Le congrès de Rastatt vu par Metternich

Au terme de la campagne d’Italie, Bonaparte, au nom de la République française, signe le traité de Campoformio avec l’Autriche (17 octobre 1797). Le texte prévoit, dans son article 20, la réunion à Rastatt d’un congrès de paix destiné à régler les affaires allemandes après cession à la France de la rive gauche du Rhin. Dans des mémoires écrits en 1844, Metternich (1773-1859) rapporte sa participation au congrès, au côté de son père (1746-1818), plénipotentiaire de l’Empire. Dans sa correspondance de Rastatt avec sa femme, il exprime son aversion pour la France révolutionnaire. Restée seule dans la guerre, l’Angleterre parvient à former une deuxième coalition en 1798. Devenu sans objet, le congrès se sépare en avril 1799. Le 28, à leur départ de Rastatt, les délégués français sont attaqués par des hussards autrichiens.


Les mémoires de 1844

À la vue des scènes barbares dont la France était le théâtre, mon esprit se tourna instinctivement vers les études dont je pouvais me promettre le plus de fruit pour ma carrière future. Je sentais que la Révolution serait l’adversaire que j’aurais désormais à combattre ; aussi je m’appliquai à étudier l’ennemi et à connaître ses positions. […]

Le Congrès de Rastadt me força de sortir de ma retraite. Les comtes du collège de Westphalie me confièrent la défense de leurs intérêts. J’acceptai cette mission plutôt par sentiment du devoir que dans l’espérance de pouvoir être utile à un corps menacé dans son existence, comme l’était l’Empire d’Allemagne. Je restai à Rastadt jusque vers le milieu du mois de mars 1799. Quand je vis le Congrès sur le point de se dissoudre, je ramenai ma femme et ma fille à Vienne. Peu de temps après mon retour dans cette capitale, j’appris la catastrophe qui marqua la fin d’un congrès qui, depuis le premier jour jusqu’au dernier, n’avait été qu’un leurre. Je n’eus pas alors l’occasion de voir Bonaparte. Il avait quitté Rastadt deux jours avant mon arrivée et celle de mon père. En leur qualité de premiers plénipotentiaires de l’Empire et de la République française, mon père et Bonaparte demeuraient dans le château de la ville, et leurs appartements n’étaient séparés que par le grand salon.

Rentré dans mes foyers, je repris mon train de vie et mes travaux habituels. Mon séjour à Rastadt ne pouvait qu’augmenter ma répugnance pour une carrière où mon esprit ne pouvait trouver de satisfaction. La Révolution française avait comblé la mesure de ses folies sanguinaires : la République n’en était que le triste résidu ; l’Allemagne désunie était paralysée par la paix particulière que la Prusse avait conclue avec la France à Bâle, et par le système de la neutralité à tout prix, qu’avaient adopté les princes de l’Allemagne du Nord. L’Autriche seule restait sur le terrain, et la guerre était mal conduite. Y avait-il dans une telle situation de quoi m’encourager à échanger ma vie paisible contre une activité qui ne pouvait s’exercer que dans un cercle restreint, dans des limites qui répugnaient à mon esprit d’indépendance et mettaient ma conscience à l’étroit ?

À en juger par la disposition d’esprit dont je parle, on pourrait croire que j’étais morose. Il n’en est rien. Je ne connaissais point cette faiblesse ; mon goût pour les études sérieuses m’en préservait. Je ne me suis jamais isolé du monde, ma vie était celle d’un homme qui recherche exclusivement la bonne société ; elle seule a toujours eu de l’attrait pour moi. Dans l’arrangement de ma vie, la journée appartenait entièrement aux affaires, et la soirée était un temps de récréation séparant le travail du repos. Je fréquentais de préférence les salons où je savais trouver une conversation agréable ; j’étais déjà persuadé que c’est là ce qui aiguise l’esprit, redresse les idées fausses et apprend à éviter de faire dégénérer la conversation en vain commérage.

Metternich, « Matériaux pour servir à l’histoire de ma vie publique » in Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, chancelier de cour et d’État, Paris, Plon, t. Ier, 3e édition, 1881, pp. 11-23.

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Une série de lettres de Metternich à sa femme (1797)

3. Je sors de voiture, et mon premier soin est de vous annoncer notre heureuse arrivée au lieu de notre destination.

Bonaparte est parti cette nuit pour Paris, et il ne sera de retour ici que dans huit ou dix jours ; les autres députés y sont tous, et nous entrerons dès demain en besogne.

