Le droit d’interpellation sous la IIIe République

Le droit d’interpellation autorise tout parlementaire à interroger le Gouvernement, en séance, sur la politique mise en œuvre. Il ne figure pas dans la Constitution de 1875, mais découle de la responsabilité politique du Gouvernement devant le Parlement : « Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du gouvernement » (article 6 de la loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics) ; il est défini dans le règlement de la Chambre des députés du 18 juillet 1876. Une interpellation donne lieu à une discussion et se termine par le vote d’un ordre du jour, pur et simple ou motivé, qui exprime ou bien la confiance de l’assemblée, ou bien sa défiance. Dans le second cas, le Gouvernement est conduit à démissionner puisqu’il se trouve privé de majorité.


L’interpellation dans le règlement de la Chambre des députés (18 juillet 1876)

CHAPITRE VI

Des interpellations et des questions.

Art. 39. — Tout député qui veut faire des interpellations, en remet la demande écrite au président.

Cette demande explique sommairement l’objet des interpellations ; le président en donne lecture à la Chambre.

 

Les interpellations de député à député sont interdites.

Art. 40. — La Chambre, après avoir entendu un des membres du gouvernement, fixe, sans débat sur le fond, le jour où l’interpellation sera faite.

Art. 41. — Aucun ordre du jour motivé sur les interpellations ne peut être présenté s’il n’est rédigé par écrit et déposé sur le bureau du président.

Art. 42. — L’ordre du jour pur et simple, s’il est demandé, a toujours la priorité.

Art. 43. — Si l’ordre du jour pur et simple n’est pas adopté et si le renvoi aux bureaux n’est pas ordonné, conformément aux articles ci-après, le président soumet les ordres du jour motivés au vote de la Chambre.

Il sera statué par la Chambre sur les questions de priorité.

Art. 44. — Si l’ordre du jour pur et simple est écarté, la Chambre peut, sur la demande d’un de ses membres, décider qu’elle renverra dans les bureaux l’examen des ordres du jour motivés.

En cas de renvoi dans les bureaux, la Chambre, sur le rapport d’une commission, statue comme en matière d’urgence.

Art. 45. — Si la résolution de la commission est rejetée, il est statué sur les ordres du jour motivés suivant le rang fixé par la Chambre.

Art. 46. — Les demandes d’interpellation retirées par ceux qui les ont faites peuvent être reprises par d’autres députés.

Art. 47. — Des questions peuvent être adressées par les députés aux membres du gouvernement, au commencement ou à la fin de chaque séance.

Art. 48. — Avis est donné de ces questions aux ministres compétents.

Art. 49. — Le député qui a posé la question a seul le droit de répliquer sommairement.

Journal officiel de la République française, 19 juillet 1876, p. 5294.

Le texte dans la bibliothèque numérique Gallica-BNF

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L’interpellation dans les Éléments de droit constitutionnel français et comparé d’Adhémar Esmein (1914)

Après l’établissement définitif de la République parlementaire en 1875, le droit d’interpellation subsista au profit des membres des deux Chambres. Il n’est cependant pas garanti par la Constitution ; mais il fait partie essentiellement de notre gouvernement parlementaire et son exercice est réglé d’une manière identique au fond et en termes presque les mêmes par le règlement de la Chambre des députés et par celui du Sénat. Il apparaît, je l’ai déjà dit, comme un droit individuel de chaque sénateur ou député : la demande écrite n’a besoin d’aucune autre signature que celle de l’auteur de l’interpellation. L’Assemblée, après avoir entendu un membre du gouvernement et sans débat sur le fond, fixe le jour où aura lieu la discussion. Les interpellations sur la politique intérieure ne peuvent être renvoyées à plus d’un mois, ce qui implique que celles sur les affaires extérieures peuvent être renvoyées à une date quelconque. Le débat se termine normalement par le vote de l’ordre du jour pur et simple ou par le vote d’un ordre du jour motivé ; et l’on est arrivé chez nous à un véritable et dangereux formalisme pour la proposition et la rédaction de ces ordres du jour. Cependant, il pourrait se faire (cela est rare, mais non sans exemple), qu’aucun ordre du jour ne fût proposé ou demandé : l’Assemblée reprendrait alors son ordre du jour sans le dire expressément.

