Dans son rapport sur la soirée du 6 février 1934 à la Concorde, le député républicain-socialiste de la Manche Pierre Appell donne un récit succinct des événements.
Rapport fait au nom de la commission d’enquête chargée de rechercher les causes et les origines des événements du 6 février 1934 et jours suivants, ainsi que toutes les responsabilités encourues
La soirée du 6 février 1934 à la Concorde
Par M. Pierre Appell, député
II. Récit succinct des événements.
A. — Première phase : de 16 heures à 18 heures. Arrivée des manifestants. Mise en place du service d’ordre.
La place de la Concorde n’avait été choisie par aucun groupement de manifestants comme lieu de rassemblement ; mais, comme on savait par la presse que les diverses organisations résolues à manifester avaient comme but final la Chambre, dès 16 heures, la place, qui n’était nullement gardée, fut remplie de monde. Il y avait là de nombreux curieux, des gens n’appartenant à aucun groupement mais désireux de manifester leur mécontentement contre le Parlement et aussi des membres de diverses ligues ayant des points de rassemblement ailleurs (Grand Palais, boulevards, Hôtel de Ville, etc.) à des heures plus tardives. Il semble de plus qu’un assez grand nombre de Camelots du roi et aussi d’éléments douteux que certains témoins jugent, sur leur aspect, être des communistes, se soient, sans convocation parue dans la presse, rendus sur la place. Cette foule, assez calme au début, comprenait beaucoup de femmes et d’enfants qui, heureusement, disparurent assez vite. Les jeunes gens de 18 à 30 ans étaient nombreux.
À 16 h 45, le commissaire d’arrondissement Rottée vient prendre son service. Il remplace le commissaire divisionnaire Rebut qui est entré dans une clinique pour se faire opérer d’une hernie. Il a comme ordres, dit-il, de défendre, coûte que coûte et sans reculer d’une semelle, la tête du pont de la Concorde et de s’opposer, par tous les moyens, au passage éventuel des manifestants. Pour cela il dispose des effectifs suivants : 70 gardiens de la paix, 100 gardes à pied sans mousqueton, 25 cavaliers de la garde républicaine. Les gardiens de la paix ont leur bâton blanc et le pistolet automatique de 7,65 mm, les gardes à pied ont le pistolet, les gardes à cheval ont leur sabre. Il n’existe aucune autre arme ni sur le pont, ni en réserve. Le pistolet automatique de 7,65 mm est une arme redoutable dont la portée extrême est de 1 500 mètres et qui est meurtrière jusqu’à 400 mètres. Il n’y a pas d’autre service d’ordre sur la place. Des forces de police sont placées à la Madeleine et au faubourg Saint-Honoré mais n’interviendront sur la place qu’à l’angle de la rue Royale, au moment de l’incendie du ministère de la Marine.
Le service d’ordre du pont de la Concorde sera dirigé par le commissaire d’arrondissement Rottée, puis par M. Marchand, directeur de la police municipale.
Le préfet de police, M. Bonnefoy-Sibour, s’est tenu à partir de 17 heures vers le milieu du pont. « Le danger était à ce point pressant sur le pont, a-t-il déclaré à la commission, que mon emplacement tout naturellement désigné, puisque je voulais empêcher l’envahissement du Palais Bourbon, était là. » M. Bonnefoy-Sibour n’a pas pris effectivement le commandement du service d’ordre.
Dès 17 heures l’agitation commence. Des jeunes gens manifestent au passage des camions de troupes. M. Rottée fait déblayer le terre-plein de la portion sud de la place, au voisinage immédiat du pont, par le peloton de gardes à cheval, sabre au fourreau. Il interrompt la circulation sur le pont, et le barre avec des cars en laissant un passage entre ces cars et les parapets. De chaque côté du pont il y a 30 gardiens de la paix, et 30 gardes, devant les cars un cordon de 20 gardiens de la paix, en réserve, derrière les cars, 20 gardes et 10 gardiens. Il ne dispose plus pour donner de l’air à la tête du pont que de 25 gardes à cheval.
