Le discours est publié par Albert Chabrier, « ancien professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand », dans un recueil intitulé Les orateurs politiques de la France des origines à 1830 (1905). Il est reproduit avec les annotations de l’auteur.
Discours d’Isnard devant l’Assemblée législative
L’Assemblée législative se réunit le 30 septembre 1791.
Deux graves questions occupèrent ses premières discussions : la question des prêtres non assermentés et celle des émigrés.
Le député Isnard [note 1] avait, dans la première discussion, parlé avec conviction et violence ; le 29 novembre il prononça, à propos des émigrés et de la politique extérieure, le discours suivant, qui excita dans l’Assemblée le plus vif et le plus bruyant enthousiasme. [Note de l’auteur.]
Messieurs, l’intérêt, la dignité de la nation exigent que nous adoptions les mesures proposées par M. Daverhoult et amendées par le rapporteur du comité diplomatique. Le véritable intérêt national est de raffermir enfin la constitution sur sa base, de faire cesser l’état d’inquiétude, d’indécision, de dépense, de discrédit qui mine la France, et rend tous les citoyens malheureux ; enfin, de ramener bientôt la tranquillité publique, non pas cette tranquillité éphémère et factice qui n’est dans le drame de la Révolution que le repos de l’entr’acte, mais cette tranquillité solide et durable qui ne commence jamais que là où finissent les événements.
Or tout cela ne peut s’obtenir qu’en combattant au plus tôt les ennemis qui nous tourmentent. Quand même les émigrés ne songeraient pas à nous attaquer, il suffit qu’ils soient rassemblés d’une manière hostile, et que ce rassemblement nous retienne dans l’état que j’ai dépeint, pour qu’il nous importe de les dissiper par les armes, et de marcher au dénouement : le projet de décret qui vous est proposé tend à le hâter ; il est donc utile sous ce rapport.
Ce n’est pas assez que d’en venir aux prises avec l’ennemi : il faut que toutes nos démarches tendent à assurer nos succès, et le projet de décret de M. Daverhoult se rapporte encore à ce but.
En effet, puisqu’il est démontré qu’il nous faut combattre, n’est-il pas de notre intérêt, quels que soient nos ennemis, quelles que soient leurs alliances secrètes, d’entrer dans la lice avec une fierté courageuse ? Tout combattant qui montre de la crainte rehausse le courage de son adversaire et s’avoue presque vaincu ; mais celui qui le provoque avec fermeté en impose à l’ennemi, et la victoire, compagne du courage, se plaît à le favoriser.
M. Daverhoult nous propose d’inviter le roi à parler avec autorité à tous les petits princes d’outre-Rhin chez qui se forme le rassemblement des émigrés. L’intérêt national commande cette mesure, parce que de deux choses l’une : ou les émigrés ne sont soutenus que par les princes qui leur donnent asile, ou bien d’autres puissances du premier ordre sont décidées à nous faire la guerre : dans le premier cas, le parti que nous avons à combattre est si faible qu’il convient d’exiger impérativement la dispersion des émigrés ; dans le second cas, la mesure proposée est encore convenable, parce que la fermeté de nos résolutions contribuera à nous faire bientôt connaître toutes les puissances que nous aurons à combattre, ce qui sera plus avantageux que de les laisser paisiblement exécuter le plan qu’elles méditent et faire jouer leur mine dans le moment fatal marqué par leur politique…
Et qu’on ne me dise pas qu’en réclamant avec fermeté des princes étrangers ce qu’exige le droit des gens, nous pouvons par cette conduite, indisposer tout le corps germanique et provoquer l’agression des puissances supérieures ! Non, Messieurs ; ce que nous demandons étant juste ne changera rien aux résolutions des autres gouvernements ; ces résolutions sont indépendantes du décret que vous allez porter ; c’est l’intérêt et la politique qui les ont inspirées, parce que ce sont ces ressorts qui font tout mouvoir dans les cours. Tout prince qui sera persuadé qu’il lui convient de vous faire la guerre vous la fera ; les prétextes ne manquent jamais aux rois qui veulent combattre : notre Révolution leur en fournirait mille. Notre démarche loin de faire déclarer les grandes puissances contre nous, sera propre à les déterminer à la neutralité ; et peut-être telle qui médite de nous combattre parce qu’elle croit que nous ne pouvons pas nous défendre, fera des réflexions nouvelles lorsqu’elle verra que nous osons attaquer. C’est ainsi que, sous tous les rapports, la mesure proposée me paraît utile ; mais, si elle est conseillée par l’intérêt public, elle est commandée par ce que nous devons à la dignité de la nation.
