De 1896 à 1898, le président du Conseil Méline s’appuie sur une majorité de conjonction des centres ouverte à la droite ralliée ou non à la République et qui exclut les radicaux, mais il est contraint à la démission, après les élections des 8 et 22 mai 1898, par l’adoption d’un ordre du jour de la Chambre hostile à toute majorité qui ne serait pas « exclusivement républicaine » (14-15 juin). Son premier successeur, le radical Brisson (28 juin), est affaibli par la démission de trois ministres de la Guerre successifs et démissionne le 26 octobre. Le second, Charles Dupuy (1er novembre), est reconduit après l’élection d’Émile Loubet à la présidence de la République (18 février 1899), mais il n’est pas jugé assez ferme devant la montée de l’agitation nationaliste. Il démissionne après l’adoption d’un ordre du jour dans lequel la Chambre se déclare « résolue à ne soutenir qu’un gouvernement décidé à défendre avec énergie les institutions républicaines et à assurer l’ordre public » (12 juin). Après une crise ministérielle de dix jours, Waldeck-Rousseau forme un gouvernement (22 juin) qui réunit le socialiste Millerand, auteur du programme de Saint-Mandé, et le général de Galliffet, « massacreur de la Commune », après une carrière militaire sous le Second Empire. Sa déclaration devant la Chambre (26 juin) est entrecoupée d’interruptions : « Vive la Commune ! » ; « Nous attendons le bourreau ! » ; « Vous tremblez ! » Il obtient néanmoins la confiance par 262 voix contre 237. Sa majorité — de « défense républicaine » — associe l’aile gauche des républicains modérés, la plupart des radicaux et une partie des socialistes.
La déclaration ministérielle de Waldeck-Rousseau (26 juin 1899)
L’éditorial d’Henri Rochefort dans L’Intransigeant (26 juin 1899)
L’éditorial de Clemenceau dans L’Aurore (27 juin 1899)
Un dessin de Léandre dans Le Rire (8 juillet 1899)
Un dessin de Jeanniot dans Le Rire (6 juillet 1907)
Chronologie indicative
13 janvier 1898. — « J’Accuse…! » de Zola dans L’Aurore.
7-23 février 1898. — Procès Zola devant la cour d’assises de la Seine ; l’accusé est condamné à la peine maximale : un an de prison et trois mille francs d’amende.
2 avril 1898. — La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’assises de la Seine en raison d’un vice de forme.
8 et 22 mai 1898. — Élections législatives.
23 mai 1898. — Second procès Zola devant la cour d’assises de Seine-et-Oise à Versailles ; pourvoi en cassation et ajournement des débats.
15 juin 1898. — Démission du cabinet Méline après le vote par la Chambre, la veille, d’un ordre du jour de défiance.
18 juillet 1898. — Troisième procès Zola et condamnation identique à la première ; Zola quitte Paris pour Calais et arrive à Londres au matin du 19.
10 février 1899. — Vote par la Chambre de la loi de dessaisissement de la chambre criminelle de la Cour de cassation supposée favorable à Dreyfus.
16 février 1899. — Mort du président de la République Félix Faure à l’Élysée.
18 février 1899. — Élection d’Émile Loubet à la présidence de la République.
23 février 1899. — Obsèques de Félix Faure ; tentative de coup de force de Déroulède.
31 mai 1899. — Acquittement de Déroulède par la cour d’assises de la Seine.
3 juin 1899. — Arrêt de la Cour de cassation qui casse et annule le jugement de 1894 et renvoie le capitaine Dreyfus devant le conseil de guerre de Rennes.
4 juin 1899. — Le gouvernement décide des mesures à prendre pour assurer le retour en France du capitaine Dreyfus ; à Fort-de-France, le croiseur Sfax reçoit l’ordre d’appareiller pour la Guyane.
Incident d’Auteuil : agression à coups de canne contre le président Loubet lors du Grand Steeple-Chase.