B. — Deuxième phase : de 18 heures aux premiers coups de feu du service d’ordre, vers 19 h 30.
La foule devient rapidement plus dense, et surtout plus violente. Des milliers de personnes poussent des clameurs diverses : « à bas les voleurs ! démission ! à bas Daladier ! vive Chiappe ! avec nous les agents ! » etc. Des cars de gardes venant de la Cité et allant vers le Grand Palais sont conspués et reçoivent des pierres. Des manifestants placés sur les terrasses des Tuileries approvisionnent en projectiles ceux de la place, et lapident les membres du service d’ordre qui passent à leur portée.
À 18 heures la garde à cheval intervient à nouveau pour dégager les abords du pont, sabre au fourreau. Elle est reçue à coups de projectiles divers : morceaux d’asphalte ou pierres des balustrades ramassés sur place, et morceaux de fonte que les manifestants se procurent en brisant les arceaux des gazons du Cours-la-Reine et des Tuileries. Ces derniers projectiles constituent une arme redoutable : il en sera fait abondant usage pendant toute la soirée. Trois cavaliers sont désarçonnés. Un brigadier chef et un garde sont blessés et évacués.
M. Rottée demande des renforts qui, quoique se succédant rapidement, seront constamment insuffisants. Ils arrivent dans l’ordre suivant :
18 h 30. — 3 pelotons de gardes mobiles, de 25 hommes chacun.
18 h 55. — 100 gendarmes.
19 h — 70 gardiens de la paix.
19 h 10. — 100 gendarmes.
19 h 25. — 1 piquet de 50 cavaliers de la garde.
19 h 40. — 50 cavaliers de la garde.
19 h 50. — 100 gendarmes.
19 h 55. – 75 gardiens de banlieue.
Pour dégager les cavaliers désarçonnés, pour écarter les manifestants du pont, les gardiens de la paix et gardes chargent. La scène se reproduit plusieurs fois, sans grand résultat. Les manifestants reculent devant les charges, et reviennent lorsque agents et gardes retournent vers le pont, les poursuivant à coups de morceaux de fonte ou d’asphalte. Ils jettent des billes et des pétards sous les pattes des chevaux. Le service d’ordre, trop peu nombreux, ne peut s’éloigner du pont qu’il doit défendre pour refouler réellement les manifestants. Les premières charges sont faites à poings nus ; mais devant le nombre croissant des manifestants et aussi la violence de certains d’entre eux les agents chargent bientôt au bâton, les cavaliers sabre au clair. Cela a pour résultat d’exaspérer les nouveaux manifestants qui continuent à arriver sur la place dont l’accès est libre, aussi bien par le métro qu’à pied.
Ces nouveaux venus ne se rendent pas compte de la pluie de cailloux et d’arceaux à laquelle le service d’ordre est soumis depuis plus d’une heure, et du nombre de blessés dans ses rangs ; ils sont indignés de la brutalité des charges.
Du côté des Tuileries les manifestants cherchent à faire des barricades, notamment avec des chaises de fer et des débris de kiosques. Une barricade placée sur le plot lumineux est enflammée.
Vers 18 h 30, M. Rottée cherche à dégager cette barricade. Les agents et gardes sont reçus à coups de morceaux de fonte, moellons, chaises de fer, projectiles de toutes sortes dont quelques-uns sont enflammés. On se sert contre eux de cannes, de barres de fer, de matraques. Ils ripostent vigoureusement à coups de bâtons blancs. Des gardes mobiles qui sont poings nus ramassent des morceaux de fonte, des matraques prises aux manifestants, et s’en servent. Certains aussi frappent avec les cabriolets dont ils sont munis pour les arrestations.
Les blessés sont nombreux du côté du service d’ordre : 22 sont évacués en l’espace de quelques minutes. Quelques manifestants sont blessés, surtout à coups de bâton blanc.
Des charges ont lieu aussi bien du côté du Cours-la-Reine que du côté des Tuileries. Les manifestants, qui sont surtout des jeunes gens, sont très mobiles et très mordants.
