L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France
Écrit par l’essayiste Robert Aron (1898-1975), en collaboration avec une jeune journaliste, Georgette Elgey (née en 1929), Histoire de Vichy est publié en 1954. Ouvrage de référence pendant une bonne dizaine d’années, le livre développe implicitement deux thèses : qu’il existait deux Vichy et que le maréchal Pétain était bien un bouclier. Réfuté par des travaux ultérieurs — Vichy. Année 1940 d’Henri Michel en 1966, La France de Vichy de Robert Paxton en 1973, etc. — le livre marque une étape de l’historiographie. On trouvera ci-dessous le texte de la quatrième de couverture et le passage dans lequel l’auteur reprend la thèse du bouclier et de l’épée : « Tous deux, écrit-il, à propos de Pétain et de Gaulle, étaient également nécessaires à la France ».
Le texte de la quatrième de couverture
L’HISTOIRE DE VICHY, qui paraît en tête de la collection : « LES GRANDES ÉTUDES CONTEMPORAINES », cherche à décrire objectivement une période sur laquelle beaucoup de Français se divisent et s’opposent encore.
Trop de passions ont, jusqu’à présent, influencé les témoignages ou déformé les souvenirs. La vérité historique a été trop souvent absente de la relation de faits qui, pourtant, demeurent essentiels pour connaître et pour comprendre l’histoire récente de notre pays.
Fondée sur l’étude critique des témoignages déjà connus, l’HISTOIRE DE VICHY réunit en outre toute une documentation inédite, soit officielle, soit privée, qui renouvelle sur bien des points l’interprétation des événements les plus controversés, ou l’opinion portée sur les hommes politiques d’alors. Enfin, beaucoup de personnalités, ayant participé au gouvernement de Vichy ou ayant lutté contre lui, ont donné des témoignages verbaux qui permettent, sous une forme claire et précise, d’apporter une explication véridique et de première main sur les questions en litige.
Cet ouvrage est donc le premier récit d’ensemble, impartial et surprenant, sur cette période, une des plus dramatiques de l’histoire de la France.
Un extrait du deuxième chapitre
L’armistice, dont la conclusion constitue le premier acte du gouvernement, n’a cessé depuis sa signature de diviser l’opinion. C’est un des plus grands sujets de discorde qui se posent à propos de la politique menée par Pétain. […]
Pour Philippe Pétain, la guerre est finie, une guerre qui, selon lui, n’est que le troisième épisode, en soixante-dix ans, des conflits franco-allemands : 1914 avait été la reprise de 1870 ; 1939-1940 est à son tour celle de 1914. La décision militaire intervenue, c’est par un lent et patient travail de négociations avec le vainqueur et de redressement du vaincu que celui-ci peut se relever ; le premier devoir d’un chef de gouvernement est de protéger les Français demeurés en France.
Pour Charles de Gaulle, au contraire, la guerre commence seulement. Une guerre d’une autre nature, d’une autre époque que les conflits précédents. Une guerre à l’échelle mondiale, où la France, qui a perdu la première bataille, peut avec ses alliés et son Empire être présente à la victoire.
Ce qui plus encore différencie les deux attitudes, les deux hommes et les deux camps entre lesquels jusqu’à nos jours vont se partager les Français, ce sont deux attitudes sentimentales opposées, deux conceptions de l’honneur. […]
L’honneur qu’allègue le maréchal Pétain, c’est l’honneur d’un gouvernement qui a su maintenir les données de son indépendance et protège les populations : en un mot, c’est l’honneur civique. Celui qu’invoque le général de Gaulle, c’est l’honneur militaire pour qui s’avouer vaincu est toujours un acte infamant.
De ces honneurs, il se peut que l’un soit plus impérieux, plus instinctif, plus spontané. L’autre existe, sur un mode sans doute moins éclatant, mais il est pourtant réel.
Le premier correspondait à l’aventure exaltante, mais d’apparence désespérée, dont Charles de Gaulle est l’annonciateur. Le second à l’épreuve lente et douloureuse dont Philippe Pétain ne prévoyait ni la durée ni la fin.
Tous deux étaient également nécessaires à la France. Selon le mot que l’on prêtera successivement à Pétain et à de Gaulle : “Le Maréchal était le bouclier, le Général l’épée.”
Pour l’immédiat, le Maréchal parut avoir raison ; pour l’avenir, le général a vu plus juste. Il n’en résulte pas que son adversaire soit coupable, pour avoir signé l’armistice : “L’armistice, a déclaré en Haute-Cour le procureur général Mornet, qui fut un des plus acharnés à requérir contre Vichy, est un fait ; l’armistice ne constitue pas un des chefs de l’accusation : c’est la préface de l’accusation.” Qui pourrait, en pareille matière, se montrer plus implacable que Mornet ?
Au maréchal Pétain, en juin 1940, l’armistice apparaît, en tout cas, comme la préface d’une entreprise de rénovation nationale qui est urgente et nécessaire.
Robert Aron, Histoire de Vichy (1940-1944), Paris, Fayard, 1954, pp. 90-94.
Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie
Dans sa contribution au colloque « Le régime de Vichy et les Français » (Paris, IHTP, 11-13 juin 1990), Jean-Pierre Azéma rappelle que le livre de Robert Aron fait autorité pendant une bonne décennie et apporte plusieurs explications.
D’abord, le livre se veut « un récit ». Ensuite, il affiche le parti pris de ne défendre aucune thèse et de formuler des critiques tous azimuts (et il est vrai que Pétain est blâmé pour avoir manqué l’occasion de se dégager de l’emprise allemande en février 1941, et encore plus pour avoir transformé, en novembre 1943, l’État français en une “principauté de Gerolstein”). Ajoutons que Robert Aron entend tout étudier : le régime de Vichy et — surtout — les relations franco-allemandes. Il se réclame enfin d’une objectivité scientifique et ne manque pas de se référer à des “documents inédits”, qui étaient avant tout les sténographies non publiées de procès de Haute Cour, que complétaient des témoignages écrits ou oraux. Il convient, à cet égard, de remarquer que l’auteur se contente presque toujours, au mieux, de citer sa source, sans fournir de référence précise. Ce qui fait que son récit s’apparente souvent au devoir d’un mauvais khâgneux qui juxtaposerait des citations sorties de leur contexte à l’appui d’un discours préétabli. Car les thèses, sans être explicitement formulées, sont bien sous-jacentes. Première affirmation : les responsables de Vichy se sont conduits honorablement contre Hitler, et Vichy a donc bien fonctionné comme un “bouclier”. Et tout un argumentaire se met en place : Pétain sait esquiver une collaboration recherchée par Hitler, il ne rompt jamais avec la Grande-Bretagne, envoie Rougier à Londres, approuve la sécession de Darlan en novembre 1942, etc. Darlan reçoit sa part de compliments, mais beaucoup plus rarement Laval (qui est tout de même comparé à Pénélope dans la partie de bras de fer qui l’oppose à Sauckel). Et le lecteur repère aisément la deuxième thèse implicite, celle qui oppose au Vichy de Laval un bon Vichy dont, il est vrai, rien n’est dit, ou presque, de la politique d’exclusion et de répression. Cet ouvrage, écrit par un non-conformiste des années 1930 qui avait manifesté une sensibilité giraudiste, venait à son heure et rencontra l’adhésion de tous ceux qui ne s’étaient pas engagés dans la Résistance et avaient besoin de thèses rassurantes.
Jean-Pierre Azéma, « Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie » in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (sous la direction de), Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, pp. 26-27.
Le livre sur le site de l’éditeur :