L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France
La biographie de Jean Moulin par Henri Michel (1964)
Au deuxième trimestre de 1964, pour le XXe anniversaire de la Libération, Henri Michel, secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CH2GM), publie une biographie de Jean Moulin qu’il dédie « aux Français de vingt ans ». Son recueil de documents sur la Résistance paraît en fin d’année, dans la collection Textes et documents, sous le titre La Résistance française. Le 19 décembre, les cendres de Jean Moulin entrent au Panthéon et André Malraux prononce l’oraison funèbre, en présence du général de Gaulle, président de la République. On trouvera ci-dessous la préface du livre et le dernier paragraphe de son dixième et dernier chapitre.
PRÉFACE
« Il existe sur la Résistance clandestine une abondante littérature où sont relatés des évasions spectaculaires, des vols sensationnels de documents allemands du plus haut intérêt, des sabotages périlleux d’installations ennemies, des raids audacieux de maquisards sur des unités de la Wehrmacht, et mille exploits du même genre. Il est bon que cette littérature existe et soit lue ; la résistance contre l’occupant, c’était toujours un combat, neuf en la plupart de ses modalités, contre cet occupant, combat toujours inégal et toujours recommencé, sanctionné par le sacrifice des résistants plus que par les pertes visibles qu’ils infligeaient à leurs adversaires.
Jean Moulin, dont nous entreprenons de raconter la vie, de mesurer la grande œuvre, et de rappeler la mort dramatique, fut un héros de la Résistance pas comme les autres. Il n’a jamais guetté une sentinelle allemande pour bondir sur elle ; aucun dépôt ennemi n’a sauté par ses soins ; aucun rail n’a été déboulonné par lui ; il n’a pas appris à pétrir le plastic ni à démonter une mitraillette Sten, et il est mort avant que soient écrites les premières lignes de l’épopée des maquis. Bien mieux, il n’est pas à l’origine de la Résistance, en aucune façon ; il n’a pas répandu la bonne parole dans la presse clandestine, groupé des volontés agissantes autour de lui, tissé la toile d’un réseau de renseignements, monté des équipes de réception de parachutages, ou entraîné des groupes francs de saboteurs.
« Non, Jean Moulin a été essentiellement un missionnaire, à double visage ; il a relié la Résistance extérieure à la Résistance clandestine, en se faisant auprès de chacune l’avocat de l’autre. On a écrit que le combat clandestin n’avait pas eu de Carnot ou de Saint-Just ; c’est peut-être parce que la guerre subversive ne consiste pas uniquement à lever et à équiper des armées ; elle s’insinue, de façon plus subtile, comme un poison aux multiples effets, et par les voies les plus diverses, dans l’organisme ennemi qu’elle a dessein de paralyser.
« Encore faut-il, pour que son action ait force et durée, que la Résistance soit elle-même une dans son combat, et équipée pour l’engager. Parce qu’elle était spontanée, la Résistance – la clandestine surtout – était par nature désordonnée ; parce qu’elle groupait des combattants de toutes origines, différents par les buts comme par les mobiles, elle tendait à l’anarchie, sinon à la guerre civile. Dans de nombreux pays, les résistants, unis contre l’occupant, se sont déchirés entre eux ; en France non, grâce à Jean Moulin. On peut résumer son œuvre, avant de la décrire, en quelques mots : avant lui s’étaient levés des résistants ; à sa mort, ils formaient La Résistance ; il a été Jean Moulin l’Unificateur.
« Tâche difficile s’il en fut, dans le déchaînement des passions, le règne de la violence, l’obsession de la peur. Dans la tension extrême où ils vivaient, des hommes animés d’un égal courage, inspirés par un identique patriotisme intrépide, se heurtaient, parfois durement ; des forces nouvelles surgissaient – mouvements et réseaux – qu’il fallait amalgamer aux forces anciennes, sorties peu à peu de la léthargie où les avait plongées la défaite – partis politiques et syndicats. Pour que la France vaincue prouvât au monde, à ses Alliés d’abord, qu’elle existait toujours et qu’elle n’avait pas cessé d’être une grande puissance, il fallait que, contre la poignée de collaborateurs stipendiés ou fanatiques, en face du “neutralisme” du gouvernement de Vichy et des forces qu’il entendait maintenir dans l’inaction, toute la nation fît bloc dans la Résistance, derrière le général de Gaulle qui, par son appel du 18 juin, avait sonné le rassemblement.