Un peu après 18 h 30, un autobus de la ligne AC est arrêté dans le haut de la place par 500 ou 600 personnes, les glaces sont brisées, le chauffeur menacé doit descendre. Des manifestants, bien habillés, dit le chauffeur, mettent le feu à l’aide d’un numéro du National, sous le siège du chauffeur. La garde à cheval disperse les manifestants et le chauffeur éteint le commencement d’incendie avec son extincteur. Mais sous une grêle de morceaux de fonte et de fragments de vitres, les cavaliers s’en vont. Le feu est remis à l’autobus par des jeunes gens, qui essaient sans succès de le renverser et le poussent vers l’Obélisque. Encore une fois, des gardes à pied l’éteignent. Après leur départ, un manifestant dévisse le carburateur et allume l’essence. Les pompiers alertés arrivent, et bien qu’assaillis par les manifestants, éteignent encore une fois le feu. Mais les manifestants persistent et l’autobus est complètement brûlé. La lueur de cet incendie durera longtemps et contribuera à donner un aspect sinistre à la place, dont, par ailleurs, la plupart des becs de gaz ont été cassés.
Un peu plus tard, une barricade est dressée près des chevaux de Marly. Des agents cyclistes qui arrivent sur cette barricade, sans se douter de la situation, sont violemment assaillis par des Camelots du roi. L’un d’eux, assommé d’un coup de matraque, s’évanouit et est emmené à l’hôpital par un automobiliste charitable. Car, chose curieuse, des voitures circulent encore sur la place, au milieu de tant de désordre.
La situation s’aggravant, une première série de sommations est faite, au coin du terre-plein des Champs-Élysées, par M. Marchand, qui est arrivé sur les lieux. Il est assisté d’un clairon. Ces sommations n’ont pas pour but de prévenir qu’on va tirer, ce à quoi personne ne pense à ce moment, mais seulement d’annoncer de nouvelles charges. M. Marchand espère impressionner la foule. Le résultat est nul. Dans le tumulte, peu de manifestants entendent le clairon. Aucun ne distingue les paroles sacramentelles : « On va faire usage de la force — que les bons citoyens se retirent ! » Presque personne ne comprend. M. Marchand et le clairon reçoivent des cailloux.
Vers 19 heures, après l’arrivée du renfort de 70 agents, une charge permet de reporter à 50 mètres le cordon de protection du pont. Elle coûte au service d’ordre 16 blessés évacués. Après une courte accalmie, une nouvelle poussée se produit. Le cordon de protection et les cavaliers, durement lapidés, reculent. Des chevaux sont blessés au couteau ou au rasoir. Deux charges simultanées vers les Tuileries et le Cours-la-Reine permettent de rétablir encore une fois le cordon avancé, mais les agents ont perdu 50 p. 100 de leur effectif en blessés évacués ; le peloton de gardes à cheval n’a plus que 4 cavaliers indemnes sur 25 et doit bientôt être remplacé ; les gardes à pied ont de nombreux blessés.
C’est vers ce moment que les premiers coups de feu partant des rangs des manifestants sont signalés peu nombreux, surtout du côté du Cours-la-Reine, où plusieurs témoins constatent la présence d’éléments douteux.
À 19 h 10, le garde à cheval Richard est atteint par une balle entre la fontaine et la balustrade ouest.
Le commissaire Rottée fait deux séries de sommations légales, sous une grêle de projectiles, sans plus de succès que M. Marchand. Ces sommations ne sont, pas plus que les précédentes, destinées à annoncer un tir ; elles sont faites pour intimider les manifestants et prévenir de l’emploi de la force. En réalité, elles n’intimident personne.
C. — Première phase : Le premier tir du service d’ordre, 19 h. 30 à 20 heures.
C’est à ce moment qu’arrive sur la place la colonne de la Solidarité française venant des boulevards, avec M. de Gueydon, dit Vinceguide, à sa tête. Ayant pu forcer les barrages des boulevards, cette colonne, forte d’environ 1 500 personnes, pense franchir le pont et atteindre la Chambre. Les manifestants, pour la plupart des jeunes gens, se précipitent à nouveau vers le barrage. Les lances que les pompiers ont mises en batterie devant le pont, côté Tuileries, sont prises par les assaillants et retournées contre le service d’ordre. Les cavaliers reculent en désordre et contribuent à enfoncer la ligne des gardes. Des manifestants se précipitent en criant « À la Chambre ! À l’eau les gardes ! »
Ils parviennent jusqu’aux cars, quelques-uns pénètrent dans le passage entre les cars et le parapet du côté ouest du pont. Il se produit une panique sur le pont. Des gardiens de la paix et des gardes mobiles se jugeant en état de légitime défense sortent leurs pistolets et tirent. Beaucoup de coups de feu sont tirés en l’air ; quelques-uns sur les manifestants.
