La gauche selon Malraux en 1965

Un extrait du discours prononcé par André Malraux au Palais des sports (15 décembre 1965)

Le discours est prononcé entre les deux tours de l’élection présidentielle. Au premier tour, le 5 septembre, de Gaulle recueille 10,8 millions de voix, mais la majorité absolue des suffrages exprimés n’est pas atteinte. Au second tour, le 19 décembre, il affronte François Mitterrand, candidat unique de la gauche.

 

Je suis venu vous parler de la gauche, non pas celle des politiciens […], mais celle qui bat dans le cœur de Paris pendant tous les siècles, chaque fois que la France est sœur de la Justice.

Comme chacun, j’ai entendu le petit couplet de M. Mitterrand à la liberté. Ce poujadisme sentimental semblait bien mince, en face d’un si grand héritage ! Pour nous, la gauche, c’est la présence dans l’histoire de la générosité par laquelle la France a été la France pour le monde. […]

Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu’ils sont repliés sur eux-mêmes : l’Angleterre de Drake et celle de la bataille de Londres. Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu’ils le sont pour les autres : la France des croisades et celle de la Révolution. Sur bien des routes de l’Orient, il y a des tombes de chevaliers français ; sous bien des champs de l’Europe occidentale, il y a des corps de soldats de l’an II. Un peuple ramassa l’épée de Turenne, lança à travers l’Europe la première armée de la justice, et pendant cent ans, cette armée en haillons emplit les plus nobles rêves du monde :

« Ils avaient chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

« Et leur âme chantait dans le clairon d’airain… »

Qu’est-ce que vous et moi avons à faire, Monsieur Mitterrand, avec ces ombres immenses, qui firent danser l’Europe au son de la liberté ?

Candidat unique des républicains, de quel droit venez-vous vous prévaloir de Fleurus — vous qui n’étiez même pas en Espagne ? Vous avez été onze fois ministre de la IVe, vous auriez pu l’être de la IIIe, de la seconde, peut-être. Ni vous ni moi n’aurions pu l’être de la première.

Candidat unique des républicains, laissez dormir la République !…

Pour qu’il existât une gauche, il fallait d’abord — non ? qu’existât la République…

Le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’allait pas très bien, en 1944. Ô mes compagnons, qui avez défendu Strasbourg un contre vingt, vous qui savez ce qui se serait passé dans cette ville, déjà abandonnée par l’armée américaine, sans le général de Gaulle, avez-vous oublié qu’en ce temps, la République et le général de Gaulle étaient inséparables ? Qui vous eût dit qu’il serait un jour attaqué, au nom de cette torche que nous avons si douloureusement rallumée ensemble, par les éphémères qui ont mis douze ans à voleter autour. […]

Le général de Gaulle a […] rétabli la République, établi le droit de vote des femmes, l’élection du président de la République au suffrage universel, les nationalisations, la Sécurité sociale, les allocations familiales, les comités d’entreprises ; réussi une décolonisation qui a rendu à la France son visage historique ; résolu le terrible problème algérien, apporté la paix en menant la seule vraie lutte contre la seule droite meurtrière, celle du putsch d’Alger et du Petit-Clamart.

Discours d’André Malraux au Palais des sports à Paris le 15 décembre 1965.


Les vers de Victor Hugo cités par l’orateur

Tu désertais, victoire, et le sort était las.

O Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !

Car ces derniers soldats de la dernière guerre

Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,

Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !

Victor Hugo, « L’expiation », Les Châtiments, 1853.