Le Français est devenu le peuple le plus marquant de l’univers ; il faut que sa conduite réponde à sa nouvelle destinée. Esclave, il fut intrépide et grand ; libre, serait-il faible et timide ? Sous Louis XIV, le plus fier des despotes, il lutta avec avantage contre une partie de l’Europe ; aujourd’hui, que ses bras sont déchaînés, craindrait-il l’Europe entière ? (Applaudissements réitérés.) Traiter tous les peuples en frères, respecter leur repos, mais exiger d’eux les mêmes égards ; ne faire aucune insulte, mais n’en souffrir et n’en pardonner aucune ; ne tirer le glaive qu’à la voix de la justice, mais ne le renfermer qu’au chant de la victoire ; renoncer à toute conquête, mais vaincre quiconque voudrait le conquérir ; fidèle dans ses engagements, mais forçant les autres à remplir les leurs; généreux, magnanime dans toutes ses actions, mais terrible dans ses justes vengeances; enfin toujours prêt à combattre, à mourir, à disparaître même tout entier du globe plutôt que de se laisser remettre aux fers ; voilà, je crois, quel doit être le caractère du Français devenu libre ! Ce peuple se couvrirait d’une honte ineffaçable si son premier pas dans la brillante carrière que je vois s’ouvrir devant lui était marqué par la lâcheté : je voudrais que ce pas fût tel, qu’il étonnât les nations, leur donnât la plus sublime idée de l’énergie de notre caractère, leur imprimât un long souvenir, consolidât à jamais la Révolution, et fit époque dans l’histoire ! Et ne croyez pas, Messieurs, que notre position du moment s’oppose à ce que la France puisse, au besoin, frapper les plus grands coups ! « On se trompe, dit Montesquieu, si l’on croit qu’un peuple qui est en état de révolution pour la liberté est disposé à être conquis ; il est prêt au contraire à conquérir les autres. » Et cela est très vrai, parce que l’étendard de la liberté est celui de la victoire, et que les temps de révolution sont ceux de l’oubli des affaires domestiques en faveur de la chose publique, du sacrifice des fortunes, des dévouements généreux, de l’amour de la patrie, de l’enthousiasme guerrier ! Ne craignez donc pas, Messieurs, que l’énergie du peuple ne réponde point à la vôtre ; craignez au contraire qu’il ne se plaigne que vos décrets ne correspondent pas à tout son courage.
Si la guerre dont on nous menace n’était relative qu’à des intérêts pécuniaires, nous pourrions alors attendre les événements et faire de très grands sacrifices pour épargner le sang des citoyens ; mais dans la circonstance actuelle toute idée de capitulation serait un crime de lèse-patrie ! Qui sont en effet les adversaires qui nous menacent ? Ce sont les ennemis de notre Constitution sacrée. Que prétendent-ils ? Ils veulent, par la faim, le fer et le feu, nous ravir la liberté, augmenter la prérogative royale, ressusciter les parlements et ramener la noblesse. Quoi! nous ravir la liberté, cet héritage céleste, plus précieux que la vie !… Augmenter la prérogative du roi ! Et que voudraient-ils donc y ajouter ? Augmenter le pouvoir du roi, d’un homme dont la volonté peut paralyser celle de toute la nation, d’un homme qui reçoit trente millions tandis que des milliers d’autres citoyens meurent dans la détresse !… (Vifs applaudissements des tribunes ; murmures dans l’Assemblée.) Quoi ! ressusciter les parlements, ces corps orgueilleux, sanguinaires, qui achetaient le droit de vendre la justice !… Ramener la noblesse ! Ce seul mot doit indigner tout homme qui apprécie la dignité de son être. Ramener la noblesse ! Ah ! plutôt s’ensevelir mille fois sous les décombres de cette enceinte ! Mais non ; dussent tous les nobles de la terre nous assaillir, ce temple ne s’écroulera pas ; du haut de cette tribune nous électriserons tous les Français ; les plus froids s’embraseront des flammes de notre patriotisme ; tous, versant d’une main leur or et tenant le fer de l’autre, combattront cette race orgueilleuse, et la forceront d’endurer le supplice de l’égalité !