Le château est superbe ; il a été gâté par les Français, mais on a fait l’impossible pour le remettre en ordre. Nous occupons la partie du château que le Prince Eugène habitait lors de la dernière paix de Rastadt, et Bonaparte, celle où était le maréchal de Villars. Tout est d’une cherté horrible ; pour vous en donner une preuve , je ne vous citerai qu’un seul souper de six mauvais plats, vrais plats de gargote, que l’on nous a fait payer cinquante-cinq florins à Cannstadt. Rastadt, 2 décembre 1797.

4. Je vous ai mandé hier que Bonaparte était parti pour Paris peu d’heures avant notre arrivée. Il ne nous reste donc que MM. Treilhard et Bonnier. Ils demeurent vis-à-vis de mes fenêtres, qui donnent dans la cour, et ont tous beaucoup de monde à leur suite. Bonaparte surtout ne sortait jamais qu’entouré de sept ou huit aides de camp, tous très-bien vêtus, et lui brodé sur toutes les coutures. L’entrée de l’appartement de mon père est commune avec les Français ; c’est une très-grande salle : d’un côté sont nos gens, et de l’autre tous les citoyens, laquais, hussards, courriers, dont il y en a au moins une vingtaine en petites jaquettes galonnées, etc., etc. Mon père occupe le grand appartement, que l’on a fait arranger en toute hâte pour le rendre habitable, ainsi que le reste de la maison abîmée par les Français.

Les députés français sont invisibles ; ils ne sortent pas de leurs chambres, et Bonnier a si peur que l’on n’entre dans la sienne, qu’il a fait murer toutes les portes qui dégagent son appartement ; il n’en laisse qu’une seule ouverte pour se rendre chez lui, et la ferme quand il est seul. Tous leurs laquais ressemblent à des crocheteurs, et les maîtres sont en habit bourgeois, en frac, pantalon , et comme nous ne serions pas le matin.

On travaille à force à arranger la salle de spectacle pour la troupe de Strasbourg ; on y donnera aussi des redoutes et des bals ; mais à moins que les ambassadeurs n’y dansent, je crois que l’on ne fera que se promener, et je défie bien qu’on y fasse autre chose. Rastadt est quasi rempli de députés et d’envoyés de toute espèce. Il y a cependant encore quelques appartements à avoir qui se louent chèrement, ou qui plutôt ne se loueront plus ; les étrangers qui pourraient être tentés d’y venir mourraient d’ennui. 3 décembre.

8. Voici la seconde fois que je m’attendais à dîner avec les députés français, et au moment du dîner ils se sont fait excuser chez M. de Cobenzl. J’avoue que de ma vie je n’ai rencontré de loups-garous pareils. Ils ne voient personne, sont calfeutrés dans leurs appartements, et plus sauvages que des ours blancs. Grand Dieu ! combien cette nation est changée ! À la propreté extrême, à cette élégance qu’on ne parvenait à imiter, a succédé la plus grande saleté ; l’amabilité la plus parfaite est remplacée par un air morne, sinistre, et je crois tout dire en le nommant révolutionnaire ! Parmi tous ceux que nous avons ici, je n’ai trouvé d’aimable, ou plutôt de supportable, qu’un certain Perret, secrétaire de légation de Bonaparte, le même dont je vous ai parlé il y a quelques jours. C’est un très-joli jeune homme, rempli de connaissances, parlant l’allemand comme s’il n’avait jamais quitté l’Empire. On ne se fait pas d’idée de ce qu’est la valetaille. Tous ces gaillards sont en vilains souliers bien roux, de gros pantalons bleus, une petite veste bleue ou de toute couleur, de vilains mouchoirs de soie ou de coton autour du cou, les cheveux longs, noirs, sales, d’énormes chapeaux avec un énorme plumet rouge qui couronne ce hideux chef. On mourrait, je crois, d’inquiétude en rencontrant le mieux vêtu dans un bois. Ils ont avec tout cela un air boudeur, et paraissent plus mécontents d’eux-mêmes que des autres. 8 décembre.

« Extraits de lettres particulières écrites par Metternich à sa femme » in Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, chancelier de cour et d’État, Paris, Plon, t. Ier, 3e édition, 1881, pp. 345-348.


L’attentat de Rastatt dans Le Moniteur universel (1799)

Copie de la lettre adressée par le citoyen Belin, secrétaire du citoyen Jean-Debry, ambassadeur de la république française au congrès de paix de Rastadt, au citoyen Noblet, représentant du peuple au conseil des anciens. — Strasbourg, le 11 floréal an 7.

