Les articles X et XI de la Déclaration des droits de 1789 dans le Commentaire d’Auguste Déplat (1902)

En 1902, Auguste Déplat publie, sous le pseudonyme d’Armand Depper, un Commentaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen préfacé par Ferdinand Buisson, ancien directeur de l’enseignement primaire (1879-1896) et titulaire de la chaire de pédagogie de la Sorbonne (1896-1902). Inspecteur de l’enseignement primaire et chroniqueur de l’enseignement dans la presse — Le Rappel, Le XIXe siècle —, l’auteur s’adresse avant tout aux élèves de l’école primaire. On trouvera ci-dessous les commentaires des deux articles X et XI de la Déclaration et les exercices qui les suivent.

CHAPITRE XIV

ARTICLE X. — Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

La discussion de cet article fut extrêmement vive à la Constituante. Les membres du clergé voulaient faire proclamer que la religion était indispensable « pour le bon ordre de la société », qu’elle devait, par conséquent, être « maintenue, conservée et respectée ». Si cette proposition de l’abbé d’Eymar avait été votée, elle aurait permis plus tard de réclamer le rétablissement du Tribunal de la « Sainte Inquisition ». Il aurait été logique de poursuivre quiconque n’aurait point pratiqué la religion. Les consciences auraient été de nouveau tyrannisées au lieu d’être affranchies. Mais la Constituante ne pouvait pas refuser de reconnaître à chacun le droit de penser selon ses sentiments en matière de religion. C’aurait été renier une des formes de la liberté que l’article II range au nombre de nos droits naturels et imprescriptibles.

Elle ne voulait pas nous ramener dans le passé, à l’époque des persécutions. Elle émancipa* donc la conscience en déclarant que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Ces derniers mots « même religieuses » font bien sentir malgré tout la timidité avec laquelle agit la Constituante en cette occasion.

Les Constituants discutaient ce jour-là — le 23 août — la question de la liberté de conscience. Pas autre chose. On ne s’en douterait pas d’après le texte de l’article X. Les premiers mots feraient plutôt supposer qu’il s’agissait d’une motion sur la liberté de penser en général. Relisez le texte. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions. » Ce n’est que par surcroît, semble-t-il, qu’on s’occupe des opinions religieuses. La liberté pour elles est aussi reconnue. Mais la phrase a l’air d’une concession. Elle est accordée plutôt qu’admise comme un droit naturel.

L’article X proclame non pas franchement la liberté de conscience, mais la tolérance religieuse. Ce mot de tolérance, synonyme de condescendance, d’indulgence, de permission bénévole* a quelque chose de choquant. Il entre de la pitié dans la tolérance. C’est une autorisation qui semble avoir pour seule origine la générosité. Or la liberté d’embrasser et de pratiquer un culte est un droit respectable et sacré.

Vous le voyez, la rédaction de l’article X se ressent quelque peu des préjugés de l’Ancien Régime. La religion catholique était en ce temps seule admise par le roi « très chrétien, fils aîné de l’Église ».

Les non-catholiques étaient persécutés. Toute irrévérence ou sacrilège à l’égard du catholicisme étaient très sévèrement punis, même au XVIIIe siècle où les idées de tolérance commençaient à être reçues. En 1765, un jeune homme de dix-neuf ans, le chevalier de la Barre, accusé de ne pas avoir salué une procession et d’avoir chanté une chanson sur Marie-Madeleine, fut torturé. On lui coupa la langue et la main droite. Puis on le décapita, et son corps fut brûlé.

Au XVIIe siècle, Louis XIV avait persécuté les Jansénistes*, dont les vertus et les talents étaient admirables.

Au XVIe siècle, on brûlait encore les hérétiques*. On les massacrait en croyant faire œuvre pie*. L’histoire raconte et flétrit les atrocités des guerres religieuses. L’Édit de Nantes (1598), en y mettant fin, assimila les protestants aux catholiques pour remplir les fonctions publiques et exercer les professions libérales. Louis XIV fit cesser cette égalité. Les protestants furent donc contraints de se livrer exclusivement à l’agriculture, au commerce et à l’industrie. Ce fut bien pis quand l’Édit de Nantes fut révoqué (1685). Les protestants cessèrent d’avoir un état civil légal car ils cessaient d’avoir leur propre organisation sociale, et les registres de l’état civil, tenus aujourd’hui par les maires, étaient confiés aux curés.

Les femmes, les enfants des protestants étaient aux yeux mêmes de la loi réputés illégitimes. On poursuivait de temps à autre leurs familles comme coupables d’immoralité « notoire et scandaleuse ». On annulait leurs unions, on confisquait les dots des femmes. Cette situation dura jusqu’en 1789 !

Ce temps odieux n’est plus. Son retour semble impossible : il n’existe plus de différence pour cause de religion, entre les hommes ; tous sont libres et égaux devant la loi. Il est permis à tous de croire ou de ne pas croire, d’être ou non pratiquants, d’appartenir à n’importe quelle religion.

Tous les cultes sont autorisés à organiser des manifestations : « Il leur est seulement interdit de troubler l’ordre public établi par la loi. »

Ainsi les processions sont interdites dans certaines communes, non seulement parce qu’elles peuvent interrompre la libre circulation, mais encore et surtout parce qu’elles peuvent occasionner des désordres, faire naître, par exemple, des rixes entre personnes de cultes de cultes différents.

