Le « mythe du grand silence » selon François Azouvi (2012)

L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France


Le livre du philosophe François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire est publié chez Fayard en 2012 avant d’être repris en édition de poche, chez Gallimard, dans la collection Folio histoire, en 2015. On trouvera ci-dessous des extraits de l’avant-propos.

La présentation du livre sur le site des éditions Fayard

La présentation du livre sur le site des éditions Gallimard

François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, 2012

La cause semble entendue : ni au lendemain de la guerre, ni dans les années cinquante ou soixante, seulement à partir des années soixante-dix ou quatre-vingt, l’extermination des Juifs n’aurait accédé à la conscience des Français, focalisés sur les hauts faits de la Résistance. Insensible au génocide, la période de la Libération, plus occupée à s’étourdir dans les caves de Saint-Germain-des-Prés qu’à méditer sur le plus grand crime de l’histoire, accaparée par un furieux désir de vivre, animée par la volonté, comme on dit, de tourner la page. […]

Tout se passe comme si le caractère même de l’événement avait produit par anticipation le sentiment de l’oubli dans lequel, on le croyait, il sombrerait inéluctablement. La thèse du grand silence autour du génocide des Juifs n’avait pas besoin d’être formulée ; elle était en quelque sorte induite par la nature de l’événement avant qu’il ne soit achevé, avant que les Allemands n’en effacent méticuleusement les traces comme ils en avaient soigneusement préservé le secret et camouflé l’horreur, avant que les rares survivants, moins mutiques qu’on ne l’a longtemps cru, ne se heurtent à la difficulté d’entendre de leur entourage. Une terrible présomption de silence allait frapper la France de l’après-guerre — et l’Occident en général — , Juifs et non-Juifs confondus, les uns à peine excusés d’être traumatisés, les autres accusés de frivolité, les premiers ne songeant qu’à rentrer dans le rang, les seconds à retrouver leurs pantoufles d’avant guerre.

Je viens d’employer le mot « traumatisés ». On n’a pas toujours utilisé ce langage d’allure psychanalytique pour qualifier la façon dont le génocide a été reçu […].

Il faudra attendre les décennies soixante-dix et quatre-vingt et les livres de Bruno Bettelheim pour que s’impose comme une évidence le vocabulaire du traumatisme et du refoulement. Soudain, après avoir été très généralement absent, ce langage est partout : dans les journaux comme dans les ouvrages savants, dans les propos officiels comme dans les émissions de télévision. S’il y a eu « oubli » du génocide au lendemain de la guerre, puis dans les années cinquante et soixante, pense-t-on, s’il y a eu « refoulement », « occultation » de l’extermination des Juifs, c’est qu’il y a eu initialement « traumatisme ». Alors s’impose l’idée que la mémoire du génocide aurait connu trois phases : au moment initial du traumatisme aurait succédé le moment du refoulement, suivi lui-même du retour du refoulé. Retour d’autant plus puissant que le refoulement avait été massif. Retour si puissant que le génocide, après avoir brillé par son absence dans la culture, l’opinion et la politique, serait devenu obsédant. À une névrose traumatique aurait succédé une névrose obsessionnelle. […]

Je voudrais montrer que c’est une « légende ». J’emprunte ce mot à Olga Wormser-Migot, qui était bien placée pour l’employer, elle qui avait été l’une des premières historiennes françaises du système concentrationnaire nazi. « Légende, disait-elle, qui veut qu’on ait attendu trente-cinq ans, en France en particulier, pour parler du génocide. » Non que la culpabilité des Français n’ait pas existé ; elle a même été le moteur principal de cette histoire. Mais culpabilité ne veut pas dire nécessairement ni toujours refoulement. Celle-ci a été assumée et, comme nous le verrons, elle s’est exprimée en toute clarté dès le lendemain de la guerre. De ce que la mémoire du génocide est une mémoire blessée, on a conclu trop rapidement que c’était aussi une mémoire traumatisée, donc refoulée. Mais l’examen de ce qui s’est dit, écrit, montré, dans ce quart de siècle pendant lequel les Français se seraient consciencieusement protégés, et a fortiori au-delà, permet de penser que le génocide n’a jamais été absent de la mémoire française. Seulement, il ne l’a pas occupée tout le temps de la même manière, ni avec la même ampleur ni avec la même conscience d’une urgence à le penser. […]

François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, 2015

Aussi, au schéma qui a cours : traumatisme, refoulement, retour du refoulé, j’en opposerai un autre : celui des cercles concentriques qui vont en s’élargissant et qui finissent par occuper tout l’espace. À condition de préciser que ce processus, loin d’être régulier et homogène, connaît des ruptures et des accélérations.

Je serai donc amené à prendre parfois un parti différent de celui embrassé par les historiens de la mémoire du génocide en France. Quand ce sera le cas, je ne les contredirai qu’avec le sentiment de la dette que j’ai à leur endroit : avant moi, ils ont défriché un terrain qui a longtemps été vierge. Et sans leur travail, il est sûr que je ne me serais pas lancé dans l’écriture de ce livre. Qu’ils prennent donc, s’ils me lisent, les critiques que je leur adresse comme la marque de l’attention que je leur ai portée.

François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012, pp. 9-15.