Des manifestants sont atteints. Mais beaucoup croient qu’on tire à blanc. M. Marchand, les officiers, les commissaires cherchent à arrêter le feu. Ils y réussissent après un petit nombre de coups. Mais quelques instants plus tard, une nouvelle série de coups de feu part et provoque le recul des assaillants. Des manifestants déjà en fuite sont atteints.
Le capitaine Fabre, de la garde républicaine, rassemble des éléments du service d’ordre, le barrage est repris, les lances rentrent en la possession des pompiers. Le calme est momentanément rétabli.
Mais, hélas ! il y a 6 tués et 40 blessés par balle chez les manifestants, plus une femme tuée à la terrasse de l’hôtel Crillon.
Le commissaire Rottée est blessé ; il a la cheville fracturée ; il reste néanmoins sur place mais ne peut plus marcher. Le capitaine Fabre, sérieusement blessé au ventre par un morceau de fonte, est évacué ; le bruit de sa mort court dans le service d’ordre et accroît l’énervement. M. Marchand, plusieurs fois atteint, est allé se faire panser après les premiers coups de feu. Le préfet de police qui est sur le milieu du pont ne s’est pas rendu compte de ce qui se passait. D’après ses déclarations, il a compris que le barrage était menacé en voyant journalistes, gardes et agents refluer; il a renvoyé au barrage les hommes du service d’ordre.
Le service d’ordre profite du recul des manifestants pour se réorganiser. Gardes et agents avancent et repoussent les manifestants jusqu’à 100 mètres du pont.
D. — Quatrième phase : 20 heures à 20 h 45. Du premier tir à l’arrivée de l’UNC.
Le barrage du pont vient d’être dégagé par la charge du service d’ordre. Les manifestants refluent vers la rue Royale. La place, elle-même, est couverte de monde et présente un tableau d’émeute.
Voici la description qui en est faite par M. le commissaire Challier, arrivé à cette heure sur la place :
« En parvenant sur la place de la Concorde, je me rendis compte que son périmètre entier, à l’exception de la partie proche du débouché du pont et de la chaussée latérale est, était occupé par la foule. D’autres manifestants se trouvaient massés sur la partie ouest de la terrasse de l’Orangerie.
« Toutes les forces de police étaient rassemblées au débouché du pont et subissaient le jet de projectiles lancés de toutes parts, sur plusieurs points, à une distance inférieure à 40 ou 50 mètres.
« À côté de l’Obélisque, un véhicule de gros gabarit était en flamme. Trois autres feux brûlaient sur la chaussée latérale est. D’autres encore marquaient l’entrée des Champs-Élysées et divers points de la place. En maints endroits s’ébauchaient des barricades. Un peu partout, du côté des manifestants, des pièces d’artifice éclataient et, peut-être, parmi elles, des coups de feu. Une grande clameur continue dominait tous les autres bruits. On avait immédiatement l’impression d’une soirée d’émeute.
« Dans la zone évacuée, au voisinage immédiat du barrage du pont, le sol était jonché de pierres, de débris de fer ou de fonte. Je ramassai, aux pieds mêmes des gardiens du premier rang, une pièce en métal en forme d’équerre, d’un poids approximatif de 700 à 800 grammes. Les plus proches voisins m’affirmèrent que quand elle était tombée, à cet endroit, elle avait été rougie au feu. »
Au débouché des Champs-Élysées et du Cours-la-Reine, des manifestants se dissimulent dans les bosquets et les jardins des terre-pleins.
La contre-offensive de 19 h 30 a permis de déblayer la partie sud de la place jusqu’à l’Obélisque et aux chevaux de Marly, Mais les manifestants sont exaspérés par le tir et ne cesseront plus de crier « Assassins ! assassins ! ».
Les chefs du service d’ordre, qui reçoivent à ce moment des renforts, organisent la défense du pont.
On place des réserves dans la partie sud du pont (coté Chambre).