A l’intérieur du temple aucune cérémonie n’est défendue.

QUESTIONNAIRE

1o Récitez l’article X. — 2o Que savez-vous de la discussion de cet article à l’Assemblée constituante ? — 3o Quel est le sens du mot tolérance ? — 4o De quelle époque date la pratique de la tolérance ? — 5o Pourquoi les processions sont-elles interdites dans certaines villes ?

RÉDACTION

Comment étaient traités les protestants avant la Révolution française ?

Faites un rapide historique de la manière dont ils ont été traités en France, depuis la Réforme jusqu’en 1789 et jusqu’à nos jours.


CHAPITRE XV

ARTICLE XI. — La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Cet article ne proclame pas seulement la liberté de penser, mais encore, et expressément, le droit pour chacun de communiquer, de répandre, de propager ses idées. Ce droit, dit la Déclaration, est un des plus précieux de l’homme.

La monarchie absolue ne l’avait jamais admis. Quelquefois seulement, par caprice, sous Louis XV et Louis XVI, elle l’avait toléré.

La liberté d’écrire était illusoire. Les correspondances des familles mêmes étaient violées. Les lettres confiées à la poste étaient ouvertes dans le « Cabinet noir* » pour s’assurer qu’aucun complot n’était tramé, pour découvrir les auteurs des crimes, ou simplement pour s’amuser des secrets de famille qu’on y pouvait trouver. Louis XV éprouvait personnellement un plaisir très grand à les surprendre.

Les livres publics étaient soumis à une surveillance étroite. Pour un rien, ils étaient interdits, mis au pilori* et brûlés. La liste des chefs-d’œuvre proscrits par le pouvoir serait longue. Et quelques-uns étaient vraiment inoffensifs. Ils ne pouvaient que circuler en contrebande, après avoir été imprimés en Hollande ou en Angleterre, pays de liberté.

Les imprimeurs étaient jetés en prison ; les auteurs aussi. La plupart des écrivains du XVIIIe siècle ont été bannis ou emprisonnés. Voltaire, après avoir été deux fois à la Bastille, eut soin de vivre hors de France ou tout près de la frontière. D’autres firent comme lui. Quand on pense que Buffon, qui s’absorbait dans l’Histoire naturelle, était lui-même inquiété, on comprend que les autres écrivains pouvaient être menacés à chaque instant. L’abbé Galiani, avait quelque raison de définir l’éloquence* : « L’art de tout dire sans aller à la Bastille. »

Cette persécution des écrivains explique pourquoi il y avait si peu de journaux en 1789 (une dizaine) et pourquoi, surtout, ils étaient insignifiants. La presse ne pouvait prendre son essor que le jour où la liberté serait conquise. Mais à partir de ce moment, elle a pris un développement considérable, on peut dire inattendu aujourd’hui, c’est par milliers que se comptent les journaux. La Presse* nous tient au courant de tout ce qui se passe dans l’univers. Elle critique tout. L’opinion publique, c’est elle quand elle ne la crée pas, elle en est l’écho. Elle exerce une action profonde et étendue sur tous. C’est le quatrième pouvoir de l’État !

Elle fait et défait les réputations. Elle enregistre les mensonges, les erreurs, les crimes, les bienfaits, tout ce qui se fait, se dit, se colporte. Elle a les cent voix — et plus — de la Renommée. Elle médit, calomnie, complimente, glorifie. On peut dire d’elle ce qu’Ésope disait de la langue « Il n’y a rien de meilleur, ni de pire. »

De notre temps, les écrivains et les imprimeurs ne sont plus traqués, poursuivis. Les livres circulent aussi facilement que les journaux.

Les orateurs, les conférenciers peuvent parler aussi librement que les autres écrivent. Il suffit, pour organiser une réunion publique, de faire connaître son intention à ce sujet au maire ou au commissaire de police.

Assurément, tout citoyen est responsable de ses actes, et par conséquent, de ses paroles comme de ses écrits. S’il abuse de la liberté pour causer du tort à ses semblables, il en supporte les conséquences. Il faut qu’il se conforme aux lois, sinon il est frappé par elles. C’est tout à fait juste. Quant aux correspondances confiées aujourd’hui à la poste, elles sont respectées. II n’y a plus de Cabinet noir. Une lettre est une chose sacrée.

Ne croyez-vous pas que « le Bon temps« , c’est le nôtre et non celui qui remonte au delà de 1789 ?

QUESTIONNAIRE

1o Récitez l’article XI. — 2o Quelle a été l’attitude de l’Ancienne Monarchie à l’égard de la liberté de pensée ? — 3o Connaissez-vous un plaisir de Louis XV ? — 4o Comment l’abbé Galiani définissait-il l’éloquence ? — 5o La Presse est-elle influente aujourd’hui ? 6o Le secret des correspondances est-il respecté aujourd’hui ?

RÉDACTION

1. La surveillance de la pensée sous l’Ancien Régime.

2. La liberté d’écrire avant 1780 et de nos jours.

Armand Depper, Commentaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793, Paris, 1902, pp. 69-75.

N.B. : les astérisques renvoient à un lexique placé en fin de volume.

Lexique

GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE