« Pendant trois heures, ils ont fusillé des Français » : un texte d’Albert Camus dans Combat en mai 1944

Répressions et déportations en France et en Europe, 1939-1945. Espaces et histoire


Après la tuerie d’Ascq (1er avril 1944), le journal clandestin Combat publie un texte intitulé « Pendant trois heures, ils ont fusillé des Français ». Commencée en première page, la publication de l’article se termine page 2 sous le titre « La tuerie d’Ascq ». Le texte, de l’avis général, est de la main d’Albert Camus (1913-1960).

Albert Camus, « Pendant trois heures, ils ont fusillé des Français », Combat, mai 1944

PENDANT TROIS HEURES, ILS ONT FUSILLÉ DES FRANÇAIS

Il faut dire les choses comme elles sont : nous sommes vaccinés contre l’horreur. Tous ces visages défigurés par les balles ou les talons, ces hommes broyés, ces innocents assassinés, nous donnaient au début la révolte et le dégoût qu’il fallait pour entrer consciemment dans la lutte. Maintenant la lutte de tous les jours a tout recouvert et si nous n’en oublions jamais les raisons, il peut nous arriver de les perdre de vue. Mais l’ennemi est là, et comme s’il veillait à ne laisser personne se détourner, il augmente ses efforts, il se dépasse lui-même, il renchérit chaque fois un peu plus sur la lâcheté et sur la crise. Aujourd’hui, en tout cas, il est allé plus loin qu’on ne pouvait l’imaginer et la tragédie d’Ascq rappelle à tous les Français qu’ils sont engagés dans une lutte générale et implacable contre un ennemi déshonoré. Quels sont les faits ?

Le 1er avril 1944, dans la nuit, deux explosions se produisent, occasionnant la rupture d’un rail et le déraillement de deux wagons d’un train de troupes allemandes. La voie fut obstruée. Aucune victime dans le train. Vers 23 heures, alors que M. Carré, chef de gare à Ascq, alerté à son logement par les agents du service de nuit, prenait au téléphone les dispositions utiles, un officier allemand faisant partie du transport pénètre en hurlant dans son bureau suivi de plusieurs soldats qui, à coups de crosse, abattent MM. Carré, chef de gare, Peloquin, commissaire de 1re classe, Derache, facteur-enregistreur qui s’y trouvaient. S’étant ensuite retirés à la porte du bureau, ils tirèrent une salve de mitraillette sur les trois agents abattus. MM. Carré et Peloquin sont grièvement blessés au ventre et aux cuisses. Puis l’officier amène un important contingent de troupes dans la localité, fouille les maisons après en avoir défoncé les portes et rassemble environ 60 hommes qui sont amenés dans une pâture en face de la gare. Là on les fusille. Vingt-six autres hommes sont également fusillés dans leur domicile ou à leurs abords. En plus de ces 86 fusillés, il y a un certain nombre de blessés.

Le facteur-enregistreur Derache parvient à alerter la permanence de l’arrondissement de Lille qui prévient la préfecture du Nord ; celle-ci fait intervenir l’Oberfeldkomman- dantur.

Ce n’est qu’à l’arrivée d’officiers d’état-major sur les lieux que les exécutions cessent : elles ont duré plus de trois heures. Je ne sais pas si l’on imagine suffisamment ce qu’il y a derrière ce compte rendu brutal. Mais est-il possible de lire sans une révolte et un dégoût de tout l’être ces simples chiffres : 86 hommes et 3 heures.

LA TUERIE D’ASCQ

Quatre-vingt-six hommes comme vous qui lisez ce journal ont passé devant les fusils allemands, 86 hommes qui pourraient remplir trois ou quatre pièces comme celle où vous vous tenez, 86 visages hagards ou farouches, bouleversés par l’horreur ou par la haine.

Et la tuerie a duré trois heures, un peu plus de deux minutes pour chacun d’entre eux. Trois heures, le temps que certains ont passé ce jour-là à dîner et à converser paisiblement avec des amis, le temps d’une représentation cinématographique où d’autres riaient au même moment au spectacle d’aventures imaginaires. Pendant trois heures, minute après minute, sans un arrêt, sans une pause, dans un seul village de France, les détonations se sont succédé et les corps se sont tordus par terre.

Voilà l’image qu’il faut garder devant les yeux pour que rien ne soit oublié, celle qu’il faut proposer à tous les Français qui restent encore à l’écart. Car sur ces 86 innocents beaucoup pensaient que, n’ayant rien fait contre la force allemande, il ne leur serait rien fait. Mais la France est solidaire, il n’y a qu’une seule colère, qu’un seul martyre. Et quand M. de Brinon écrit aux autorités allemandes non pour se plaindre du massacre de tant de Français, mais pour gémir qu’on entrave ainsi son propre travail de policier mondain, il est responsable de ce martyre et justiciable de cette colère. Car il ne s’agit pas de savoir si ces crimes seront pardonnés, il s’agit de savoir s’ils seront payés. Et si nous avions tendance à en douter, l’image de ce village couvert de sang et maintenant seulement peuplé de veuves et d’orphelins suffirait à nous assurer que le crime sera payé puisque cela désormais dépend de tous les Français et puisque devant ce nouveau massacre, nous nous découvrons la solidarité du martyre et les forces de la vengeance.

Combat, no 57, mai 1944.

L’article dans la bibliothèque numérique Gallica-BNF

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