11 juin 1899. — Contre-manifestation favorable au président de la République lors du Grand Prix de Paris à Longchamp.
12 juin 1899. — Interpellation Vaillant à la Chambre des députés ; adoption d’un ordre du jour dans lequel l’assemblée se déclare « résolue à ne soutenir qu’un gouvernement décidé à défendre avec énergie les institutions républicaines et à assurer l’ordre public » ; démission du cabinet Charles Dupuy.
5 juin 1899. — Retour de Zola à Paris.
9 juin 1899. — Dreyfus est extrait de sa geôle de l’île du Diable pour être reconduit en France.
22 juin 1899. — Formation du cabinet Waldeck-Rousseau.
26 juin 1899. — Déclaration ministérielle de Waldeck-Rousseau devant la Chambre des députés.
1e juillet 1899. — Débarquement d’Alfred Dreyfus à Port-Haliguen ; transfert à la prison militaire de Rennes.
La déclaration ministérielle de Waldeck-Rousseau
M. le président. — La parole est à M. le président du Conseil.
À l’extrême gauche. — Vive la Commune ! (Bruit prolongé.)
M. le président. — Je vais être obligé de sévir. (Protestations à l’extrême gauche.) Comprenez donc, messieurs, qu’aujourd’hui, plus que jamais, la principale force des partis, de tous les partis, est la possession de soi-même ! (Très bien ! très bien !)
M. Boutard, s’adressant aux ministres. — Vous avez oublié de convoquer M. Deibler ; nous attendons le bourreau ! (Bruit.)
M. le président. — Veut-on donc, dès maintenant, m’obliger à suspendre la séance ?
M. Boutard. — Et la prorogation viendra ensuite ! (Applaudissements au centre.)
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre. (Applaudissements à gauche.)
M. Boutard. — Cela m’est parfaitement égal.
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre avec inscription au procès-verbal. (Nouveaux applaudissements) et si vous continuez à interrompre, je consulterai la Chambre. (Très bien ! très bien !)
La parole est à M. le président du Conseil.
M. Waldeck-Rousseau, président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes. — Messieurs, la Chambre, en exprimant la résolution de ne soutenir qu’un gouvernement décidé à défendre avec énergie…
M. Charles Bernard. — Les intérêts d’Eiffel ! (Applaudissements à droite et sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.)
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre. (Applaudissements.)
M. le président du conseil. — …les institutions républicaines…
À droite. — Lesquelles ?
M. le président du Conseil. — …et à assurer l’ordre public, a nettement défini la tâche qui s’impose au nouveau cabinet.
Il n’a d’autre ambition que de l’accomplir.
S’agissant de maintenir intact le patrimoine commun, nous avons pensé que les divisions de parti devaient s’effacer. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs au centre.)
M. Chenavaz. — La République avant tout ! (Bruit.)
M. le président. — Voulez-vous qu’il soit impossible à M. le président du Conseil de continuer ? (Mouvements divers.)
Vous voterez tout à l’heure, messieurs. Écoutez donc maintenant !
M. le président du conseil. — …et que l’œuvre que nous allions entreprendre…
M. Boutard. — En attendant le mur des fédérés ! (Bruit.)
M. le président. — Monsieur Boutard, à la première interruption, je consulterai la Chambre. (Applaudissements au centre. Exclamations à l’extrême gauche.)
Et soyez sûrs, messieurs, que je n’apporte ici qu’une absolue impartialité, une complète probité d’esprit.
Veuillez continuer, monsieur le président du Conseil.
M. le président du conseil. — …et que l’œuvre que nous allions entreprendre exigeait le concours de tous les républicains.
Quand le but est précis et qu’il ne varie point avec les méthodes ou avec les écoles, l’accord devient facile ; les controverses se taisent en présence d’un même devoir à remplir. (Interruptions à l’extrême gauche.)
(M. Zévaès prononce des paroles qui ne parviennent pas jusqu’au bureau.)
