans jamais oublier ma ville natale. L’évêque, qu’il le veuille ou non, est Catalan, né à Barcelone. On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une guerre incivile. Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit d’abord de convaincre ; or, la haine qui ne fait pas toute sa place à la compassion est incapable de convaincre… On a parlé également des Basques et des Catalans en les traitant d’anti-Espagne ; eh bien, ils peuvent avec autant de raison dire la même chose de nous. Et voici monseigneur l’évêque, un Catalan, pour vous apprendre la doctrine chrétienne que vous refusez de connaître, et moi, un Basque, j’ai passé ma vie à vous enseigner l’espagnol que vous ignorez.
(Premières interruptions. Viva la muerte ! etc.)
Je viens d’entendre le cri nécrophile “Vive la mort” qui sonne à mes oreilles comme “À mort la vie !” Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort. Une chose encore. Le général Millán Astray est un invalide. Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi. Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme. Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient pas en aide. Je souffre à l’idée que le général Millán Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je, sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millán Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité, ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millán Astray voudrait créer une nouvelle Espagne – une création négative sans doute – qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre.
(Nouvelles interruptions. Abajo la inteligencia ! etc.)
Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit.
Pierre Assouline, « Le discours de Salamanque reconstitué », La république des livres, 6 janvier 2007 [archive].
David Wingeate Pike, « Aspects nouveaux de la guerre d’Espagne : sept causes célèbres qui s’entremêlent », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 1, 2012, pp. 133-156.
Un entretien de Miguel de Unamuno avec André Salmon dans Le Petit Parisien du 15 août 1936
Le 15 août 1936, Le Petit Parisien publiait un entretien d’André Salmon avec Miguel de Unamuno, lequel s’expliquait sur les « raisons supérieures qu’avait un chef incontesté de la gauche […] d’adhérer à un mouvement qu’à l’étranger beaucoup considèrent comme de droite ». Deux mois plus tard, il prononce le discours de Salamanque : « Il y a des circonstances où se taire est mentir… »
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MIGUEL DE UNAMUNO EST AVEC LES REBELLES
Salamanque, 14 août
(retransmis à la frontière française, via Burgos.)
À Burgos, notre éminent confrère espagnol, M. Pajol, l’ancien directeur de la Informacion, et qui, dans une guerre civile ayant désormais toutes les organisations de la guerre tout court, dirige un service de documentation au quartier général de l’armée nationaliste du Nord, m’avait dit :
— Tout ce qui pense juste et clair, en Espagne, est avec nous. Songez que je puis ici invoquer l’adhésion totale, sans réserve, d’un des plus grands hommes réputés de gauche, du maître espagnol de la libre pensée pure, de l’illustre écrivain, le professeur Miguel de Unamuno, de l’université de Salamanque.
À la vérité, la révélation de M. Pujol était d’importance. Miguel de Unamuno, naguère symbole de la résistance intellectuelle la dictature du général Primo de Rivera ; Miguel de Unamuno condamné pour tant d’écrits réputés subversifs ; Miguel de Unamuno que rendit célèbre auprès de ceux qui ne l’avaient point lu certaine évasion dramatique.
M. Pujol pouvait savourer son effet. Une furieuse envie me vint alors de recueillir une adhésion de principes de la bouche même de l’auteur du Sens tragique de la vie.
Miguel de Unamuno habite une vieille maison de caractère tout catalan, dans un des plus vieux quartiers de la ville. C’est dans une rue guère plus large qu’une ruelle, non loin du couvent de la Madre de Dios, dont les mur antiques font songer aux décors de quelque drame de Calderon… On gravit un escalier de pierre. Une seule porte. C’est là. Le vieux maître veut bien et peut nous recevoir. En Espagne, un vieillard lui-même ne sait pas la valeur des mots « heure tardive ». Vêtu de noir, caressant d’une main fine une courte barbe blanche, Miguel de Unamuno est au milieu de son cabinet de travail, vieux, très simple, émouvant, de résumer par des livres, des portraits, des dossiers, une longue vie d’artiste et de philosophe.
Je n’ai qu’une seule question à poser au maître. Elle est directe et engagera toutes les réponses auxquelles il pourra consentir :
Puis-je, monsieur le professeur, vous demander de formuler pour le Petit Parisien les raisons supérieures qu’avait un chef incontesté de la gauche tel que vous d’adhérer à un mouvement qu’à l’étranger beaucoup considèrent comme de droite ?