Les interpellations bien fondées sont le plus puissant ressort de notre gouvernement parlementaire ; mais les interpellations inutiles, frivoles, encombrantes, en sont aussi le fléau. Elles font perdre un temps précieux aux assemblées, et ce sont elles surtout qui valent à notre gouvernement parlementaire ces reproches si fréquents aujourd’hui, dont je parlerai bientôt et qui le représentent comme rendant les Chambres impropres à une bonne production législative. C’est à elles que songeait M. le président Deschanel, lorsqu’il disait, le 16 janvier 1902 : « Peut-être la France tirerait-elle plus de profit de tant d’efforts, si la Chambre voulait bien s’imposer à elle-même une discipline un peu plus rigoureuse et améliorer, par quelques changements très simples, ses méthodes de travail. Mais souvent aussi, il faut le dire, une partie de l’opinion publique, distraite ou frivole, prête plus d’attention à un incident subalterne, à un orage éphémère qu’aux débats les plus importants et les plus instructifs, à tel discours ou à tel rapport qui suppose des années d’études, parfois même toute une vie consacrée aux affaires publiques ». Ce n’est pas tout : ces interpellations, qui harcèlent les ministres sans relâche, qui les distraient de l’administration proprement dite, recèlent un autre danger. Elles peuvent se terminer, dans la chaleur du débat, au milieu des passions violemment excitées, par le vote de quelque ordre du jour improvisé, qui trouvera pour le soutenir une majorité de hasard, et qui fera tomber un ministère, excitant l’étonnement général et parfois même les regrets d’une partie de ceux qui ont voté le texte fatal. En effet, jamais les Chambres n’usent d’une disposition que contient leur règlement et qui leur permet de renvoyer aux bureaux les propositions d’ordres du jour motivés Qu’on songe donc, par exemple, que le ministère présidé par M. Méline (29 avril 1896-28 juin 1898) a dû répondre à plus de deux cents interpellations !

L’excès du mal a produit le remède, remède imparfait, il est vrai, et empirique, mais qui présente cependant une certaine efficacité. Sans modifier son règlement et en invoquant le principe d’après lequel elle est toujours maîtresse de son ordre du jour, la Chambre, à diverses reprises, a limité par des résolutions provisoires, le nombre de jours de chaque semaine où pourraient être discutées les interpellations. Cela se produisit d’abord en 1897 ; et au cours d’une législature suivante, en 1901, un seul jour fut laissé pour la discussion des interpellations. Au mois de janvier 1902, le ministre des Finances proposait même de consacrer sans exception toutes les séances à la discussion du budget de 1902, qui n’était pas encore voté. Mais cela souleva de vives résistances ; on se demanda si cette suspension absolue, pendant un temps assez long, du droit d’interpellation, était bien conforme aux principes de la Constitution et, en définitive, la Chambre restreignit ainsi sa décision : « …réserve néanmoins faite pour les séances du vendredi soir, qui demeurent affectées aux interpellations ». De ce système, qui donne une seule séance par semaine aux interpellateurs, il résulte que, lorsque la Chambre renvoie à un mois, conformément à l’article 40 de son règlement, la discussion d’une interpellation sur la politique intérieure, il est presque certain que l’interpellation ne sera point discutée à cette date. En effet, les demandes d’interpellation se succèdent, comme auparavant, s’accumulent, prennent rang les unes après les autres, et le jour par semaine qui leur est accordé se trouve bien insuffisant pour les liquider toutes au bout d’un mois au plus tard. Elles doivent donc attendre leur tour pour défiler par cet étroit passage ; et dans ces conditions, des interpellations sont venues en discussion seulement un an ou un an et demi après le jour où la demande en avait été déposée. D’autre part, la Chambre, toujours maîtresse de son ordre du jour, ordonne parfois la discussion immédiate, ou à une date rapprochée, des interpellations sérieuses et importantes. On a contesté que cette procédure fût régulière et que l’article 40 du règlement fût sincèrement appliqué : une proposition a été déposée pour rendre à ce texte une portée rigoureuse et un sens absolu. Il est certain que ce système n’est point satisfaisant : c’est un abus corrigé par un autre abus. Mais un expédient de cette nature est inévitable, tant que, le droit d’interpellation restant individuel et n’étant soumis à aucune condition, les oppositions n’auront pas la sagesse de se contenter d’interpellations sérieuses et sincères.

