Le « piège de Thucydide » : de la guerre du Péloponnèse à la rivalité sino-américaine

Le politiste états-unien Graham Allison appelle « piège de Thucydide » l’antagonisme qui oppose la puissance établie et la puissance ascendante, à tel ou tel moment de l’histoire, la montée en puissance de la seconde, la crainte qu’elle suscite chez la première, et le risque de guerre qui en résulte. Sparte et Athènes s’affrontent au cours de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.), le Royaume-Uni et l’Allemagne au cours de la Première Guerre mondiale (1914-1918) ; les États-Unis et la Chine se trouveraient dans une situation comparable au début du XXIe siècle.


Les origines de la guerre du Péloponnèse selon Thucydide

La notion trouve son origine dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide (v. 460-v. 400 av. J.-C.). Au livre Ier, l’historien indique quelle fut, suivant lui, la cause véritable du conflit. On trouvera ci-dessous différentes traductions de l’avant-dernière phrase du chapitre XXIII.

Galle, Thucydide, 1606

Charles Zévort, 1852

Le véritable motif, suivant moi, celui sur lequel cependant on gardait le plus profond silence, fut le développement de la puissance athénienne. C’est là ce qui, en inspirant des craintes aux Lacédémoniens, rendit la guerre inévitable.

Élie-Ami Betant, 1863

La cause la plus réelle, quoique la moins avouée, celle qui rendit la guerre inévitable, fut, selon moi, la crainte qu’inspirait aux Lacédémoniens l’accroissement de la puissance d’Athènes.

Jean Voilquin, 1948

La cause véritable, mais non avouée, en fut, à mon avis, la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens qui contraignirent ceux-ci à la guerre.

Jacqueline de Romilly, 1958

En fait, la cause la plus vraie est aussi la moins avouée : c’est à mon sens que les Athéniens, en s’accroissant, donnèrent de l’appréhension aux Lacédémoniens, les contraignant ainsi à la guerre.

Gravure : Theodoor Galle, Illustrium imagines, ex antiquis marmoribus, nomismatibus, et gemmis expressae : quae existant Romae, maior pars apud Fulvium Ursinum, Anvers, 1606.

Thucydide

GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE


La rivalité anglo-allemande au tournant du XXe siècle

La notion s’appliquerait à l’antagonisme qui oppose le Royaume-Uni et l’Empire allemand dans les décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale : concurrence commerciale, rivalité navale, Drang nach Osten.

Une carte du Drang nach Osten dans La Science et la Vie (1916)

« Les grandes routes asiatiques ambitionnées par les Allemands », La Science et la Vie, avril-mai 1916.

GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE

La rivalité anglo-allemande vue par l’historien Émile Bourgeois (1926)

« Il faut, disait Guillaume II, le 1er janvier 1900, à ses officiers, que mes forces de combat sur mer, égales à mes forces sur terre, permettent à l’Empire allemand de tenir dans le monde la place qu’il n’a pu encore obtenir. J’espère bien qu’avec les unes et les autres je serai en état, si je me confie pleinement aux conseils de Dieu, de réaliser le propos de Frédéric-Guillaume Ier : “Quand on veut décider une chose dans le monde, la plume n’y suffira pas, si elle n’est pas soutenue par la force de l’épée.” » […]

À force cependant d’agir par la presse, les discours impériaux, les banquets et les adresses des sociétés nationales sur l’opinion allemande pour la décider aux efforts nécessaires, le programme de Guillaume II ne tarda pas à inquiéter par un choc en retour l’opinion européenne. À quoi était destiné ce nouveau genre d’armements ? “À la paix”, s’empressaient de dire, pour calmer les inquiétudes, les hommes d’État de l’Empire. La paix armée, sur mer maintenant, comme depuis trente ans s’imposait sur terre le fardeau des armements aux peuples menacés de l’hégémonie germanique !

Nulle nation ne se sentit plus atteinte par cette menace, et moins disposée à la supporter que l’Angleterre, dans sa prétention hautement affichée depuis vingt ans, par Salisbury, Rosebery, Chamberlain, de maintenir à Londres « le centre de la politique mondiale ». Dès 1885, elle surveillait d’un œil jaloux les progrès du commerce allemand, en scrutait les causes. Les rapports de ses commissions parlementaires, de ses consuls la rendaient plus attentive encore au péril de la concurrence allemande, dénoncé à ses fabricants, à ses ouvriers par la fameuse brochure de Williams : Made in Germany.

Émile Bourgeois, Manuel historique de politique étrangère. Tome IV : La politique mondiale (1878-1919). Empires et nations, Paris, Belin, 3e édition, 1932 (1re édition, 1926).

Le livre dans la bibliothèque numérique Gallica-BNF

GALLICA – BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE


La rivalité sino-américaine selon Graham Allison au tournant du XXIe siècle

« La question des prochaines décennies est de savoir comment la Chine et les États-Unis pourront échapper au “piège de Thucydide”, autrement dit au conflit résultant de la rivalité entre une puissance émergente et une puissance régnante, comme entre Athènes et Sparte au Ve siècle av. J.-C., ou entre l’Allemagne et ses voisins, à la fin du XIXe siècle. L’émergence rapide de toute nouvelle puissance perturbe le statu quo. Historiquement, dans 11 cas sur 15, depuis 1500, cela s’est terminé par une guerre. »

Entretien avec François d’Alançon, La Croix (5 avril 2013).

La Chine et les Etats-Unis devront éviter le piège du conflit

Dans un dessin publié par le Straits Times de Singapour (19 décembre 2015), le dessinateur philippin Miel Prudencio Ma montre les deux présidents Obama et Xi s’approcher des pages entrouvertes d’un lourd volume de La Guerre du Péloponnèse, au risque de le voir se refermer sur eux s’ils s’aventuraient plus avant…

L’article de Chan Heng Chee dans le Straits Times

Le dessin de Miel dans le Straits Times


Graham Allison développe sa thèse dans un livre publié le 30 mai 2017 :

Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’s Trap?

Une traduction française est publié par les éditions Odile Jacob le 20 février 2019 :

Vers la guerre. La Chine et l’Amérique dans le Piège de Thucydide ?