La réponse de Miguel de Unamuno est immédiate et fulgurante :
Pourquoi ? Parce que c’est la lutte de la civilisation contre la barbarie.
Miguel de Unamuno vient, dans sa maison de Salamanque, d’articuler les mêmes paroles, tellement significatives, que celles qui, l’autre jour à Burgos, constituaient la réponse que voulait bien me faire le général Mola lorsqu’il me recevait à son quartier général.
Se pressant le front d’un geste mélancolique, le vieux maître s’explique : Une maladie mentale collective s’est abattue sur le monde. Quoi ? J’entends invoquer le respect des idées. Mais quelle pitié ! Il faudrait d’abord qu’il y eût des idées pour qu’on les puisse respecter. Un malheureux illettré parle avec extase de la Russie. Je vous le demande, que sait-il d’elle, lui qui ne sait à peu près rien de son propre pays ?
Les sanglantes violences des premiers jours révoltent l’âme et le cœur de Miguel de Unamuno, et les invoquant, lui, qui se flatte d’abord d’être resté un vieux libéral me confiera :
— A-t-on vraiment soutenu qu’à Barcelone les églises brûlées étaient sans valeur artistique ? Artistiques ou non, il fallait les respecter. Tenez, je vais aller jusqu’au bout de ma pensée. Je comprendrais qu’on ait envahi les églises pour voler. Mais brûler ! Anéantir ! Le mal pour le mal !
Le malheur, c’est qu’ou a empoisonné l’esprit du peuple en lui faisant croire qu’il allait vivre désormais aux dépens d’autrui.
— Est-ce exact, monsieur le professeur, que vous vous êtes inscrit à la souscription nationale pour 5 000 pesetas ?
— C’est parfaitement exact.
Le témoin de tant d’heures décisives de l’histoire espagnole contemporaine voile un instant de ses deux mains des yeux chargés de songes et lourds de visions avant de reprendre :
— J’ai souscrit… pour la guerre ! Pourtant, je me souviens d’avoir connu, étant entant, la guerre carliste. J’ai connu le siège de Bilbao et ce n’est pas sans tristesse que moi, vieux Basque, je vois recommencer ces tristes chose. Il le faut, c’est pour sauver la civilisation !
Après m’avoir montré sur un rayon la nouvelle qu’en l897, il écrivit sur la guerre carliste, Miguel de Unamuno revient à ce point particulier qui l’obsède, lui, maître de la jeunesse :
— Je l’ai dit à Paris et à Londres. Nous souffrons d’un abaissement de la moralité depuis la guerre. Il est grand temps de réagir.
— À présent, le maître ironise tristement sur l’œuvre des partis dont il fut l’allié et qu’il se résoud aujourd’hui à combattre :
Communisme ? Ce mot couvre tout. Seulement, il faut voir les choses comme elles sont. Là-bas, c’est l’anarchie pure et simple qui l’emporte.
Comme toujours, d’ailleurs. Jadis, aU congrès de Londres, lorsque Bakounine, le nihiliste, se sépara de Karl Marx, le communiste, le Russe eut avec lui la majorité anarchiste des délégués espagnols. Un peu avant les événements actuels, Trotsky est venu en Espagne. Il a exposé les modalités de l’État prolétarien. Mais ses auditeurs espagnols lui ont répondu : « Nous ne sommes intéressés par aucune aorte d’État. »
Miguel de Unamuno s’est levé. Les paroles qu’il va prononcer seront bien émouvantes :
— Il est un mot espagnol qui a passé dans bien d’autres langues : Desperdado. Hélas ! C’est par désespoir qu’ils brûlent les églises ! Par désespoir de ne croire à rien.
Très bas, l’auteur du Sens tragique de la vie murmure comme à soi-même : Il faut vivre d’abord… Mais que vivre est donc difficile
Néanmoins. M. Pujol ne comparait-il pas Miguel de Unamuno à Bernard Shaw, voici un peu d’ironie pour finir et Justifier la comparaison
Il y a eu au Chili, naguère, contre le maître dont les yeux brillent, une révolution fomentée par les Basques et les Allemands d’origine. Le président Valmaseda dut s’enfuir. En exil, il écrivit dans un style magnifique une lettre à ses successeurs. Il disait dans cette lettre se bien rendre compte qu’aussi longtemps qu’il vivrait Il garderait autour de ma personne des partisans, ce qui nuirait à la paix du pays. Aussi avait-il pris la résolution de se tuer. Ce qu’il fit. Je songe à adresser une copie de cette lettre sublime au président Azana.