« Telle fut l’œuvre, patiente et obscure, de Jean Moulin. Il l’avait presque achevée quand il rencontra l’ennemi, comme il était dans son destin de résistant de le rencontrer, dans les chambres de torture. Là, Jean Moulin livra son dernier combat ; il dépendait de lui que toute son œuvre, péniblement élaborée, fût en quelques instants détruite ; il connaissait les noms, les pseudonymes, les adresses souvent, de ceux qu’il avait rassemblés ; en aurait-il livré une partie seulement, qu’il aurait peut-être sauvé sa vie. Mais Jean Moulin ne parla pas ; il est mort sous les coups, méconnaissable, les organes vitaux éclatés ; sa mort ne fut suivie d’aucune arrestation nouvelle.
Jean Moulin n’a pas descendu les Champs-Élysées en août 1944, à la droite du général de Gaulle, à la tête de ce Conseil national de la Résistance qu’il avait créé ; selon le mot d’un autre résistant héroïque, dont le souvenir doit être associé au sien, Pierre Brossolette, il a vécu comme “un soutier de la gloire” ; mais s’il n’était pas sur le pont, pour le triomphe de la Libération, il avait été le capitaine courageux qui trace au navire sa route dans la tempête. Aussi bien fallait-il que son nom fût rappelé, et sa mémoire associée, aux fêtes qui vont célébrer le vingtième anniversaire de la Libération de la France.
« Ce patriote lucide, ce résistant sans peur et sans reproche, ce politique clairvoyant, dont la mort dramatique a été l’accomplissement naturel d’une vie de devoir, ce grand patriote et ce grand citoyen, nous avons pensé qu’il fallait le présenter à la jeunesse pour qu’elle médite sur son destin et s’inspire de son exemple. »
Henri Michel, Jean Moulin l’unificateur, Paris, Hachette, 1964, pp. 7-9.
DERNIÈRE PAGE
« Cet humaniste qui devient un parachuté “à l’aveuglette”, ce dessinateur qui trouve la force de mourir sous la torture sans parler, ce haut fonctionnaire, politisé par nature et par tempérament, qui oublie ce qu’il a été pour ne plus voir que ce qu’il doit faire, ne composent pas seulement une personnalité extrêmement attachante. L’œuvre de Jean Moulin, qui fit qu’avant lui il y avait des résistants et après lui la Résistance, ne fut pas seulement féconde bien que brutalement interrompue. L’homme et l’œuvre composent un ensemble qui, au-delà des circonstances et de l’époque où ils se sont affirmés, porte enseignement. Ils montrent comment, à des moments où le destin semble hésiter, le courage clairvoyant peut contribuer à faire l’histoire parmi les forces collectives qui en sont l’ordinaire moteur. Ils dessinent, enfin, pour les Français, un visage d’homme exemplaire sur lequel on ne saurait trop leur recommander – aux jeunes surtout – de méditer afin de s’en inspirer, dans ces moments d’incertitude que nous connaissons tous, où les fins et les moyens ne nous apparaissent plus clairement, et où nous cherchons, dans notre Panthéon des grands hommes, des guides qui puissent nous remettre sur la bonne voie. »
Henri Michel, Jean Moulin l’unificateur, Paris, Hachette, 1964, p. 219.
N.B. : dans l’oraison funèbre du 19 décembre, Malraux déclare : « Certes, les résistants étaient des combattants fidèles aux Alliés. Mais ils voulaient cesser d’être des Français résistants, et devenir la Résistance française.»