À l’issue nord du pont, le barrage lui-même est tenu :
— en arrière, par une section de la gendarmerie de Paris, placée derrière des camions ; par 32 gardes mobiles placés sur le trottoir de gauche, en face de l’ouverture du barrage ;
— en avant, par une ligne de gardes de Paris à pied, placée devant des camions d’un trottoir à l’autre. Cette ligne est précédée des cavaliers de la garde de Paris, rangés en bataille, et flanquée, à peu près à l’angle des trottoirs, par une section de gendarmerie de Paris, répartie en deux groupes, l’un à droite, l’autre à gauche.
Ce dispositif reproduit à peu près celui qui avait été adopté au début du service d’ordre.
Mais un dispositif avancé est établi, qui comporte deux lignes :
La première ligne comprend :
a) En travers de la chaussée, du quai à la statue sud-ouest de la place, les 100 gendarmes de Seine-et-Marne encadrés par deux petits groupes de gardiens de la paix et soutenus par une ligne de 34 gardes mobiles ;
b) Derrière la balustrade de droite, 100 gardes mobiles ;
En travers de la chaussée centrale, les brigades de Montrouge et de Sceaux ;
Derrière la balustrade de gauche, 141 gardes mobiles ;
Aux points d’articulation de ces formations, de petits groupes de gardiens de la paix ;
c) En face du quai des Tuileries, quatre groupes de gardiens de la paix.
La seconde ligne est formée d’une masse de manœuvre disposée en réserve. Elle comprend :
1o À gauche, sur le trottoir et sur les terre-pleins, six groupes d’agents ;
2o Au centre, derrière les gendarmes de Montrouge et de Sceaux, 135 gardes mobiles ;
3o À droite, sur le trottoir et les terre-pleins, trois groupes d’agents.
Les manifestants, repoussés par les charges successives qui ont suivi l’assaut de 19 h 30, sont disposés en arc de cercle à 70 ou 100 mètres en avant de la ligne avancée des défenseurs du pont.
Les projectiles sont beaucoup moins nombreux ; mais ils n’ont, à aucun moment, cessé de tomber.
Il ne semble pas, par contre, que des coups de feu continuent à éclater, ni que le service d’ordre ait changé pendant cette période d’accalmie.
Sur le reste de la place se déroulent certains incidents.
Des éléments louches opèrent rue de Rivoli et rue Saint-Florentin. L’amiral Darlan, bien placé pour observer ce qui se passait des fenêtres du ministère de la Marine, déclare :
« Là ce n’étaient pas des manifestants à proprement parler, mais des émeutiers qui opéraient en toute liberté pour détruire les conduites de gaz qui alimentent les refuges centraux et les becs de gaz qui longent la rue de Rivoli. »
Puis c’est l’incendie allumé au ministère de la Marine, vers 20 h 15. On vit soudain des flammes de 4 à 5 mètres sortir d’un bureau du rez-de-chaussée.
Par qui a été allumé l’incendie ? Personne n’a été témoin de son origine. La foule occupait alors la rue Royale. Il n’y avait d’autre service d’ordre que le barrage du faubourg Saint-Honoré.
Il semble que la foule ait été soudainement animée contre le ministère par le spectacle d’un blessé qui fut atteint sur la place de la Concorde, près du Ministère, ou du moins qui s’y était réfugié. Certains manifestants crurent, peut-être, que l’on avait tiré des fenêtres ; c’était une erreur ; il n’y avait d’autre troupe dans le bâtiment que quelques matelots de garde non armés.
Le feu a été allumé presque simultanément dans six pièces différentes du rez-de-chaussée.
En même temps, les manifestants essaient d’enfoncer les portes.
La grande porte résiste. La seconde porte de la rue Royale, heurtée violemment avec un bec de gaz arraché qui forme bélier, est ébranlée. Le capitaine de vaisseau Fenard fait arroser Les assaillants. Mais un panneau, puis la porte elle-même cédant, un groupe de jeunes gens entre en criant et jetant des pierres.
Le commandant Fenard, en uniforme, s’avance seul vers les envahisseurs, et bien qu’atteint par deux morceaux de fonte, réussit à leur en imposer et à les calmer. Sur son injonction, ils finissent par ressortir.
Pendant ce temps, les marins de service mettent les lances à incendie du ministère en action et circonscrivent le feu un instant très menaçant.
