La condamnation du capitaine Dreyfus dans le supplément illustré du Petit Journal (1894-1895)

Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques
en France depuis l’affaire Dreyfus

En 1880, Le Petit Journal est le premier des journaux parisiens pour son tirage (598 000 exemplaires en décembre). En 1912, il se classe au troisième rang (850 000 en novembre), après Le Petit Parisien (1 295 000) et Le Journal (995 000), mais devant Le Matin (647 000). L’affaire Dreyfus apparaît une première fois à la une de son supplément illustré du dimanche, le 23 décembre 1894, au lendemain du premier procès. Se bornant en apparence à rapporter des faits, il admet sans réserve la culpabilité du capitaine, s’emploie à ne laisser aucun doute à ses lecteurs et contribue à consolider l’antidreyfusisme dans l’opinion publique, y compris en province.


Chronologie indicative

15 octobre 1894 : Arrestation du capitaine Dreyfus : le service de renseignements de l’armée le soupçonne de livrer des documents confidentiels à l’Allemagne.

29 octobre 1894 : Publication d’un premier article sur l’affaire dans le journal antisémite La Libre Parole : début d’une campagne de presse hostile à Dreyfus.

19-22 décembre 1894 : Le capitaine Dreyfus comparaît devant un conseil de guerre : il est reconnu coupable de haute trahison et condamné à la dégradation militaire et à la déportation à vie.

5 janvier 1895 : Dégradation du capitaine Dreyfus.

21 février 1895 : Départ d’Alfred Dreyfus pour les îles du Salut, au large de la Guyane.

13 janvier 1898 : L’écrivain Émile Zola dénonce l’erreur judiciaire dans une lettre ouverte au président de la République, Félix Faure.

4 juin 1898 : Création de la Ligue des droits de l’homme : elle défend l’innocence de Dreyfus.

31 décembre 1898 : Création de la Ligue de patrie française : elle est antidreyfusarde.

23 février 1899 : À l’occasion des obsèques de Félix Faure, l’écrivain nationaliste Déroulède tente d’entraîner l’armée dans un coup d’État contre la Ré-publique.

3 juin 1899 : La Cour de cassation annule le jugement de 1894 et renvoie l’accusé devant un nouveau conseil de guerre.

20 juin 1899 : Création officielle de l’Action française : elle trouve son origine dans un comité formé l’année précédente (8 avril 1898) et finit par constituer une ligue (15 janvier 1905). Elle est antidreyfusarde.

9 septembre 1899 : Le conseil de guerre de Rennes condamne Dreyfus à dix ans de détention.

19 septembre 1899 : Le président de la République, Émile Loubet, gracie Dreyfus.

12 juillet 1906 : La Cour de cassation casse le jugement de Rennes et reconnaît l’innocence de Dreyfus.

 


Le supplément illustré du 23 décembre 1894

La gravure est accompagné du commentaire suivant, pp. 415-416.

Le capitaine Dreyfus devant le conseil de guerre

Il y a quelques semaines une affreuse nouvelle se répandait qui jetait la stupéfaction dans la France entière et particulièrement dans notre noble armée : un homme portant l’uniforme d’officier, le capitaine Alfred Dreyfus, était arrêté sous l’inculpation d’avoir trahi la patrie, et c’était précisément à l’heure où l’Italie traitait comme on l’a vu le capitaine Romani.

Le cas du capitaine Dreyfus s’aggravait de ceci qu’il appartenait à l’état-major général de l’armée, et plus spécialement au bureau de la mobilisation.

Il avait donc, s’il était coupable, commis un atroce abus de confiance, puisqu’il avait trafiqué des documents très importants, que sa fonction mettait à sa disposition.

Le bureau de la mobilisation prépare en secret les ordres de formation et de concentration, il règle à l’avance les moindres détails, on y sait combien d’hommes seront envoyés sur tel ou tel point et dans quel délai.

Tout le secret des premières opérations, si importantes aujourd’hui, est à sa discrétion, l’on conçoit l’intérêt énorme que l’ennemi peut avoir à en être informé.