M. le président. — Monsieur Zévaès, vous avez déjà donné plusieurs fois le signal du tumulte… (Exclamations à l’extrême gauche.)
À l’extrême gauche. — Tous ! tous !
M. le président. — Oh ! messieurs, vous ne m’intimiderez pas, vous le savez bien. (Applaudissements.)
M. Zévaès. — Ce n’est pas donner le signal du tumulte que d’exprimer ses sentiments, et je continuerai.
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre.
M. le président du conseil. — Mettre fin à des agitations dirigées sous des dehors faciles à percer, contre le régime que le suffrage universel a consacré et qu’il saura maintenir… (Très bien ! très bien ! à gauche.)
M. Pourquery de Boisserin. — Malgré vous, probablement !
M. le président du conseil. — …exiger, dans tous les services, un concours fidèle (Applaudissements à gauche), le courage des responsabilités (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs), telle doit être la première préoccupation du Gouvernement qui se présente devant vous.
Il ne dépendra pas de lui que la justice n’accomplisse son œuvre dans la plénitude de son indépendance. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs au centre.)
M. Lasies. — Gros malin ! (Rires à droite.)
M. le président. — Monsieur Lasies, je vous rappelle à l’ordre.
M. Lasies. — Vous êtes sévère ! (Nouveaux rires.)
À gauche. — Mais juste.
M. le président du conseil. — Il est résolu à faire respecter tous ses arrêts. (Applaudissements à gauche.)
Il ne sait pas distinguer entre ceux qui ont la redoutable mission de juger les hommes et, si le vœu du pays est avant tout écouté, c’est dans le silence et le respect que se prépareront ses décisions. (Nouveaux applaudissements à gauche.)
Au premier rang des intérêts les plus étroitement liés à la conservation et à la dignité d’une nation, nous plaçons ceux de l’armée, que la IIIe République a reconstituée sur des bases si fortes et si larges qu’elle est à la fois l’expression même, la sécurité et l’orgueil de la France. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs.)
Nous pensons avec ses chefs les plus illustres et ses guides les plus sûrs que l’inviolable attachement à la discipline est la première et l’essentielle garantie de sa propre grandeur. (Applaudissements à gauche.)
À droite. — Vive Galliffet ! (Bruit.)
M. le président. — Si vous croyez que ces interruptions ajoutent à la force de vos idées, vous vous trompez singulièrement !
M. Cuneo d’Ornano. — Avez-vous jamais vu qu’on ait fait ici quelque chose qui ait ajouté à la force des idées ?
M. le président du conseil. — Nous entendons la défendre avec la même énergie et contre les attaques dont elle serait l’objet et contre les sollicitations qui sont la plus imméritée des injures. (Applaudissements à gauche.)
Nous souhaitons avant tout, et comme tous ceux qui font de l’unité morale de la France la condition même du rôle civilisateur qui lui est assigné, que l’apaisement se fasse. (Exclamations à droite. — Mouvements divers.)
M. le président. — Vous interrompez à chaque instant, messieurs. Êtes-vous si peu maîtres de vous-mêmes ? (Très bien ! très bien !)
M. le président du conseil. — Il se produira promptement si chacun, renonçant à se faire soi-même justice, à préparer ou à dicter des sentences, s’incline devant la loi. (Applaudissements à gauche.)
Pour accomplir l’œuvre qui nous est dévolue, et pour arrêter toutes les mesures qu’elle comporte, nous avons besoin du concours du Parlement et de toute sa confiance. (Interruptions à droite.)
M. Pierre Richard. — Vous tremblez !
M. le président. — Je vous rappelle à l’ordre.
M. Dauzon. — Il n’y en a pas un de vous qui aurait le courage de faire ce que fait M. Waldeck-Rousseau en ce moment.
M. le président. — Vous ne pouvez pas interpeller directement vos collègues: je vous invite au silence.
M. Dauzon. — Je dis qu’il est indigne de dire que M. Waldeck-Rousseau a peur.
M. le président. Je vous rappelle à l’ordre, puisque vous insistez.
M. Charles Bos. — Vous ne rappelez pas à l’ordre les membres de la droite ni du centre.
M. le président. — Je réprime les interruptions partout où elles se produisent. Pour paraître impartial à vos yeux, en ce moment, il faudrait être partial.