Le commissaire Boulanger, de service sur les boulevards, est accouru avec ses hommes et fait dégager les abords du ministère. Les pompiers, alertés, arrivent avec cinq voitures. Ils sont attaqués par les manifestants, ont leur matériel détérioré, sont criblés de projectiles et essuient une demi-douzaine de coups de feu. Ils atteignent cependant le ministère et se rendent définitivement maîtres de l’incendie.
Sur la place elle-même, quelques opérations de déblayage sont opérées pendant cette période.
La chaussée est se trouve à peu près dégagée. La barricade située au débouché du quai des Tuileries et d’où l’on a jeté des fers rougis au feu d’une borne lumineuse est encore occupée par quelques personnes vers 20 heures. Mais beaucoup de manifestants se sont réfugiés sur les terrasses des Tuileries, d’où ils criblent de projectiles divers les cars qui amènent des renforts.
M. le commissaire divisionnaire Debeury fait procéder au déblaiement de cette partie de la place et au nettoyage du jardin. Les agents conduits par MM. Challier, Roux et Jannette, et des gardes mobiles, dirigés par M. le capitaine Giels, accomplissent cette opération, et font évacuer les terrasses et le jardin des Tuileries. Ils sont accueillis par le jet de projectiles, mais aucun coup de feu n’est tiré.
Vingt gardiens des compagnies spéciales sont laissés par M. Debeury dans le jardin et vingt autres sur la terrasse du Jeu-de-Paume.
Un contingent est installé rue de Rivoli sous les ordres de M. le commissaire Roux, qui déblaie tout d’abord, avec M. Tiha, la partie nord de la place jusqu’au ministère de la Marine. Les agents placés sous les ordres de M. Tiha poursuivent leur mouvement au-delà de la rue Royale, vers l’avenue Gabriel, sous une grêle de pierres et de projectiles divers. Ils en reçoivent même de l’hôtel Crillon. Une dizaine de coups de feu sont tirés de l’angle de l’avenue Gabriel par des individus dissimulés derrière des arbustes. De l’angle de l’avenue Gabriel, M. Tiha va rejoindre le service du pont dirigé par M. Poirson (qui remplace M. Rottée), au moment même où débouche la colonne des anciens combattants.
Vers 20 h 30 un autobus de la ligne D est incendié avenue Gabriel.
E. — Cinquième phase : de 20 h 45 à 22 heures. — Passage de la colonne de l’UNC — Accalmie.
C’est à ce moment qu’arrive, par l’avenue des Champs-Élysées, la manifestation de l’Union nationale des combattants. Devant la colonne marche M. Lebecq, conseiller municipal de Paris, président de l’UNC, accompagné des membres du bureau. Derrière lui viennent les drapeaux, et un calicot portant l’inscription : « Nous voulons que la France vive dans l’honneur et la propreté. » Plus loin derrière, au milieu des membres de l’UNC deux autres calicots portant la même inscription.
Le cortège démolit, pour atteindre la place, la barricade élevée près des chevaux de Marly. Dès qu’elle débouche, un grand calme s’établit sur la place. Aux cris, au jet de projectiles, à l’atmosphère trouble et violente qui flottait encore dans l’air succède celle d’une grande manifestation pacifique. Les hurlements désordonnés et assourdissants font place au chant de la Marseillaise, de la Madelon et la tête du cortège s’engage sur la partie centrale de la place.
Le cortège qui comportait au départ du Cours-la-Reine 2 000 à 3 000 manifestants s’est accru en cours de route et atteint 5 000 à 6 000 personnes. Au passage devant la station Georges-Clemenceau, il est formé non seulement de l’UNC mais aussi de l’Association des décorés au péril de leur vie. Cinq minutes plus tard, les membres de ARAC sont signalés dans le cortège, et les accents de l’Internationale se mêlent à ceux de la Madelon et de la Marseillaise. Il semble néanmoins que les divers éléments du cortège restent groupés et se succèdent en fractions homogènes.
La colonne de l’UNC tourne à gauche en arrivant sur la place, contourne les terre-pleins placés devant l’hôtel Crillon, et s’engage dans la rue Royale. Il semble que la queue de ce cortège a été coupée, sans violences d’ailleurs, par une cinquantaine d’agents qui, venant de la rue de Rivoli, la traversent.