On accusait en outre Alfred Dreyfus d’avoir, ce qui est infiniment odieux, livré à l’étranger les noms des agents que nous avons au delà des frontières et qui sont chargés de nous renseigner sur les projets et moyens de nos adversaires.

C’est lui, disait-on, qui a livré Romani.

On rechercha les mobiles du crime.

L’accusé appartenait à une famille riche, mais qui pouvait affirmer qu’il n’avait pas eu à faire face à des dépenses imprévues et inavouées ?

Était-ce le besoin d’argent ?

D’autres le représentaient comme un être haineux qui, sans souci de blesser mortellement la patrie, exerçait de basses rancunes contre certains de ses camarades.

Était-ce la vengeance ?

La passion s’en mêla. N’était-ce point un israélite : De quoi s’étonner, alors ? criaient les antisémites.

Ce fut ainsi durant les premiers jours ; puis une sorte de réaction se produisit, timide d’abord, plus osée ensuite.

Que savait-on ? après tout, et ne pouvait-on attendre le résultat de l’enquête ?

On attaqua violemment le ministre de la guerre ; on demanda sa démission pour le motif assez vaguement formulé, d’ailleurs, qu’il avait influencé les juges en déclarant dans une conversation, plus tard démentie, sa conviction de la culpabilité d’Alfred Dreyfus.

Un parti moyen décréta que le capitaine était réellement coupable, mais qu’on ne pourrait le condamner parce que, pour cela, il faudrait avouer des vols de documents dans une ambassade et autres gentillesses de nature à nous attirer une fort méchante affaire.

Alors le bruit courut que les juifs répandaient l’or à pleines mains pour sauver leur coreligionnaire ; qu’ils payaient journalistes, juges mêmes, pour créer un mouvement d’opinion favorable et faire démontrer l’innocence de leur protégé.

L’éminent avocat, Me Demange, répandait partout que s’il n’était pas hautement convaincu de l’innocence de son client, il ne se fût jamais chargé de sa défense.

Parbleu, un avocat ! ripostait-on.

L’affaire est venue ainsi devant le conseil de guerre présidé par le colonel Maurel, assisté d’officiers dont la loyauté impartiale ne saurait être seulement discutée.

Au pied des murailles du tribunal, comme les vagues devant un inaltérable rocher, se sont écrasées toutes les rumeurs contradictoires.

Les juges ont décidé d’après la voix de leur conscience et la sentence qu’ils viennent de prononcer doit être respectée de tous.

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Le supplément illustré du 13 janvier 1895

La gravure est accompagné du commentaire suivant, pp. 15-16.

Le traître

Dégradation d’Alfred Dreyfus

Le samedi 5 janvier, dans la cour de l’École militaire, a eu lieu la dégradation publique de l’ignoble traître Alfred Dreyfus, qui fut capitaine d’artillerie.

On a appelé cette cérémonie une épreuve terrible et le véritable châtiment du criminel. Nous y avons assisté et nous ne croyons pas qu’elle ait été grave pour lui.
Certes nous étions plus émus que ce drôle.

Neuf heures sonnaient lorsque le général Darras leva son épée ; à ce moment, pendant un roulement de tambours, on vit entrer, par un coin de la cour entièrement encadrée de troupes, le misérable avec son escorte d’artilleurs.

Il marchait droit, d’un pas très régulier, les traits nullement altérés, et donnait l’impression non d’un coupable accablé ou d’un innocent qui proteste, mais seulement d’un vaincu qui enrage.

On le conduisit au milieu de la cour, et après que le greffier du conseil de guerre eut lu la sentence, que le général eut prononcé la formule de dégradation, un adjudant s’approchant de lui commença à arracher ses galons.

À ce moment Dreyfus leva le bras droit ; nous crûmes qu’indigné, révolté, il avait résister, et franchement nous aurions presque souhaité cela.

Mais point, le traître blasphémait encore une fois contre la patrie ; il cria d’une voie forte, assurée :

— Vive la France ! Vous dégradez un innocent !