M. le président du conseil. — Il nous jugera sur nos actes, non sur des promesses.
C’est le mandat le plus large que nous sollicitons, c’est notre responsabilité la plus entière que nous engageons devant vous.
Nous vous demandons de faire trêve aux discussions irritantes qui servent mal les intérêts du pays et de voter à bref délai les lois nécessaires au bon fonctionnement des services publics. (Exclamations ironiques et interruptions sur divers bancs à droite et au centre.)
M. Pourquery de Boisserin. — Pour pouvoir nous mettre à la porte le plus tôt possible.
M. le président du conseil. — Si nos efforts ne sont pas stériles, la République reprendra bientôt son œuvre de progrès économique et social et nous croirons avoir rempli notre devoir si nous avons de nouveau ouvert la voie…
Au centre. — Au collectivisme !
À l’extrême gauche. — Cela vaudrait mieux qu’à la réaction !
M. le président du conseil. — …à une politique faite, à l’exclusion de tout ce qui a divisé les républicains, de tout ce qui peut les unir. (Vifs applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche. – Bruit.)
Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambres des députés. « Séance du lundi 26 juin », 27 juin 1899, pp. 1671-1672.
L’éditorial d’Henri Rochefort dans L’Intransigeant
La séance de la Chambre est ouverte le 26 juin à deux heures de l’après-midi. Paru dans l’édition du 27 juin 1899, l’éditorial est écrit la veille, avant la déclaration ministérielle. La même édition reproduit, sur quatre colonnes à la une, Le Triomphe de l’ordre d’Ernest Pichio (1875), refusé au Salon de 1875. Journaliste d’opposition sous le Second Empire, membre du gouvernement de la Défense nationale, socialiste dans les années 1880, Rochefort rallie le boulangisme avant de passer au nationalisme et à l’antidreyfusisme. Après sa mort (1er juillet 1913), L’Aurore écrit : « Il lui fallait une tête de Turc pour exercer sa verve ; de sorte qu’il fut l’adversaire de tous les régimes sous lesquels il vécut, de l’Empire au profit de la République tant que l’Empire vécut ; des gouvernements républicains ensuite au profit de la réaction boulangiste et nationaliste. »
LE SAUVEUR DE LA REPUBLIQUE
Nous allons dans quelques heures savoir si, le lundi 26 juin 1899, les élus du suffrage universel se sont décidés à confier la plus effrayante des dictatures au rufian de la Semaine sanglante, à l’avocat véreux des plus effrontés panamistes et au socialisateur Millerand, qui se prépare à socialiser les cadavres des trente-cinq mille fusillés de Mai.
Je vais mettre les dreyfusards tout à fait à leur aise. Admettons, comme ils le prétendent, que la République soit en danger parce que trente-neuf millions de Français contre cinq cent mille refusent de croire à l’innocence du condamné de 1894 : l’entrée de Galliffet dans le ministère, de liquidation, qui sera vite liquidé, j’espère, n’en est que plus incompréhensible. En effet, pour sauver une République, il a toujours paru indispensable de s’adresser à des républicains. C’est la première fois qu’il est venu à un chef d’État l’idée absolument folle de pousser ce cri de guerre : « La République est en péril : à moi, les impérialistes ! » Galliffet n’est pas seulement un égorgeur de femmes et d’enfants : c’est un bonapartiste avéré et militant, qui, après 1870, est allé trouver Napoléon III à Wilhelmshœhe pour l’assurer de son dévouement absolu et de celui de ses régiments, au cas où ce monarque en exil aurait nourri le projet d’un nouveau débarquement à Boulogne.
