La démission du président de la République dans La République française

Dans son éditorial du 30 janvier 1879, La République française demande la démission du président Mac-Mahon : « Le pouvoir personnel peut être enterré définitivement dans la journée qui commence : et, du moment que cela se peut, il faut que cela soit. » Dans son éditorial du lendemain, elle salue l’élection de son successeur par les Chambres réunies en Assemblée nationale. Le dilemme de Gambetta est consommé « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, il faudra se soumettre ou se démettre. » (Discours de Lille, 15 août 1877.)


Nous sommes en pleine crise

PARIS, 30 JANVIER

Nous sommes, à l’heure où nous écrivons, en pleine crise ; mais il ne se peut de situation plus simple, plus nette et, au demeurant, moins inquiétante.

Tout le monde a présents à l’esprit les désordres que M. de Mac-Mahon a déjà produits à plusieurs reprises dans notre organisme politique, par méconnaissance des devoirs de sa charge et par mépris des prescriptions les plus claires de la Constitution. Depuis trois ans, c’est-à-dire depuis le commencement de la mise en pratique de nos institutions, le gouvernement parlementaire n’a été qu’une fiction ; le Parlement avait en face de lui des ministres qui n’étaient pas libres et dont par conséquent la responsabilité n’était qu’une garantie illusoire. Le premier ministère qui a pris le pouvoir après les élections générales ne sut pas cacher l’équivoque de sa situation et s’usa rapidement. Celui qui lui succéda crut habile de proclamer sa liberté au moment même où son activité était le plus étroitement enchaînée et s’imagina engager M. de Mac-Mahon en se portant garant de la correction de son attitude : ou se souvient du réveil qu’eut ce ministère dans la matinée du 16 mai 1877. Ce que le pays surtout n’oubliera jamais, c’est ce qui suivit : c’est le zèle des préfets chargés de faire marcher la France, c’est le gouvernement d’une minorité réprouvée, c’est la guerre aux petits, c’est la diffamation officielle devenue moyen de gouvernement, c’est le maréchal ambulant, c’est l’éloquence électorale dont il se laissait gratifier par les scribes officiels, c’est le fameux « jusqu’au bout », c’est la résistance de deux mois aux injonctions du suffrage universel, c’est le ministère des anonymes, c’est le pays à deux doigts de la guerre civile et, au bout de tout cela, c’est la soumission.

On pouvait croire au moins qu’une belle expérience avait appris quelque chose à M. de Mac-Mahon et qu’il avait senti à quoi il s’engageait par le message du 14 décembre. Pendant un an, on a pu supposer que la majorité réactionnaire du Sénat était le seul obstacle sérieux à l’accord des pouvoirs publics et au fonctionnement régulier des institutions. On avait cru pouvoir se prêter sans péril à des transactions au sujet de la direction du ministère de la guerre, et le ministère, avec son programme timide et en arrière des exigences de la situation, se flattait du moins de n’avoir à répondre de sa conduite que devant les représentants du pays. Une grande clarté vient de se faire pour tout la monde : le gouvernement personnel vient de tenter un suprême retour offensif, et cabinet se heurte à une véritable impossibilité de gouverner.

Le prétexte donné à cette infraction aux règles du gouvernement représentatif se peut un instant soutenir. M. de Mac-Mahon parle de désorganisation de l’armée : ceux qui risquent de désorganiser l’armée, qu’ils aient ou non la perception de la portée de leurs actes, ce sont ceux qui prétendent maintenir à sa tête des hommes compromis politiquement, dont la capacité est restée suspecte au monde militaire lui-même, les intentions suspectes à la population civile, des hommes qui, en un mot, font gravement obstacle à toute réorganisation militaire. Ce qui surtout serait désorganiser l’armée, ce serait d’habituer certains de ses chefs à se considérer comme une sorte de caste privilégiée et à placer l’esprit de coterie au-dessus des prescriptions de la loi.