Dans la nuit douce montent au champ de bataille des volontaires : Arriba Espana !
André SALMON
André Salmon, « Miguel de Unamuno est avec les rebelles », Le Petit Parisien, 15 août 1936.
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Un entretien de Miguel de Unamuno avec un journaliste étranger dans L’Humanité du 7 janvier 1937
Unamuno meurt à Salamanque le 31 décembre 1936. Les 7 et 8 janvier 1937, L’Humanité et Vendredi rapportent les dernières paroles de l’écrivain, « quinze jours avant sa mort », dans un entretien avec un journaliste étranger.
« Je vis dans un enfer, dans la folie collective. »
« Ce mouvement est inoui, sadique, cruel, brutal.
C’est ainsi que DON MIGUEL DE UNAMUNO, recteur de l’Université de Salamanque, décrivait le fascisme espagnol, quinze jours avant sa mort
C’est un dimanche, le 20 juillet, que les rebelles espagnols se rendirent maître de la vieille ville universitaire de Salamanque. Leur premier soin fut de rappeler l’ancien conseil municipal de la ville, celui qui avait été au pouvoir sous Gil Robles. Parmi ces conseillers se trouvait le vieux Don Miguel de Unamuno, exilé par le roi, sauvé de la relégation par les républicains et nommé par eux recteur à vie de l’Université de Salamanque…
Don Miguel, ce jour du 20 juillet, parla aux rebelles et son discours fut répété dans le monde entier par les échos complaisants de la presse de Franco, d’Hitler, de Mussolini, de Salazar. Le vieil homme avait parlé de la défense de la civilisation d’Occident, traité Azana de repris de justice, salué à la romaine…
L’ancien républicain devenait brusquement la personnalité intellectuelle la plus en vue du fascisme espagnol…
Les semaines s’écoulèrent. Des bruits contradictoires parvenaient de Salamanque. Don Miguel de Unamuno rentrait dans l’ombre. On apprit successivement sa destitution, puis sa mort. Un bruit courut même il aurait été fusillé par les fascistes. Que s’était-il exactement passé ?
Nous avons été assez heureux pour rencontrer un journaliste étranger qui se trouvait en Espagne rebelle le mois dernier et qui a eu un très long entretien avec Unamuno peu de jours avant la mort de celui-ci.
Nous sommes en mesure de certifier l’authenticité la plus absolue de ces propos. Ce journaliste connaissait Unamuno de longue date, et Don Miguel lui a parlé à cœur ouvert, des heures durant, lui demandant de faire connaître son message au monde. En nous répétant ces propos, notre ami journaliste a conscience de rapporter en quelque sorte les dernières volontés d’un mort.
Récit d’un témoin
« La première attitude d’Unamuno, en juillet dernier, nous dit notre ami, s’explique sans doute par la haine toute personnelle que le vieil homme avait vouée à Azana. Il faut dire aussi que durant les premiers jours, à Salamanque, le fascisme n’avait pas immédiatement dévoilé son hideux visage. Si la quasi totalité des républicains de toute nuance avaient été mis en prison, du moins les exécutions avaient été rares.
« Mais des “senoritos” de Valladolid ne tardèrent pas à arriver à Salamanque, et après avoir traité les fascistes locaux d’Enfants de Marie, prirent eux-mêmes la tête de la répression. Les fusillades commencèrent en masses. On cite par exemple le cas du marquis de Léon qui, une nuit, fit froidement fusiller ses seize fermiers et son médecin sans l’ombre d’un prétexte, et qu’on essaya ensuite de faire passer pour fou.
« Tous ces faits, qui se répétaient de bouche à oreille dans Salamanque terrorisée, commencèrent à influencer profondément Unamuno, et dès le mois d’août il refusait de répondre au salut fasciste de Mola en lui répondant « Vaincre n’est pas convaincre ! » Ce mot courut sous le manteau dans toute l’Espagne soumise aux rebelles il traduisait un sentiment général.