La seule récompense que réclamât Galliffet, eu échange de ce signalé service, consistait en ceci : sa nomination de général antidatée, qu’il aurait pu ainsi exhiber devant ceux qui l’accusaient de s’être adjugé à lui-même son nouveau grade, après s’être indûment coiffé du képi du général Margueritte. Je dois ajouter que Bonaparte refusa d’acquiescer à ce marché et que le solliciteur revint d’Allemagne colonel comme devant. Mais que pensez-vous des garanties que l’arrivée d’un pareil chenapan au ministère de la guerre apporte à la défense de la République ? Autant remettre au chef de la Bande des Dévaliseurs de villas les clefs des coffres de la Banque de France.
La République n’était pas en péril : elle y est depuis que Loubet d’Armenonville l’a remise à l’exécuteur des hautes œuvres de Badinguet. Millerand crie à la conspiration, et c’est un conspirateur qu’il va chercher pour déjouer le complot !
Ce que ni Thiers, ni Mac-Mahon, ni l’Assemblée cléricale et royaliste de Versailles n’ont jamais osé risquer : faire entrer un Galliffet dans le conseil du gouvernement, le président des dreyfusards panamistes installé à l’Élysée a pris sur lui de le tenter. Faut-il que ce chef d’État soit à la merci du Syndicat de Trahison pour se laisser ainsi faire prisonnier par les Reinach et les Zadoc-Kahn ! Quel secret terrible existe-t-il donc entre lui et ces juifs ?
Quant au républicain rouge Millerand, qui n’a plus de rouge que le sabre ensanglanté de son nouveau complice, comment amalgamera-t-il ses inquiétudes républicaines, avec ses sympathies pour le soudard qui, à Dijon, a passé la corde au cou de la statue de la République, afin de la renverser plus facilement ? La conjuration militaire dont on nous turlupine depuis des mois, elle est à cette heure installée sur le banc des ministres et elle a pour but de livrer à l’étranger la France en même temps que la République.
Les premiers actes des conjurés indiquent plus, que suffisamment d’ailleurs leur plan de désorganisation des forces nationales. C’est contre les généraux qui en ont le commandement que se concentrent tous les efforts de l’ennemi. Galliffet, qui dictait au crapoussin Reinach des articles de dénonciation contre les généraux capables de porter ombrage à ce voleur d’épaulettes, est trop heureux d’exercer aujourd’hui sur eux ses vengeances de raté qui a conquis ses grades dans les escaliers, des Tuileries.
On sait que Thiers, pourtant peu tendre de sa nature, a qualifié le mouvement du Dix-Huit Mars d’ »explosion du patriotisme exaspéré ». On sait aussi par quels procédés d’anthropophage en délire Galliffet a réprimé cette exaspération du patriotisme. Et c’est ce sauvage qui détient maintenant les destinées de la patrie ! On va les lui arracher cette après-midi même, je me plais à le croire
J’ai, je ne puis guère le cacher, une fichue opinion de l’énergie et de la probité de la majorité actuelle. Je me refuse pourtant à admettre qu’elle n’envoie pas, à peu près sans débat, ce ministère de sac et de corde — de sac surtout — rouler de son banc sur le parquet de la salle des séances.
Galliffet ne discutait pas avec les prisonniers de tout âge et de tout sexe, qu’il faisait éventrer à coups de baïonnette. Il ne reste aux républicains de la Chambre qu’à lui appliquer la peine du talion, c’est-à-dire à l’exécuter sommairement.
Henri Rochefort, « Le sauveur de la République », L’Intransigeant, 27 juin 1899.
L’éditorial de Clemenceau dans L’Aurore
Selon L’Aurore et Clemenceau, la majorité est de 26 voix (263 contre 237). Selon le Journal officiel du 27 juin, la majorité est de 25 voix (262 contre 237). Selon Bertrand Joly — Histoire politique de l’affaire Dreyfus —, après recomptage, la majorité est de 24 voix (262 contre 238). Dans ses annexes au procès verbal de la séance, le Journal officiel indique en outre : « Bénézech, porté comme ayant voté “pour” dans le scrutin ci-dessus, déclare avoir eu l’intention de “s’abstenir”. » La majorité serait alors de 23 voix.