Citoyen représentant, le 9 floréal le droit des gens a été horriblement violé. Les ministres français ont été assassinés par 400 hussards autrichiens chargés de les escorter jusqu’aux avant-postes français. Roberjot et Bonnier ne sont plus : le premier a été assassiné dans les bras de son épouse…. Jean-Debry est conservé pour la république ; il a reçu quarante coups de sabre ; il a treize blessures ; aucune de ces blessures n’est mortelle. Nous sommes arrivés cette nuit à une heure, presque morts ; il s’est sauvé lorsque les brigands étaient occupés après les personnes contenues dans les autres voitures.

C’est à trente pas de Rastadt que cette horreur a été commise….. Ils devaient les escorter, et ils les ont assassinés ! Jean-Debry n’a pas de fièvre……. Ses petits enfans vous écrivent…… Les malheureux ! Ils auraient vu assassiner leur père !

Signé, Belin.

P. S. Vous ne croirez pas tout ce que nous vous dirons ; nous avons vu assassiner, nous avons entendu les cris de rage autrichiens……. Les monstres !

Pour copie conforme, Noblet.

Gazette nationale ou le Moniteur universel, no 225, Quintidi, 15 floréal an 7 de la République française une et indivisible, p. 918.


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Paris, le 15 floréal

La nouvelle que nous avons annoncée avant-hier, en frémissant d’indignation et en cherchant encore à douter avec les âmes honnêtes qu’un forfait de cette nature pût être l’œuvre de l’atrocité réfléchie, paraît se confirmer de plus en plus, à la honte de l’humanité. Le dix-huitième siècle va finir, et comme si cette exécrable maison d’Autriche voulait, avant sa chute, épuiser tous les genres de crimes, elle a voulu violer jusqu’au bout les droits reconnus pour être les plus sacrés parmi les hommes. Jean-Debry n’a échappé aux autrichiens qui ont égorgé ses collègues, qu’en fesant lui-même le mort ; ses blessures et son sang coulant de toutes parts ont trompé les satellites de l’Autriche. Quelques jours auparavant ils avaient couché en joue les ministres plénipotentiaires de Prusse.

Voici les détails du crime odieux commis sur nos ministres, tels qu’on a pu les recueillir jusqu’ici de ceux de la suite de ces ministres, qui sont arrivés à Strasbourg le 11 floréal. Aussitôt après la remise de la note du 6 floréal, les ministres de France communiquèrent au commandant du cordon d’avant-postes dans les environs de Rastadt à Gernsbach, leur résolution de partir sous trois jours, en le priant de prendre les mesures nécessaires pour leur sûreté, afin qu’ils pussent librement se retirer en France.

Le 8, quatre cents hussards du régiment de Szelkler entourèrent Rastadt, et le 9, un officier autrichien vint signifier aux ministres l’ordre de se retirer dans les vingt-quatre heures. Tout étant déjà préparé, ils partirent le même jour, à neuf heures du soir. À une demi-portée de fusil de Rastadt, ils furent assaillis par un détachement de Szelkler ; Jean-Debry, qui était dans la première voiture, fut le premier assassiné, ensuite les deux autres. Roberjot fut massacré dans les bras de sa femme. Les personnes de la suite s’enfuirent : on ne leur fit aucun mal. Les voitures furent pillées et les papiers dispersés sur la route. Après quelques heures de pillage, les hussards s’en allèrent. Les personnes de la suite trouvèrent encore des signes de vie dans Jean-Debry. Ils revinrent avec ce ministre à Rastadt, où celui-ci se réfugia chez le ministre prussien, le comte de Gortz. Le lendemain, ils demandèrent une escorte, et passèrent le Rhin sans aucun obstacle.

Jean-Debry, les secrétaires, les femmes et toute la suite sont arrivés ici cette nuit vers une heure du matin. Ils sont logés à la Maison Rouge. Le ministre a fait appeler sur le champ les gens de l’art. Il a le poignet coupé, outre différentes blessures, mais aucune n’est mortelle.

Une indignation générale a saisi tous les esprits : on entend les enfans même crier vengeance contre l’Autriche. Quelle horreur ! la nouvelle de cette atrocité, parvenue à nos armées, va changer leur courage en fureur, et ne manquera pas de couvrir de honte et d’opprobre les auteurs de cet attentat.

Gazette nationale ou le Moniteur universel, no 226, Sextidi, 16 floréal an 7 de la République française une et indivisible, p. 920.