Le cabinet peut prendre hardiment pour juges d’un conflit semblable le pays et les Chambres. Les dissentiments de détail disparaissent momentanément devant l’intérêt supérieur qui veut que le gouvernement soit libre et la responsabilité effective. Aucun ami de la paix publique ne peut plus souhaiter un rapprochement dont la solidité n’inspirerait désormais de confiance à personne. M. de Mac-Mahon a supprimé de gaieté de cœur l’un des termes du dilemme auquel il avait vainement cherché naguère une échappatoire : c’est au mieux. Le pays ne peut pas, il ne veut pas rester plus longtemps à la merci de caprices périodiques et gratuitement perturbateurs.

Aucun doute n’est possible sur l’issue de celte lutte fantasque ; nulle part on ne ressent d’inquiétude. Ce n’est plus la résistance de deux contre un ; c’est la mauvaise humeur d’un homme isolé opposée à la volonté d’un pays tout entier : cela ne peut même pas compter. Tout ce que réclame l’opinion publique, c’est que la crise ne dure pas ; c’est que les décisions devenues nécessaires soient prises sans retard. Le pouvoir personnel peut être enterré définitivement dans la journée qui commence : et, du moment que cela se peut, il faut que cela soit.

La République française, 31 janvier 1879.


Nous sommes en République

PARIS, 31 JANVIER

Il n’y a qu’un mot pour caractériser le grand acte qui s’est accompli hier à Versailles : depuis hier, nous sommes en République.

Les représentants du pays se sont montrés à la hauteur des devoirs que les circonstances leur imposaient ; ils les ont remplis avec la simplicité, le calme, la dignité qui doivent marquer tous les actes d’une Assemblée vraiment nationale, vraiment digne du peuple français. Il faut dire toute la vérité : depuis hier, il n’est plus possible de prétendre que la République est en opposition avec les mœurs, avec le génie de notre nation ; ce qui est vrai, ce qui est évident, c’est que la République est désormais le seul gouvernement qui soit en harmonie avec la maturité, avec la sagesse pratique de cette France si longtemps considérée comme un peuple indocile, turbulent, ingouvernable, voué à toutes les émotions, à toutes les violences de l’État révolutionnaire.

La démocratie a le droit d’être justement fière de ses élus, mais elle a le droit d’être plus fière encore de ses institutions et des principes sur lesquels notre nouvel établissement politique est fondé. La crise a éclaté mardi ; jeudi soir, à sept heures, la crise était dénouée pacifiquement, sans secousses, sans soubresauts. Personne n’a même songé à s’inquiéter du dénouement. Il était annoncé, il était certain, dès que la démission de M. le maréchal de Mac-Mahon devenait certaine elle-même. Et cependant de quoi s’agissait-il ? De la transmission du pouvoir suprême. En d’autres temps, sous un autre régime, quel effroi, quelles alarmes, quelle panique de tous les intérêts, et, ajoutons-le sans crainte d’un démenti, quelles terreurs dans les âmes les mieux trempées ! Dans le système républicain, au contraire, tout se déroule avec une majestueuse tranquillité. Voilà l’excellence de la République ! La voilà prouvée, même pour ceux qui pouvaient en douter. C’était le cri universel à la vue de cette Assemblée nationale qui exerçait hier le droit de souveraineté qui appartient à la France d’une manière inaliénable depuis 1789. Cette grande réunion était l’image même de la nation, ferme, résolue, paisible, sans autre passion que celle du bien public.

Spectacle incomparable, et qui restera pour tous les Français comme le plus grand, le plus sérieux des enseignements ! La lettre de M. le maréchal de Mac-Mahon annonçait en termes fort dignes une résolution qui ne pouvait plus être différée. L’Assemblée nationale en a écouté la lecture, non pas comme une simple formalité, mais pour en donner acte, et, sans se laisser distraire, elle a installé le nouveau président, à une majorité considérable, dans des conditions de liberté et d’autorité qui font de l’élection de M. Jules Grévy l’acte le plus certain de la volonté nationale. À ce point de vue, l’Europe sera frappée de la décision rapide mais sûre des mandataires de la France. Une nation est bien forte quand elle se montre à ce point maîtresse d’elle-même et de ses destinées, et, depuis nos malheurs, il n’y a rien qui puisse nous mériter davantage la sympathique estime des peuples qui nous entourent.

