Disciple de Jean-Baptiste Say, l’économiste Adolphe Blanqui (1798-1854) publie une Histoire de l’économie politique en Europe en 1837 (première édition). C’est l’un des premiers à utiliser la notion de « révolution industrielle » pour décrire les transformations de l’économie britannique au tournant du XIXe siècle. Élu député de Gironde en 1846, il soutient la monarchie de Juillet, mais se montre favorable à la réforme électorale. C’est le frère du révolutionnaire Auguste Blanqui.
Tandis que la révolution française faisait ses grandes expériences sociales sur un volcan, l’Angleterre commençait les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du dix-huitième siècle y était signalée par des découvertes admirables, destinées à changer la face du monde et à accroître d’une manière inespérée la puissance de leurs inventeurs. Les conditions du travail subissaient la plus profonde modification qu’elles aient éprouvée depuis l’origine des sociétés. Deux machines, désormais immortelles, la machine à vapeur et la machine à filer, bouleversaient le vieux système commercial et faisaient naître presque au même moment des produits matériels et des questions sociales, inconnus à nos pères. Les petits travailleurs allaient devenir tributaires des gros capitalistes ; le chariot remplaçait le rouet, et le cylindre à vapeur succédait aux manèges. En même temps les beaux essais de canalisation du duc de Bridgewater commençaient à porter leurs fruits, et le perfectionnement des transports coïncidait avec l’accroissement des marchandises. La production du fer et celle des autres métaux s’améliorait avec celle des houilles, activée par l’emploi de la vapeur dans les travaux d’épuisement. On eût dit que l’Angleterre avait découvert des mines nouvelles et s’était enrichie tout à coup de trésors inattendus.
La génération contemporaine, plus occupée de recueillir les profits de ces conquêtes, que d’en rechercher les causes, ne paraît pas avoir apprécié à leur juste valeur les embarras qu’elles traînaient à leur suite. Cette transformation du travail patriarcal en féodalité industrielle, où l’ouvrier, nouveau serf de l’atelier, semble attaché à la glèbe du salaire, n’alarmait point les producteurs anglais, quoiqu’elle eût un caractère de soudaineté bien capable de troubler leurs habitudes. Ils étaient loin de prévoir que les machines leur apporteraient tant de puissance et tant de soucis. Le paupérisme ne leur apparaissait pas encore sous les formes menaçantes qu’il a revêtues depuis, et les métiers mécaniques n’avaient pas développé cette puissance de travail qui devait être momentanément si fatale à tant de travailleurs. Cependant, à peine éclose du cerveau de ces deux hommes de génie, Watt et Arkwright, la révolution industrielle se mit en possession de l’Angleterre. A la fin du dix-huitième siècle, il ne se consommait pas en Europe une seule pièce de coton qui ne nous vint de l’Inde, et vingt-cinq ans après, l’Angleterre en envoyait au pays même d’où elle avait tiré jusque-là tous les produits semblables. « Le fleuve, dit J.-B. Say, était remonté vers sa source. »
Ainsi, il avait suffi de deux petits cylindres tournant en sens inverse, pour changer de fond en comble les rapports de l’Europe avec l’Asie, et les traditions séculaires du travail. En même temps, l’émancipation des États-Unis portait un coup décisif au système colonial et donnait le signal de la retraite à toutes les dominations métropolitaines. La ville de Bristol, qui avait adressé au parlement des pétitions si animées contre la paix avec les insurgés américains, sollicitait quelques années après la signature de cette paix, l’autorisation de creuser de nouveaux bassins devenus nécessaires à l’extension de son commerce avec les colonies émancipées. Ainsi se préparait l’indépendance générale du nouveau continent, dont le dernier établissement soumis aux lois européennes, lutte en ce moment pour compléter l’œuvre de Franklin et de Washington. Il fut prouvé dès lors, que les colonies étaient plus nuisibles qu’utiles à leurs métropoles, et qu’il y avait plus de profits à faire avec un peuple libre et laborieux, qu’avec des vassaux asservis et pressurés. Les États-Unis ont donné à l’Europe cette leçon d’économie politique, qui fera le tour du monde et qui vengera les générations coloniales de l’état d’oppression où vécurent leurs pères. Les prophéties de Raynal se sont réalisées. Des nations riches et puissantes ont succédé aux établissements faibles et précaires des Européens dans l’une des deux Indes, et l’on dirait à voir l’état de langueur de quelques vieilles métropoles, que le plus pur de leur sang a passé sans retour dans les veines de leurs colonies.