Malgré ce palliatif, l’abondance des interpellations a encore été grande durant les dernières législatures. Le président du Conseil disait à la Chambre des députés, dans la séance du 12 juillet 1909 : « Savez-vous combien nous avons eu d’interpellations dans cette législature ? 293, et je ne parle pas de celle-ci, je ne parle pas des 76 questions. En dehors de ces 76 questions, 293 interpellations ont été déposées sur le bureau de la Chambre, sur lesquelles 189 ont été discutées en 128 séances. À raison de 4 séances par semaine, cela fait 8 mois. Messieurs, c’est un quart de la législature, je ne veux pas dire perdu, car il y a des interpellations très utiles ». Cependant, il faut reconnaître que les interpellations semblent avoir pris dans ces derniers temps un caractère moins aigre en même temps qu’une grande ampleur de discussion. Au mois de juin et de juillet derniers, on a vu une interpellation sur la politique générale du gouvernement renvoyée pendant trois semaines, de vendredi en vendredi, et, si le troisième vendredi la discussion a continué aux séances des jours suivants, on peut dire que c’était plutôt un large débat où les chefs des divers partis venaient exposer leurs idées, les griefs des oppositions et la défense du gouvernement, qu’une lutte ardente pour la conquête immédiate du pouvoir. Le cabinet présidé par M. Clemenceau n’est point tombé sur cette interpellation, mais dans la discussion du rapport de la commission d’enquête sur la marine.

Adhémar Eismen, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, 6e édition revue par Joseph Barthélémy, Sirey, Paris, 1914, pp. 1036-1039.

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Les gravures du Monde illustré et de L’Illustration

Les deux gravures sont publiées le même jour, 29 janvier 1898, et représentent l’incident — exceptionnel — survenu à la Chambre une semaine auparavant. Le 17 janvier, Godefroy Cavaignac, député de la Sarthe et ancien ministre, demande à interpeller le Gouvernement sur les raisons pour lesquelles il se refuse à publier la déclaration prêtée à Alfred Dreyfus, le jour de sa dégradation, comme le demande la presse — une déclaration dans laquelle le capitaine reconnaîtrait sa culpabilité. L’interpellation est discutée le samedi suivant, 22 janvier. Dans sa réponse, Jules Méline, président du Conseil, confirme l’existence de la déclaration — à tort —, mais oppose à l’interpellateur la séparation des pouvoirs, l’autorité de la chose jugée et la nécessité du secret dans toute affaire d’espionnage. Cavaignac se satisfait de ces explications et retire son interpellation, mais Jaurès décide de la reprendre et accuse le Gouvernement de mensonge et de lâcheté en raison des poursuites — incomplètes — engagées contre Zola après la publication de « J’Accuse » dans L’Aurore (13 janvier 1898). Il est alors interrompu par de Bernis, député monarchiste du Gard : « Vous êtes du syndicat ? » — selon le Journal officiel — ; « Vous êtes du syndicat Dreyfus ! » — selon L’Année politique d’André Lebon. « Monsieur de Bernis, vous êtes un misérable et un lâche ! » lui répond Jaurès. Éclate alors une bagarre dans l’hémicycle, entre la droite et l’extrême gauche : Gérault-Richard, député socialiste du XIIIe arrondissement, frappe de Bernis qui gravit la tribune pour frapper Jaurès. « Tuerie à la Chambre. — Cent députés en viennent aux mains » écrit Le Jour, dans son édition du soir.

« Paris. — L’interpellation Cavaignac à la Chambre des députés. — La bagarre pendant le discours de M. Jaurès. (Dessin de M. L. Tinayre) »

Le Monde illustré du 29 janvier 1898

GALLICA-BNF | Domaine public

« La séance du 22 janvier au Palais-Bourbon » [L. Sabattier]

L’Illustration du 29 janvier 1898

Musée de Bretagne | Domaine public

L’incident dans le supplément illustré du Petit Journal du 6 février :

« Séance scandaleuse à la Chambre des députés »