VAINQUEURS !
Le ministère a une majorité de vingt-six voix. J’aurais souhaité, pour l’honneur du parti républicain, qu’elle fût plus considérable. Telle que les événements nous la donnent, elle peut, doit suffire. Les ennemis de la République s’en seraient contentés.
Oui. Les ennemis de la République, car, de quelque nom qu’il leur plaise de se parer, les vaincus du scrutin d’hier ne pouvaient aboutir, s’ils nous avaient arraché la victoire, qu’à l’effondrement de la République dans l’anarchie prétorienne exploitée par la Compagnie de Jésus. Je sais bien qu’il se fut trouvé d’hypocrites farceurs pour jurer qu’ils ne l’avaient pas fait exprès. Quelle surprise pour eux d’être débordés par les troupes de l’Église et de la monarchie dont ils se sont faits les auxiliaires, en attendant que le succès les réduisit à l’état de prisonniers ! Nous ne verrons pas ce spectacle, puisque nous demeurons maîtres du champ de bataille. Que les faux républicains nous sachent gré de leur avoir épargné l’ultime déshonneur qui eût été, pour eux, le fruit de la victoire !
Nous avons l’avantage de 26 voix. C’est assez pour maintenir la République, sauver l’ordre et la loi des révoltes imminentes. Cette majorité est bonne, car elle est toute républicaine, contre une bigarrure jésuitico-militariste, diversement déguisée. Tous républicains, les 263. Pas un trembleur. Pas un lâche. Beaucoup ont fait au salut de la République un cruel sacrifice. Ils ont su refouler jusqu’au plus profond d’eux-mêmes les plus affreux souvenirs. En vain retentissaient des appels de désertion, d’abstention. Ils n’ont rien voulu entendre. Ils ont pensé que, si les pères avaient donné leur vie, les fils peuvent faire le sacrifice, plus difficile peut-être, de leur vengeance, et ils ont marché au canon, comme des braves.
Il était temps, car si j’en crois ceux qui ont contemplé la bataille, jamais mêlée ne fut plus effroyable à voir. On nous fait des tableaux de guerre où des hommes faits pour s’aider, pour s’aimer, se tuent, trop souvent sans même savoir pourquoi. Quel peintre nous rendra l’implacable choc des idées ennemies, où dans l’indescriptible tumulte des haines, les outrages, les mensonges, les lâchetés en fureur font plus de mal que la mitraille ou le fer, qui, après tout, ne déchirent et ne torturent que les corps !
M. Waldeck-Rousseau, absent de la Chambre depuis quelques années, a paru surpris d’entendre des hurlements d’hyènes là où s’échangeaient jadis, de part et d’autre, des arguments de raison. Ce n’est pas amoindrir le chef du cabinet que de dire qu’il est un esprit, plutôt qu’un tempérament. Plus près de Cicéron que de Démosthènes. Si on l’eût écouté, il eût abondamment fourni aux hommes capables de réflexion tous les éléments de décision que comportait la gravité des circonstances. Mais le dompteur, dans la cage des fauves, n’argumente pas. Il oppose aux rugissements de férocité le commandement supérieur de la voix humaine, exprimant la domination de l’esprit par un son qui impose la maîtrise de l’énergie. Cela n’est pas en M. Waldeck-Rousseau, qui, pour nos raisonnements de pensée pure et de langue impeccable, a besoin de raisonneurs.