L’adjudant achevait sa besogne, dont Dreyfus semblait suivre les progrès ; enfin un son métallique nous fit tous tressaillir, l’épée déshonorée avait été brisée et les tronçons en avaient été jetés sur la pavé.

Alors commença la sinistre promenade devant les troupes autour de la cour. Dreyfus marchait toujours du même pas net, le visage point baissé ; au moment où il arriva devant la grille, la foule, quoique maintenue assez loin sur la place Fontenoy, poussa des cris effrayants de mort. Nous comprîmes alors combien il avait été sage de ne pas dégrader le traître sur une place ouverte au peuple : les troupes eussent été débordées et le coupable mis en pièces.

Cependant la marche continuait. Quand il passa devant les représentants de la presse, Dreyfus prit encore la parole.

— Messieurs, dites à la France entière que je suis innocent !

On lui répondit par de sourd murmures aussitôt réprimés.

Enfin, il était neuf heures dix, Dreyfus fut remis entre les mains des gendarmes et emmené dans une voiture cellulaire.

Sur le point d’y monter il dit :

— J’ai livré quelques pièces sans valeur pour les échanger contre de plus importantes.

Ce fut évidemment son système et ce que plaida son avocat, mais à qui fera-t-on croire en ce cas qu’il n’ait mis aucun de ses supérieurs ni même de ses camarades dans la confidence. De quel droit choisissait-il les pièces, et quelles sont celles qu’il a obtenues en échange ? Pourquoi aussi a-t-il nié, s’il accomplissait, comme il le prétend, un devoir patriotique ?

Non, Dreyfus le traître a été bien jugé. Par malheur son absence complète de sens moral lui a fait subir la dégradation sans qu’il en fût réellement frappé. Pourvu maintenant qu’on ne le laisse point échapper !

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Le supplément illustré du 24 septembre 1899

La gravure est accompagné du commentaire suivant, pp. 311.

Après la grâce de Dreyfus par le président Loubet (19 septembre 1899), la une du supplément illustré reste elliptique, mais le commentaire porte bien sur l’affaire et persévère dans l’anti-dreyfusisme.

Maintenant au travail !!!

L’affaire Dreyfus est finie, bien finie, quoi que puissent dire et faire ceux qui n’ont pas respecté l’engagement, pris aussi par nous, de s’incliner devant l’arrêt du conseil de guerre.

Dreyfus a été condamné deux fois ; sa culpabilité ne saurait faire de doute pour aucune personne sincère.

En vain les sophistes se sont armés de l’indulgence du deuxième jugement ; ils ont feint de ne pas comprendre les hautes raisons de pitié qui avaient animé les juges.

Leurs coupables raisonnements ne prévaudront pas contre l’honnêteté de la masse des Français, et leur clameur s’éteindra rapidement au milieu de l’indifférence du peuple qui en a assez de toute cette agitation mauvaise.

Le peuple veut travailler, silence aux bavards fielleux, dont la parole empoisonnée a été recueillie par tous les journaux étrangers ennemis avec un ensemble dont ils devraient mourir de honte.

Le peuple veut travailler.

Il a besoin de réparer les pertes énormes que ces longs mois de luttes intestines ont causées à notre commerce et à notre industrie. Elle savait bien ce qu’elle faisait, l’Europe, en subventionnant les défenseurs du traitres ; en même temps qu’elle espérait briser aux mains de la Patrie son épée, elle s’attaquait à la bourse.

Mais ses calculs sont déjoués ; notre grand peuple de France, si laborieux, a chassé comme un mauvais rêve le souvenir des jours maudits ; il regarde devant lui, il songe à cette Exposition de l’an prochain, qui doit lui être si glorieuse, si profitable, et de sa voix puissante, la France crie à tous ses enfants :

Maintenant, au travail !!!

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Annexe

La une de La Libre Parole du 10 novembre 1894 :

À propos de Judas Dreyfus — Duke University Libraries