L’Association des décorés au péril de leur vie, qui marchait derrière l’UNC tourne à droite, sous la direction de M. Josse et du général Lavigne-Delville. Elle se dirige vers le pont, mêlée à d’autres éléments, dont certains chantent l’Internationale, elle atteint le barrage établi entre les balustrades, et s’immobilise quelque temps. Sans violences, elle refoule ce barrage jusqu’au terre-plein des tramways. Les manifestants crient: « Vive Chiappe! les agents avec nous! assassins ! démission ! à la Chambre ! à bas les voleurs ! » La pression sur les barrages est accompagnée de quelques jets de projectiles et de quelque coups. Rien de grave.
Des pourparlers sont engagés avec les dirigeants de la colonne notamment par le colonel Simon et par M. Marchand qui est revenu, après s’être fait panser. Le cortège se décide à s’éloigner vers la rue Royale.
Après le départ des colonnes d’anciens combattants, pendant le passage desquelles s’était produit une accalmie, la foule restée dense sur la place recommence à s’agiter. Une charge est nécessaire pour dégager le barrage. Les projectiles recommencent à tomber dru sur le service d’ordre. Au cours d’une charge le cavalier Flandre de la garde républicaine est mortellement blessé par un lourd morceau de fonte.
Un incendie est allumé dans le socle de la statue de Bordeaux.
F. — Sixième phase : de 22 heures à 23 h 30. — Retour et dislocation de la colonne des anciens combattants. — Tir du service d’ordre.
La colonne des anciens combattants, qui s’était dirigée avec calme vers la rue Royale et les Grands Boulevards, revient, après avoir fait demi-tour à la hauteur du faubourg Montmartre, vers la place de la Concorde. Elle y fait sa réapparition à 22 heures, dans des dispositions d’esprit qui semblent différentes de celles dont elle avait fait preuve à son premier passage. Elle a eu une collision assez dure avec la police rue du Faubourg-Saint-Honoré. Beaucoup d’éléments étrangers se sont joints à elle.
En tête marchent quelques aveugles et mutilés, derrière, des anciens combattants et des manifestants mélangés, jeunes gens en casquette, en chapeau ou nu-tête.
La colonne s’arrête contre le premier barrage, entre les balustrades. Les premiers rangs demandent qu’on les laisse passer. Après une hésitation, quelqu’un crie : « En avant !, un mouvement vers le pont se produit, le barrage, peu important d’ailleurs, est enfoncé.
Les anciens combattants arrivent au véritable barrage du pont ; là, une formidable poussée se produit, sans violences. Les gardes et agents sont coincés contre les camions, avec une telle force que certains sont à moitié étouffés. Quelques manifestants passent à côté des cars. De l’avis de M. Marchand, c’est un des moments les plus critiques de la soirée. Les agents chargent au bâton, on met les lances en action et les manifestants reculent.
Les morceaux d’asphalte et de fonte recommencent à pleuvoir.Les cavaliers peuvent se dégager et chargent jusqu’au bout de la place. Ils sont lapidés et reviennent avec beaucoup de blessés. Quinze à vingt charges sont exécutées jusqu’à 23 h 30 ; elles ne dépassent pas les premiers arbres du Cours-la-Reine et ne donnent pas grand résultat.
Le service d’ordre s’épuise dans ces mouvements de va-et-vient ; il évacue beaucoup de blessés. Des coups de feu partent à nouveau à 22 heures du côté des manifestants. Ils continueront, plus ou moins espacés, jusqu’au déblaiement final de la place.
A 23 h 30 les manifestants deviennent de plus en plus agressifs, surtout du côté du Cours-la-Reine. Les coups de feu sont plus rapprochés. Une attaque se dirige sur le pont. On crie derechef : « À l’eau les gardes ». Le service d’ordre, dont presque tous les membres sont blessés ou au moins contusionnés recule. Une nouvelle panique se produit sur le pont. Le préfet de police renvoie en avant des gardes ou agents qui allaient vers la Chambre. Des coups de feu sont tirés par le service d’ordre, les manifestants s’enfuient. Le barrage est rétabli.
G. — Huitième phase : de 23 h 30 à 2 heures. Le déblaiement de la place. — Fin de l’émeute.
Après les violents événements qui marquent la fin de la soirée, séries de charges, de bagarres, d’échauffourées et de coups de feu, il semble qu’une accalmie relative se produit. La place est en partie dégagée.