Il lui faut pour adversaires des hommes, et non pas des bêtes sauvages. Frémissant d’impuissante colère, il est resté tranquille sous la tempête d’injures, et s’il n’a pas pu dire tout ce qu’il aurait voulu dire, au moins a-t-il pu, par paroles ou par gestes, indiquer qu’il avait fallu, pour le décider à affronter la douloureuse épreuve de ce jour, un haut sentiment du devoir. Il a pu prononcer ce mot, et la force en était grande, parce qu’il ne représentait rien, en cette heure solennelle pour la France, qu’une sincérité d’âme en action.
Qu’est-ce donc qui a pu l’amener là, cet homme qui a d’autant plus de mérite à se jeter dans la bataille que son caractère ne l’y poussait pas, et que toutes les considérations personnelles l’invitaient au développement paisible de sa vie ? Quoi ? Sinon le sentiment que quelque chose au-dessus de lui avait besoin de lui pour une œuvre supérieure. Tel le prince légendaire de Danemark, fait pour méditer, pour raisonner, pour vivre dans les yeux d’Ophélie. Quelque chose l’appelle aussi, celui-là, à quoi la destinée le somme d’obéir, et l’épée à la main il se rue dans l’action, en dépit de lui-même. Il tue. Il est tué, et Fortinbras arrive pour prendre possession du royaume, que nul ne défend désormais.
L’action par un homme de méditation, voilà, ce qui caractérise l’œuvre gouvernementale dont nous sommes les solides soutiens. L’action imposée par une fatalité qui ne choisit ni les hommes ni les heures, mais les rend tels que les lui donne le destin. L’action, non pour tuer, cette fois — c’est trop simple — l’action pour protéger, pour sauver, pour faire vivre les hommes dans l’ordre, dans la paix de justice et de liberté. Il faut prévenir Fortinbras, il faut lui barricader les chemins, préserver la patrie de ses entreprises de sang. La patrie appelle. Debout qui l’entend ! Brisson, Viviani, ont entendu. D’autres n’ont pas répondu, que j’attendais.
Oui, je le reconnais, Waldeck-Rousseau a pu se tromper dans la composition de son ministère. Il s’est trompé. Je le crois. Il n’a pas fait entrer dans son calcul des sentiments qui lui sont étrangers. C’est une faute. Mais qui donc ne se trompe pas ? Ceux-là seuls qui critiquent toujours et n’agissent jamais. Ah ceux- là se ménagent de belles attitudes, toujours, Mais vraiment ce n’était pas l’heure. Il y avait une tache de sang au drapeau. Ils n’ont vu que la tache. Moi, je n’ai vu que le drapeau.
Brisson de même. Brisson, le vieux chef républicain pour qui je fus cruel, à mon cœur défendant, quand il fléchissait, en un péril extrême, et derrière qui, aujourd’hui, j’ai joie et honneur à marcher. La maladie l’étreint, mais ne l’abat pas. Pendant que Bourgeois s’enfuyait honteusement vers La Haye, laissant ses troupes en péril, Brisson accourait, brisé, mais non dompté par un demi-siècle de luttes pour la justice républicaine. Il s’est présenté pour revendiquer sa part de bataille, sa part de défaite ou de victoire, suivant que la République devait, sous les coups de l’éternel ennemi, succomber ou vaincre, dans cette journée décisive.
« Je ne suis pas de ceux qui s’abstiennent », telle fut sa première parole de bon combattant. « Oubliez, oubliez le passé de mort et regardez l’avenir qui est la vie. Dédaignez, ignorez les hommes, qui ne sont rien, et marchez au secours de l’Idée. » Voilà ce qu’il cria, le républicain inflexible à qui les déboires ne furent pas épargnés, et sa voix et son geste dominant le tumulte du combat, les républicains comprirent qu’il n’y avait qu’un devoir dans la mêlée ; se rallier au drapeau et le défendre, même avec le secours de celui qui fut l’ennemi. Après tout, quel plus bel hommage à l’idée que l’aide même de l’ancien adversaire, au moment du péril ? Constantin, souillé de sang chrétien, fit le triomphe de la croix.