Le premier octobre
« Le 1er octobre, l’Université de Salamanque fut solennellement ouverte. Unamuno avait refusé de prendre la parole, mais il représentait officiellement Franco. Ce fut le professeur Maldonado qui fit le discours d’ouverture. « Après d’incohérents lieux communs fascistes, Maldonado se livra à une violente attaque contre les Catalans et les Basques. Vous savez que Unamuno est Basque, et l’évêque de Salamanque, qui passe pour peu favorable aux rebelles et qui assistait à la cérémonie, est Catalan.
« Unamuno ne put supporter ces insultes. Il prit la parole à son tour, déclara que les Basques et les Catalans valaient les Castillans, et qu’on avait beau jeu de crier contre les femmes « rouges » qui se battent comme miliciennes, « alors qu’ici, chez les rebelles, on assistait au honteux spectacle de femme couvertes de reliques et de scapulaires qui allaient assister aux fusillades comme on va au théâtre ».
« Une véritable bagarre suivit ces paroles. La femme de Franco, qui était présente, s’évanouit, tandis que le général Milan Astray s’écria « Mort aux intellectuels, mort à l’intelligence », s’attirant les protestations de certains professeurs présents, comme Bermejo.
« Les fascistes quittèrent la salle, où Unamuno resta seul. Dans la soirée, il voulut aller au cercle local, dont il était membre d’honneur. Il fut hué et expulsé. Peu de jours après, il était destitué de son rang de recteur à vie de l’Université.
« Je connaissais tous ces faits lorsque je me dirigeai vers le domicile de Don Miguel, et je ne fus pas surpris de voir que sa maison était gardée à vue par plusieurs policiers. Le bruit courait à Salamanque qu’il était prisonnier, que Franco ne lui pardonnait pas d’avoir voulu exercer sa charge de recteur avec justice, refusé de destituer des instituteurs pour des raisons extra-professionnelles, protesté contre l’emprisonnement des républicains.
« Don Miguel était toujours le grand vieillard à la barbe blanche, aux yeux jeunes et clairs que vous auriez pu rencontrer boulevard Saint-Michel, il y a dix ans, au temps de l’exil.
« Ils ne me sortiront d’ici que mort »
« Je ne sortirai plus maintenant, me dit-il, dans les rues de Salamanque. Ils ne me sortiront d’ici que mort. Je l’ai dit au commissaire chargé de ma surveillance.
« Des journalistes étrangers viennent parfois me voir. J’ai vu l’autre jour un Portugais qui m’a dit que l’enthousiasme pour Franco était grand. Ce n’est pas vrai, lui ai-je répondu. L’enthousiasme n’existe pas, il a quitté définitivement ceux qui avaient pu en avoir pour ce régime. Reste seulement la terreur, une terreur qui est cent fois pire que celle qu’on nous dit exister chez les rouges.
« Un de mes amis, un sculpteur, qui se bat dans les rangs phalangistes du côté de Santander, m’a écrit sur la “Terreur rouge” une lettre évidemment dictée par la censure. Je lui ai répondu aussitôt moins à son intention qu’à celle des censeurs qu’il ne m’apprenait là rien que des mensonges, que c’était dans le pays dominé par Mola que régnait une terreur cruelle, sadique, cynique et d’autant plus effroyable qu’elle n’était pas le fruit d’excès individuels mais méthodiquement ordonnée et organisée par les chefs phalangistes.
« Ces gens-là fusillent l’intelligence »
« Mola est le digne fils de Martinez Anido et d’Arlegui, ces canailles qui, sous Primo de Rivera, décimèrent les rangs ouvriers sous les coups de feu de « pistoleros » à leurs gages.
« J’ai cru que ce mouvement était un mouvement qui sauverait la civilisation parce que je pensais qu’il opérerait pas des moyens chrétiens. Bien au contraire, j’ai vu triompher avec lui le militarisme auquel je suis fondamentalement, totalement opposé. »
« Je parle à Don Miguel de ces hommes qu’on fusille bien qu’ils portent des scapulaires, de ces prêtres qui osent crier en chaire « Vive la dynamite » et il s’indigne avec moi de ces faits. Il me dit qu’il a chassé en les injuriant des quêteurs qui venaient lui demander de l’argent pour les armées de cette « canaille de Mola ». Il ajoute qu’on a fusillé malgré ses démarches beaucoup de ses amis, en particulier Salvador Vila, recteur de l’Université de Grenade.