… L’égalité et la liberté sont devenues au Français aussi nécessaires que l’air qu’il respire ; souffririez-vous, Messieurs, que quelque puissance au monde les lui ravît ? Non, nous ne tromperons pas ainsi la confiance du peuple ! Élevons-nous dans cette circonstance à toute la hauteur de notre mission ; parlons à nos ministres, à notre roi, à l’Europe, le langage qui convient aux représentants de la France ! Disons aux ministres que jusqu’ici la nation n’est pas très satisfaite de leur conduite ; que désormais ils n’ont qu’à choisir entre la reconnaissance publique ou la vengeance des lois ; que ce n’est pas en vain qu’ils oseraient se jouer d’un grand peuple, et que par le mot responsabilité nous entendons la mort ! Disons au roi qu’il est de son intérêt, de son très grand intérêt de défendre de bonne foi la Constitution ; que sa couronne tient à la conservation de ce palladium ! Disons-lui qu’il n’oublie jamais que ce n’est que par le peuple et pour le peuple qu’il est roi, que la nation est son souverain, et qu’il est sujet de la loi. Disons à l’Europe que les Français voudraient la paix ; mais que, si on les force de tirer l’épée, ils en jetteront le fourreau bien loin, et n’iront le chercher que couronnés du laurier de la victoire, et que, quand même ils seraient vaincus, leurs ennemis ne jouiraient pas du triomphe, parce qu’ils ne régneraient que sur des cadavres ! Disons à l’Europe que nous respecterons toutes les constitutions des divers empires ; mais que si les cabinets des cours étrangères tentent de susciter une guerre des rois contre la France, nous leur susciterons une guerre des peuples contre les rois ! Disons-lui que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, armés du glaive de la raison, de l’éloquence, pourraient seuls, si on les irrite, changer la face du monde, et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes ! Enfin disons-lui que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes… (Les applaudissements ne discontinuent pas ; l’Assemblée est dans une grande agitation.) Je demande du silence ; n’applaudissez pas, Messieurs, n’applaudissez pas ; respectez mon enthousiasme ; c’est celui de la liberté ! Disons-lui que les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes ressemblent aux coups que deux amis, excités par un instigateur perfide, se portent dans l’obscurité ; le jour vient-il à paraître, ils jettent leurs armes, s’embrassent, et se vengent de celui qui les trompait ! De même si, au moment que les armées ennemies lutteront avec les nôtres, le jour de la philosophie frappe leurs yeux, les peuples s’embrasseront à la face des tyrans détrônés, de la terre consolée et du ciel satisfait ! (La salle retentit d’applaudissements.) Je conclus par demander que l’Assemblée adopte à l’unanimité (on rit) le projet de décret proposé : je dis à l’unanimité parce que ce n’est que par cet accord parfait des représentants de la nation que nous parviendrons à inspirer aux Français une entière confiance, à les réunir tous dans un même esprit, à en imposer sérieusement à tous nos ennemis, et à prouver que, lorsque la patrie est en danger, il n’existe qu’une volonté dans l’Assemblée nationale [note 2].
Note 1
1. Isnard (Maximin), né vers 1755 à Grasse, député du Var à l’Assemblée législative et à la Convention, siégea avec les Girondins, dont il exagéra les principes, et qu’il compromit souvent par les excès de son éloquence méridionale. Il échappa à la proscription de son parti et se retira à Grasse, où il mourut en 1830. (Voir Lamartine, Histoire des Girondins. — Thiers, Révolution française, etc.)
Note 2
1. Ce discours eut un succès extraordinaire. Interrompu par les plus vifs applaudissements, il excita le plus grand enthousiasme. Sans doute notre goût y réprouve de l’exubérance et de la déclamation, des éclats fanfarons mêlés à une sentimentalité surannée ; mais qu’on tienne compte des circonstances, de l’irritation causée par les menées des émigrés, du tempérament de l’orateur, de sa passion pour la liberté, de sa conviction, et l’on comprendra que cette parole ardente et forcenée, mais sincère, répondît aux sentiments du public et de l’Assemblée. Ne sourions pas de ce qu’il y a d’excessif dans un langage qui, en somme, traduit fidèlement l’exaltation du patriotisme. Enfin, les défauts mêmes de ce discours nous serviront à apprécier les beautés éternelles de l’éloquence vraie, simple, grande, celle qui ne craint rien du temps et des changements.
Albert Chabrier, Les orateurs politiques de la France des origines à 1830. Choix de discours prononcés dans les assemblées politiques françaises, Paris, Hachette, 1905, pp. 282-287.
Le discours dans les Archives parlementaires
Carte de l’Europe en 1789
Franz Schrader et Louis Gallouédec, Atlas classique de géographie ancienne et moderne, Paris, Hachette, 1904, carte no 14.