Par Brisson, tout le vieux parti républicain fut gagné. Tous ceux qui ont donné quelque chose d’eux-mêmes à la République, et qui sachant la douleur des défaites, ne veulent rien risquer des libertés conquises, prirent rang derrière le gouvernement républicain qui réclamait leur secours. Et avec Viviani, dont le beau courage doit être honoré, la jeune démocratie socialiste vint réclamer sa place de combat. Les pères ont donné l’instrument politique d’émancipation. Les fils, sur la dure enclume du temps, forgeront la justice sociale, s’ils peuvent. Jamais je ne leur refuserai mon concours. Pour avoir le droit d’invoquer l’appui du parti républicain tout entier, il fallait qu’ils se fussent montrés d’abord dans la bataille républicaine. Ils ont rempli ce devoir. Les républicains de toutes nuances n’ont pas le droit de l’oublier.
Tous les braves ont fait leur devoir. Que les autres se comptent, et expliquent comme ils pourront ce que j’appelle, moi, une désertion devant l’ennemi. Méline, caché derrière ses jésuites de toute dénomination, poussait lâchement contre la République les bataillons de la monarchie. Il promettait, paraît-il, un ministère Ribot pour les complicités de l’avenir. Je suis sûr que ce n’est pas la faute de M. Sarrien si son nom s’y trouvait mêlé. On avait la complicité de Deschanel. Belle affaire. Deschanel est plus prompt que Ribot lui-même à reculons. Quant à la troupe menteuse qui ne veut que « des républicains éprouvés » pour compagnons, et qui, cette phrase à peine prononcée, mêla ses votes à ceux des pires ennemis de la République, victorieuse, qu’aurait-elle fait que d’achever la France ? Qu’attendre do cette bande mêlée que rien ne lie, sinon la servitude sous Loyola ?
Avec ces jésuites masqués, c’était le désastre irréparable, la banqueroute de la Révolution française, la fin de nos grands siècles de pensée. Ils sont vaincus, et voilà qu’ils n’ont pas même la pudeur de leur ignominie. Il a fallu qu’un d’eux, après la bataille perdue, vint offrir au vainqueur son répugnant concours. Le gouvernement a fait la seule réponse qui convint. Le ministre des Finances a déposé le premier projet de loi concernant le budget. Et Millerand, ministre du commerce, a réclamé le vote de la loi sur les accidents du travail, en invitant la Chambre à siéger aujourd’hui même.
Aux clameurs de démence, le gouvernement répondait par ce noble mot : Travaillons. C’est là que nous attendons les « républicains » éprouvés du Gesù et de la monarchie. Le ministère a fait son devoir : nous, le nôtre. Au lieu de nous attarder aux félicitations de victoire, poursuivons l’œuvre commencée. Chaque jour tourne sa page. Mais sur chaque feuillet je lis le mot éternel : Justice égale pour tous.
Georges Clemenceau, « Vainqueurs », L’Aurore, 27 juin 1899.
Un dessin de Léandre dans Le Rire (8 juillet 1899)
MARIAGE DE RAISON
« WALDECK-ROUSSEAU. — Au nom de la loi, je vous unis ; puissiez-vous, brillant Galliffet, conquérir le cœur du pudique Millerand. »
Dessin de C. Léandre.
Un dessin de Jeanniot dans Le Rire (6 juillet 1907)
LA LEÇON D’ANATOMIE (d’après Rembrandt)
Autour de Waldeck-Rousseau, qui fut l’initiateur de l’anarchie actuelle, voici, penchés sur la République bâillonnée et dépecée, Combes, Brisson, Pelletan, Rouvier, Ribot, Clemenceau, Jaurès, Reinach, Briand, Guyot-Dessaigne, Viviani, morticoles palementaires qui, sur ce corps inanimé, se livrent à leur stériles recherches : pour eux, la République est un « sujet », la France un champ d’expériences.
Dessin de Jeanniot.
« La Leçon d’anatomie (d’après Rembrandt) », Le Rire, 6 juillet 1907.