« Ces gens-là sont contre l’intelligence, reprend-il. Les intellectuels sont fusillés. S’ils triomphent, l’Espagne, ce pays malade, va devenir le pays des imbéciles.
« Et que dites-vous de ces Allemands en Feldgrau qu’on voit partout dans les rues de Salamanque, qui chantent sans cesse « Deutschland Uber Alles » ? Est-ce une guerre nationale ou une guerre internationale ? »
« Il me parle encore du gouvernement de Madrid. S’il considère toujours Azana comme un ennemi personnel, il n’a que louanges pour Indalecio Prieto qu’il considère comme l’homme le plus intelligent de l’époque. Il me montre par la fenêtre les policiers en faction.
« Regardez, ils ne veulent pas que je m’en aille pour crier au monde entier les raisons pour lesquelles ils m’ont chassé de l’Université, que je dise qu’ils fusillent en masse à l’arrière faute de succès sur le front. Mais j’ai écrit à l’étranger, en France, en Angleterre, au Portugal, pour dire combien ce mouvement est inouï, sadique, cruel, bestial. Je ne doute pas que mes lettres ne soient parvenues. »
« On ne m’a pas encore fusillé »
« Don Miguel doit avoir, cependant quelques soupçons sur la censure de Franco, car après un entretien qui aura duré plus de deux heures, il me donne un mot de sa main et qui est comme un message au monde.
« Il me quitte avec ces derniers mots :
« Je vous autorise à dire partout, en mon nom, que je vis dans un enfer, que je suis entouré d’une affreuse folie collective. »
« Ce furent les derniers mots de Don Miguel, les derniers, peut-être, dont l’écho parviendra au monde.
« Son message, je n’ai pu le garder sur moi pour passer la frontière. Il est en lieu sûr chez les rebelles et il sera publié un jour. On y retrouvera la plupart des phrases que je vous ai répétées ici. Et aussi cette phrase « Je suis surveillé, on ne me laisse pas sortir mais cependant on ne m’a pas encore fusillé. »
Ce mot encore prend au lendemain de la disparition de Don Miguel de Unamuno une tragique résonance.
Georges SADOUL.
Georges Sadoul, « Je vis dans un enfer, dans la folie collective », L’Humanité, 7 janvier 1937.
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Un entretien de Miguel de Unamuno avec un journaliste étranger dans Vendredi du 8 janvier 1937
Les dernières paroles de Unamuno
« Ce que les fascistes haïssent, c’est l’intelligence »
Un journaliste étranger, revenant de Salamanque, nous apporte les notes suivantes, où il décrit la séance à l’Université de cette ville, à la suite de laquelle Don Miguel de Unamuno, qui se trouvait à Salamanque au moment de la rébellion et avait pris parti pour les généraux traîtres, se vit destitué de son poste par le général Franco.
Quelques jours avant la mort subite de Don Miguel, notre collaborateur réussit à avoir avec lui la conversation que nous reproduisons et qui témoigne d’une remarquable transformation de jugement. Nous pouvons assurer de la manière la plus formelle de la fidélité de cette relation.
Le 1er octobre 1936, à l’ouverture des cours de l’Université de Salamanque, M. Mardonado, professeur de littérature, prononça le premier discours. Ce tissu de lieux communs de commande, sur la patrie et l’antipatrie, l’Espagne et l’anti-Espagne, etc… se termina par une âpre critique des Basques et des Catalans qui réclament l’autonomie.
Unamuno présidait, représentant le général Franco. Bien qu’il n’eût pas l’intention d’intervenir, l’attaque dirigée contre les Basques provoqua de sa part une réplique véhémente :
« On a parlé ici de l’Espagne et de l’anti-Espagne. Eh bien ! moi, j’affirme que, des deux côtés, il y a des patriotes et des antipatriotes. Je me considère attaqué, comme Basque, et l’évêque de Salamanque assis à mes côtés est Catalan. Tous deux nous sommes Espagnols autant que vous. Au moins, du côté rouge, on nous dit que les femmes vont lutter sur le front. De ce côté-ci, les femmes ne prennent pas noblement part à la lutte ; mais, portant des médailles et des insignes, elles vont assister aux fusillades et aux exécutions…
À ce moment éclata une bagarre indescriptible. Le général Millan Astray, le « Goebbels espagnol », se leva en criant : « Mort à l’intelligence ». Ce cri, sacrilège dans l’Université de Salamanque, provoqua une énorme sensation. Le professeur Bermejo protesta et fit remarquer : « Nous sommes ici dans la Maison de l’Intelligence ! » La femme de Franco, qui assistait à la fête, s’évanouit. Le poète royaliste Peman s’écria : « Non, ne disons pas mort à l’intelligence, mais mort aux mauvais intellectuels ! » La séance finit dans le brouhaha et Unanumo fut destitué de son poste de recteur à vie de l’Université de Salamanque et remplacé par le professeur Madruga. Unamuno se rendit alors au Casino, Club local, où on le siffla éperdument, et dont on lui retira la qualité de membre qu’il possédait depuis sa fondation.