Mais le calme des manifestants, à ce moment constitués par une foule très mêlée, est de courte durée et une masse composée des éléments les plus divers, camelots du roi, jeunesses patriotes, membres de la solidarité française, communistes, éléments sans étiquette politique apparente, éléments troubles se livre à des violences exaspérées contre le service d’ordre. Son ardeur combative ne faiblit pas ; de temps en temps, des coups de feu partent du Cours-la-Reine et des balustrades de la place.
De nouvelles barricades dressées en particulier entre les deux balustrades de la place de la Concorde et sur le quai à l’entrée du cours de la Conférence, empêchent l’action de la cavalerie ; des destructions et des feux allumés aux emplacements des lampadaires alimentés au gaz entretiennent une agitation qui ne peut se prolonger sans dommages ; à mesure que la nuit s’avance, la manifestation change de caractère et devient plus dangereuse pour le barrage fatigué et pour l’ordre public.
Le colonel Simon, commandant la légion de gendarmerie, qui n’exerce pas de commandement effectif mais est venu voir comment se comportaient ses hommes, estime qu’une action d’ensemble est devenue nécessaire. « Les émeutiers, dit-il, devenaient des assaillants : leur audace était devenue telle qu’ils construisaient une barricade à 50 mètres du pont et qu’ils pouvaient en un nouvel et décisif assaut emporter le pont lui-même. » Il ne semble pas cependant que les manifestants se soient, à ce moment, approchés du pont.
Le colonel Simon, un peu avant minuit, demande aux officiers de la garde républicaine à cheval de faire, malgré l’épuisement de leurs chevaux, une dernière charge jusqu’à la rue Royale. Il entraîne ses gendarmes, et, suivi du commissaire Poirson et de ses agents, enlève la barricade, va jusqu’à la rue Royale, puis tourne par l’avenue Gabriel jusqu’au-delà des Ambassadeurs. Le garde républicain Riou est blessé par une balle. Au cours de cette opération bien conduite, aucun coup de feu n’est tiré par le service d’ordre. Le commissaire Poirson demande au colonel Simon de s’arrêter, de crainte de pousser les manifestants vers l’Élysée. Toute la colonne revient vers le pont.
Les capitaines Merzeraut et Gilles, qui commandaient les gardes mobiles à l’est du pont, imitent le mouvement du colonel Simon et l’accompagnent sur sa droite.
D’autre part, en voyant se déclencher cette offensive, M. Marchand avait envoyé les commissaires Challier et Jannette avec les gardes et agents disponibles en direction du Cours-la-Reine pour effectuer une action de déblaiement parallèle. Cette colonne est accueillie par des coups de feu partant des bosquets. Le commissaire Jannette est atteint au tiers supérieur de la jambe d’une blessure qui paraît causée par une balle. Les gardes et agents font feu en courant.
Beaucoup de coups de feu sont tirés en l’air, mais quelques-uns aussi sur les manifestants qui s’enfuient. Des hommes tombent. Des coups de feu semblent aussi avoir été tirés en biais, du pont de la Concorde, au début de cette charge.
La place et le Cours-la-Reine sont entièrement dégagés. Les divers éléments du service d’ordre reviennent au pont. Ils y resteront jusque vers deux heures et demie sans nouvel incident.
Les tirs du service d’ordre entre 21 heures et 1 heure ont tué 6 manifestants et en ont blessé 17.
H. — Blessés à la Concorde au cours de la soirée.
La statistique des blessés qui a pu être établie (voir rapport de MM. Amat, de Framond et Gardiol) donne le nombre des blessés en tous les points de la manifestation. Cependant, comme presque tous les membres du service d’ordre blessés (sauf peut-être une dizaine) l’ont été à la Concorde, au Cours-la-Reine et aux Champs-Élysées, comme on peut évaluer à environ 50 les manifestants blessés faubourg Saint-Honoré et à 50 les manifestants blessés au pont de Solférino, le tableau suivant paraît être à peu près exact :
Il n’est pas tenu compte dans ce tableau des membres du service d’ordre pansés mais ayant pu continuer leur service (890 pour l’ensemble de la manifestation), ni des nombreux blessés légers parmi les manifestants qui ont été pansés sans contrôle dans les hôpitaux, postes de secours improvisés ou chez eux.