Quant au citoyen éminent qui a été investi hier de la première magistrature de la République, nous demandons à n’en pas faire l’éloge le jour où il prend possession du pouvoir. Nous n’avons pas à le flatter, mais à nous serrer autour de lui pour l’aider dans la tâche délicate que nos élus viennent d’imposer à son patriotisme. Nous comptons avec une entière confiance sur sa raison ferme et son bon jugement, sur sa large et sereine impartialité et son expérience de la vie publique ; nous nous reposons, avec un sentiment de quiétude que la France partagera, sur son dévouement à la République qui a commencé avec sa vie, sur sa haute et sévère dignité civique. Que, de son côté, il ne craigne pas de se confier à cette nation républicaine, si heureuse de l’avoir à sa tête ; qu’il ne redoute pas de faire appel à ses énergies, à ses forces morales, à cette sagesse patiente, à cette modération résolue dont il a donné lui-même les premiers exemples. C’est de sa magistrature que le pays fera dater l’avènement de la République libre, sincère, à la fois conservatrice et progressive, qui est depuis si longtemps dans les vœux de la France. Il a de grands devoirs à remplir, mais il a une belle gloire à recueillir. C’est là l’épreuve des hommes de sa trempe, de son caractère, de sa valeur morale.

Nous sortons d’une crise qui a duré près de six ans. C’est fini maintenant, et une nouvelle ère commence. Français, n’oublions jamais ces temps malheureux. Cette époque douloureuse a puissamment servi à faire notre éducation de nation libre et républicaine. Sachons mettre à profit les leçons de l’expérience. L’heure du travail a sonné pour nous à présent qu’il n’y a plus de place pour l’inquiétude. Nous avons cessé de lutter pour l’existence ; nous n’avons plus qu’à conserver, qu’à développer ces institutions, cette liberté que nous avons conquises. Heureuse et féconde journée du 30 janvier ! L’Assemblée nationale a salué l’élection du nouveau président d’acclamations enthousiastes en l’honneur de la République définitivement fondée. Ces acclamations étaient le signal du cri qui s’élèvera aujourd’hui sur tous les points de la France : Vive la République !

La République française, 1er février 1879.


La lettre de démission du président de la République

M. le maréchal de Mac-Mahon a adressé hier la lettre suivante aux présidents du Sénat et de la Chambre des députés :

Monsieur le président,

Dès l’ouverture de cette session, le ministère vous a présenté un programme des lois qui lui paraissaient, tout en donnant satisfaction à l’opinion publique, pouvoir être votées sans danger pour la sécurité et la bonne administration du pays.

Faisant abstraction de toute idée personnelle, j’y avais donné mon approbation, car je ne sacrifiais aucun des principes auxquels ma conscience me prescrivait de rester fidèle.

Aujourd’hui le ministère, croyant répondre à l’opinion de la majorité dans les deux Chambres, me propose, en ce qui concerne les grands commandements militaires, des mesures que je considère comme contraires aux intérêts do l’armée et, par suite, à ceux du pays.

Je ne puis y souscrire ; en présence de ce refus, le ministère se retire. Tout autre ministère pris dans la majorité des Assemblées m’imposerait les mêmes conditions.

Je crois, dès lors, devoir abréger la durée du mandat qui m’avait été confié par l’Assemblée nationale : je donne ma démission de président de la République.

En quittant le pouvoir, j’ai la consolation de penser que, durant les cinquante-trois années que j’ai consacrées au service de mon pays, comme soldat ou comme citoyen, je n’ai jamais été guidé par d’autres sentiments que ceux de l’honneur et du devoir, et par un dévouement absolu à la patrie.

Je vous invite, monsieur le président, à communiquer ma décision à la Chambre des députés.

Veuillez agréer l’expression de ma haute considération.

Signé : Maréchal de Mac-Mahon, duo de Magenta.

Versailles, le 30 janvier 1879.

La République française, 1er février 1879.

Gravure : « Les événement du 30 janvier : Élection de M. Jules Grévy à la présidence de la République par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. » L’Illustration, 8 février 1879.

Gallica-BNF