C’est là, quoi qu’en souffre l’orgueil de l’ancien continent, une révolution immense dont les conséquences commencent à nous atteindre. Nous sommes tributaires de nos anciens vassaux pour une foule de matières premières et de produits spéciaux , sans lesquels le travail de nos manufactures cesserait d’exister. C’est l’Amérique qui nous envoie les monceaux de coton dont s’alimentent nos innombrables fabriques de tissus, et les bois de teinture qui servent à leur impression. Le café, le cacao, le quinquina qui guérit la fièvre, les drogues qui la donnent, tout nous vient du dehors. Nos besoins nous mettent chaque jour davantage dans la dépendance des peuples d’outre-mer ; la ville de Lyon tremble jusqu’en ses fondements des secousses qui agitent Philadelphie ou New-York. Une faillite à la Nouvelle-Orléans peut ruiner dix négociants à Liverpool. Le développement extraordinaire que la découverte des machines a donné à la production, réclame des débouchés toujours croissants, qu’il faut aller chercher au loin et disputer par la baisse des prix aux nations plus avancées. Les marchés sont devenus des champs de bataille. La diplomatie ne marchande plus des provinces, mais des tarifs, et les armées, quand elles s’ébranlent, ressemblent à des nuées de fourriers qui vont faire les logements du commerce. Voilà ce qu’à produit l’émancipation du Nouveau-Monde, dont nos grandes manufactures d’Europe ne seront bientôt plus que les colonies.
Aucun siècle n’a vu s’accomplir en aussi peu de temps de telles révolutions économiques, et il n’est pas surprenant que des métamorphoses aussi inusitées aient déconcerté tous les systèmes. C’était un démenti si solennel à toute la vieille école de Charles-Quint, que cette soudaine prospérité des États-Unis ! Que devenaient en présence de ce grand événement, les théories de la balance du commerce et les habitudes administratives du régime colonial ? On n’avait donc soutenu tant d’odieuses guerres et tant de maximes plus odieuses encore, que pour être réduit un jour, au plus humiliant désaveu ! Ces lois protectrices du commerce n’étaient donc qu’un horrible abus de la force ! Jamais, il faut l’avouer, la vanité humaine n’avait reçu de plus sanglant échec, et malgré l’éclat de la leçon, les prétentions des métropoles se sont peu adoucies. Il faut qu’elles boivent, toutes, ce calice d’amertume, avant de se départir de leurs coutumes despotiques ; semblables, en ce point aux monarchies de droit divin, qui croient que tous les droits reposent sur une épée, jusqu’au moment où cette épée se brise entre leurs mains.
La révolution d’Amérique n’est pas le seul fait économique décisif de la fin du dix-huitième siècle. Nous avons vu que la découverte des deux machines de Watt et d’Arkwright avait complétement changé les conditions du travail, en substituant la mécanique aux bras des hommes, et les grandes associations aux petites industries. Ce seul coup devait frapper de mort toutes les corporations, et réduire en poussière leurs codes routiniers et barbares ; mais il ne pouvait manquer de réagir en même temps sur le système financier de l’Europe. Le but naturel des impôts étant d’atteindre les revenus partout où ils se présentent, on devine aisément que la science des finances s’empressa d’exploiter le nouveau champ qui lui offrait ses récoltes. L’extrême accroissement des produits industriels appela sur cette jeune branche de la richesse publique l’attention des législateurs et des hommes d’État, et c’est ainsi qu’en Angleterre, l’élévation des impôts indirects a marché de front avec le développement de la production manufacturière. On a cessé tout-à-coup de chercher à diminuer les charges des peuples ; il a paru plus avantageux de leur donner la force de les supporter. Puisqu’il n’est pas possible de diminuer le fardeau, fortifions la monture, disait un ministre anglais, et ce mot caractérise très bien la tactique financière des gouvernements modernes. Les peuples comme les individus ont cessé de s’enfermer dans le cercle étroit des privations ; ils ont plus de besoins parce qu’ils ont plus de moyens de les satisfaire : il leur suffit d’augmenter la dose du travail.
Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique en Europe depuis les anciens jusqu’à nos jours, t. II, Paris, Guillaumin, 2e édition, 1842, pp. 209-215.