À partir de ce moment, la Junta de Burgos fit surveiller étroitement Unamuno, en le faisant accompagner d’un agent de police qui ne le quittait pas d’une semelle, et avait reçu l’ordre de tirer sur lui s’il le voyait seulement mettre le pied sur le marchepied d’une auto.
Je pus cependant tromper la vigilance de la police et parler pendant plus de deux heures avec l’ancien recteur. Il me déclara :
« Je suis terrifié par les violences, le sadisme, la cruauté inconcevable de la guerre civile, vue du côté nationaliste. Je viens de recevoir une du front, d’un jeune sculpteur basque bien connu. Elle était pleine des lieux communs habituels et accusait les « rouges » d’avoir arraché les yeux aux enfants, violé les nonnes, etc… Je compris parfaitement que la lettre lui avait été dictée par la Censure militaire et je lui répondis textuellement : « Vous êtes un ingénu. Je sais que votre lettre a été écrite sous la dictée et je vous réponds précisément pour que les censeurs voient que je n’en suis point dupe. Du reste, toutes les indignités que vous me contez comme ayant été commises par les « rouges » et auxquelles je ne crois nullement ne sont que des pâles incidents si on les compare à la cruauté, au sadisme, systématiques et organisés, par lesquels nous voyons ici, chaque jour, fusiller les personnes les plus honnêtes et les plus innocentes simplement parce qu’elles sont libérales et républicaines, de quelque parti que ce soit. Et notez bien qu’il ne s’agit plus ici d’actes individuels ou indisciplinés, mais d’ordres collectifs donnés par l’état-major, qui se dit national. Tous ces crimes s’exécutent froidement en réponse à la consigne contenue dans le double cri de ce général dément qui a nom Millan Astray : « Mort à l’intelligence et vive la mort ! »
— Que pensez-vous, Don Miguel, de l’attitude des femmes dans cette guerre civile ? Elles sont pires que les hommes ! Ces filles et ces femmes, ces vieilles filles vierges et pieuses, surtout, qui ont passé leur vie dans le célibat et le renoncement, vont chercher dans le spectacle des exécutions le frisson qu’elles n’avaient jamais ressenti…
Ma conversation avec Unamuno se prolongea encore un bon moment. Son indignation montait de ton à mesure qu’il relatait les excès commis par ces gens d’ordre, ces défenseurs de la religion et de la famille. Son éloquence atteignait un ton biblique :
— Franco rappelle mes déclarations sur la défense de la civilisation chrétienne et occidentale. Mais moi je voulais parler de sa défense par des méthodes chrétiennes, et non par les méthodes du militarisme brutal et ignorant, par la violence, par l’assassinat.
« Quand je pense — continua Don Miguel — qu’à une jeune femme qui allait lui demander la grâce de son mari, condamné à mort seulement parce qu’il était suspect de sympathie pour les républicains, le gouvernement de Salamanque lui répondit :
« Que voulez-vous ? C’est comme aux courses de taureaux, lorsque le public demande des chevaux, il faut bien lui en donner ! »
Et Unamuno, alors pratiquement prisonnier des rebelles, alors que ses deux fils luttent dans les rangs des miliciens républicains pour la défense de Madrid, termina la conversation en s’écriant :
« Voyez-vous, ce que ces gens-là haïssent par-dessus tout, c’est l’intelligence. Ce sont les ennemis jurés de tout ce que l’esprit représente dans le monde, en opposition à la force brutale et aveugle de destruction et de violence. »
« Les dernières paroles de Unamuno », Vendredi, 9 janvier 1937.